28.4

5 minutes de lecture

***

Je rentrai chez moi dans un brouillard dépourvu de sens. Les jardins du quatrième étage, les couloirs, l’ascenseur que j’empruntai jusqu’au neuvième, tout cela passa autour de moi sans que je m’en rende compte. Tout était désert et glacial. Quand le premier chant d’oiseau retentit sur mon passage, il me parut si enjoué, si cruel que ce fut comme une pointe qui s’enfonçait dans mon cœur.

Devant mes yeux dansait la petite silhouette noire d’Auroq, qui semblait si fragile vue d’en haut. Cet instant où il avait retiré son kimono, l’avait abandonné au sol comme une flaque grise. Avant de reculer lentement vers la prairie, déjà un peu moins droit, un peu moins domestiqué. Un peu plus sauvage.

Avant de disparaître, il avait mis ses mains en porte-voix et j’avais entendu quelques mots faiblement portés par le vent.

Ne deviens pas une Dame !

– J’en suis une, avais-je murmuré. J’en suis une, Auroq. Je ne suis pas comme toi. Tu ne peux pas changer cela.

Puis il était parti.

Cette seconde-là ne cessait de tourner à l’intérieur de ma tête. Je cherchais désespérément un moyen d’inverser le cours du temps, de le ramener vers la Maison, de redescendre vers lui. De trouver quelque chose à dire, à faire, qui aurait pu le convaincre de rester.

Mais il n’y avait rien. Rien à faire, rien à dire. Auroq était parti. C’était tout.

Le neuvième étage dormait encore. Le plancher familier grinçait doucement sous mes pieds nus, comme pour me souhaiter la bienvenue. Je voulais juste rentrer chez moi, me blottir dans mon hamac, retrouver l’odeur d’Auroq qui y était encore. Je ne savais que dire à ma famille, comment justifier son absence, comment articuler ces quelques mots – Il est parti. Il ne reviendra pas. Je ne pouvais y penser.

J’avais les yeux secs ; c’était comme si tout s’était figé à l’intérieur de moi. Plus rien ne battait, ne coulait, ni ne fonctionnait.

Parvenue dans le quartier d’été, le couloir m’oppressa soudain et la seule idée de ce hamac vide me serra le cœur. Je fis brutalement demi-tour et sortis sur le balcon, avant de descendre les marches du jardin. Mes pieds perclus de douleurs refusèrent de s’arrêter. Ils me firent dépasser le ruisseau artificiel, traverser le petit pont de bois rouge qui surplombait l’étang aux poissons, longer la haie de lauriers roses, puis les allées des potagers. Je boitais bassement et tremblais de froid ; l’herbe humide se froissait sous mes pas. Je ne m'arrêtai qu’une fois parvenue tout au bout du jardin. Une unique rambarde me séparait du vide vertigineux. Je posai les mains sur le bois froid, caressai les grues et les hérons aux ailes déployées qui tenaient lieu de colonnes. Puis je m’usai les yeux sur la prairie, mais je ne vis rien. Pas de silhouette. Il n’était déjà plus là. Il s’était évanoui.

Les larmes forçaient dans ma gorge et au coin de mes paupières, comme de l’eau derrière une digue, mais elles ne coulaient pas.

Lorsque des pleurs étouffés se firent entendre, je crus un instant qu’ils provenaient de moi. Puis je tournai la tête. Sur ma gauche, à dix mètres, quelqu’un d’autre se tenait accoudé à la rambarde massive, un peu dissimulé dans l’ombre d’un magnolia. Je distinguai une Dame, très mince, très élégante, avec son Ours derrière elle – grand, fort et droit. Je les observai un moment. Je ne me souciais plus de rien. Peu m’importait d’être vue ainsi, vêtue d’un nagajuban trempé et souillé de boue, peu m’importait de ne plus suivre le protocole, de provoquer des rumeurs.

Quand la jeune Dame leva la tête et me regarda, ses oreilles m’interpelèrent. Elles étaient d’une petitesse inhabituelle ; leur forme triangulaire touchait à la perfection.

