27.2

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Auroq craqua le premier. Il s’agenouilla et attrapa doucement ma cheville ; je pris sur moi pour rester stoïque.

– C'est enflé, ronchonna-t-il. Tu en as trop fait. Ce n'est pas raisonnable. Et tu veux monter au quatre-vingt-treizième, avec ça !

Il se mit à la masser doucement comme il le faisait depuis mes huit ans, à faire bouger l’articulation dans un sens puis dans l’autre. Ses mains fermes et calleuses firent courir des frissons sur ma jambe.

– J'aurai quelques douleurs demain, dis-je à mi-voix. Rien de bien grave.

En réalité, je pourrais à peine marcher tant la souffrance serait vive. Elle l'était déjà. Je devrais justifier cela en inventant une quelconque histoire de foulure, pour ne pas rendre ma mère suspicieuse. Auroq ne fut pas dupe :

– Et elle fait la bravache, en plus !

Il termina de me masser, puis déposa un baiser sur ma cheville. Ce petit geste me hérissa tout le corps. Auroq ne se releva pas tout de suite. Il me regarda en silence, par en-dessous ; un éclat brûlant et douloureux luisait dans ses yeux. Ce regard me troubla. Il y avait du désir là-dedans, et cela mettait en ébullition des parts de moi dont je n'avais qu'à peine conscience auparavant. J'attendis un moment puis, comme Auroq ne bougeait pas, je me penchai vers lui pour effleurer sa joue.

– Merci, murmurai-je.

Ses paupières se fermèrent. Il appuya sa tête contre ma paume et j'en eus le souffle coupé de le voir s'offrir ainsi, lui qui était toujours si implacable, si fier. Il se laissa faire quand je pris son visage entre mes mains, quand je caressai délicatement la ligne de sa mâchoire. Je connaissais si bien ce visage et le touchais si peu ! Il était doux et rude à la fois, à l'image d'Auroq tout entier.

L'instant d'après, il rouvrit des yeux étincelants. Nous nous fixâmes, nos regards verrouillés l'un à l'autre ; je sentis un changement s'opérer dans l'air, comme une brusque montée de température. Auroq se releva d'un coup. Quand il m'attira contre son torse, son odeur grisante submergea mes narines et je me retrouvai toute étourdie. Je sentais tout de lui, ses muscles tendus et la dureté de son organe mâle à travers le tissu du kimono, mais cela ne m'effrayait pas. Au contraire. Une envie trouble montait en moi à ce contact, comme une vague ardente. Auroq me caressa le ventre ; lorsqu'il enfouit son visage dans mon cou, je sentis son souffle haletant. Son corps devint plus dur contre le mien. Je me liquéfiai à l'intérieur.

– Cette odeur... gémit-il contre moi. Tu sens si bon...

Ses paumes glissèrent avidement sur mes hanches, puis explorèrent la cambrure de mes reins. Avant de descendre pour pétrir ce qui se trouvait plus bas... Sans que je ne l'aie anticipé, mon corps se cambra contre lui. Cela le fit grogner. À travers les brumes du plaisir, je le sentis vaguement mordiller mon cou.

L'ascenseur s’arrêta dans un chuintement bref. Je n'y prêtai guère attention, mais Auroq, lui, se figea d'un bloc. Lorsqu'il recula d'un pas, son expression horrifiée me heurta. Un vide froid et béant remplaça son étreinte.

– Je suis désolé. Je n’avais pas prévu de… Ce n’était pas… volontaire...

Il me tourna le dos. Ce geste me rappela notre affreuse nuit d'union, et soudain une très forte envie de pleurer me comprima la poitrine. Je m'obligeai à respirer, à tenter de comprendre. Je n’arrivais pas à y croire. « Ce n’était pas volontaire. » Comment une telle chose pouvait-elle être involontaire ? Pourquoi tant de chaleur maintenant, après ce froid glacial et ces limites qu'il s'évertuait à maintenir ? L'antiaphrodisiaque. C'était forcément cela, comme pour Dagnor et Maya. Je n'avais jamais été si déboussolée ; pourtant, une fièvre brûlante coulait dans mes veines à l'idée qu'il m'avait touchée ainsi.

– Pourquoi t'excuses-tu ? coassai-je d'une voix rauque.

– Je ne voulais pas te donner de faux espoirs.

J'eus le même mouvement de recul que s'il m'avait giflée. Sa franchise ne cesserait-elle donc jamais d'être douloureuse ?

– Je vais apprendre à me maîtriser, articula Auroq. (Il marqua une pause.) Depuis que je pense à Mamie Ecta toute nue, ça va déjà mieux.

Peut-être cherchait-il à me faire sourire, mais cela ne fonctionna pas. Le contrecoup était violent après un tel espoir, un tel plaisir. « Pourquoi ? » songeai-je désespérément. « Pourquoi nous infliges-tu cela ? »

– Pourquoi ? murmurai-je.

– Je ne veux pas, chuchota-t-il d'une étrange voix rauque. Je ne veux pas, c'est tout. Respecte ma volonté, Picta.

Je baissai la tête, attendis que ma respiration se calme enfin. Puis je me détournai en ravalant tous mes désirs.

– Bien, dis-je d'une voix à peine audible. Voyons si l'aube est belle, vue d'ici.

Quand je me mis en marche, il me suivit sans un mot.

Cet étage était subtilement différent de ceux que je connaissais. Les fresques, les bas-reliefs, et même les arches : les sculptrices d’ici n’avaient pas le même style que