C’était Nasti.

Nous nous fixâmes longuement, puis elle s’essuya les yeux et, en choisissant de m’ignorer, fixa l’horizon. Sans vraiment le vouloir, je me dirigeai vers elle en claudiquant. Puis je m’accoudai moi aussi à la rambarde, à distance respectable.

– Je ne m’attendais pas à croiser qui que ce soit à cette heure-ci, dit-elle. Certainement pas toi, sale petit goret.

Ses mots ne me firent pas mal. Ils glissèrent sur moi comme de l’eau sur le plumage d’un oiseau, comme si plus rien ne pouvait m’atteindre ; la voix de Nasti elle-même s'avérait morne et vide, sans véritable méchanceté. Elle portait un nemaki aussi simple que mon propre habit, et des sandales boueuses à trois dents, inadaptées à son âge et son statut. Son port de tête était orgueilleux comme à l’habitude, mais je ne l’avais jamais vue avec ces yeux rouges, encore humides de larmes. Cela ne lui ressemblait guère. Quand elle frissonna, son Ours posa sur ses épaules un long manteau de brocart. Ce geste silencieux me fit ressentir plus fort le manque d’Auroq, comme une douleur stridente plantée dans mes poumons.

Sans un mot, nous regardâmes le soleil dépasser lentement de l’horizon, illuminer le ciel de son aura blanche et froide. Puis Nasti dit :

– Dans quelle caste entreras-tu ?

– La teinturerie, mentis-je.

Le silence retomba à nouveau.

– Et toi ? finis-je par demander.

– Quelle question stupide. (Ses mains serrèrent la rambarde.) Celle des juges, bien sûr. C’est ce que ma mère attend de moi.

– Fais-tu toujours ce que ta mère attend de toi ?

– Toujours. (Sa voix se durcit.) Une Dame ne fait pas ce qu’elle souhaite faire. Elle fait ce que sa famille attend d’elle, ce que la Maison attend d’elle. Mais c’est là une chose qui te dépasse. Puisque ta mère n’exige rien de toi et se contente de te laisser faire ce que bon te semble !

Je ne réagis pas. Rien de ce qu'elle disait ne parvenait à me toucher. Je dis simplement :

– Peut-être. En vérité, j’aurais voulu être messagère. Mais je ne peux pas, bien sûr.

Un léger rictus passa sur le visage de Nasti, mais même cette bribe d’expression semblait dépourvue de réelle émotion, comme si chez elle aussi, tout ce qui était vivant jadis s’était figé.

– J’aurais voulu être jardinière, dit-elle. Je ne veux pas être juge. Cela ne m’intéresse pas. Mais je suis issue d’une lignée de Grandes Dames. Je serais la honte de ma famille en choisissant de me salir les mains dans les potagers.

Une mésange vint se percher près d’elle, sur la rambarde. Elle la dévisagea de ses petits yeux vifs. Quand Nasti posa sa main à plat, paume vers le haut, son Ours y déposa une poignée de graines sans qu’elle ait eu besoin de dire un mot. C'était un domestique parfaitement éduqué, au visage aussi impassible que le marbre, mais je crus discerner un éclat mélancolique dans son regard posé sur Nasti. Celle-ci nourrit la mésange avec délicatesse ; puis un moineau et un rouge-gorge atterrirent à leur tour et se disputèrent ses faveurs. Alors elle forma trois petits tas, à équidistance sur la rambarde, et chacun trouva sa place.

– Est-ce pour cela que tu viens nourrir les oiseaux à cette heure indue ? demandai-je.

« Est-ce pour cela que tu viens pleurer ici, à l’heure où personne ne risque de t’apercevoir ? »

Elle tendit le doigt. La mésange vint s’y poser, ébouriffa ses plumes et fit claquer son bec. Nasti contempla longuement l’oiseau.

– Non. C’est parce que je n’aurai jamais d’enfant. Je suis stérile.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0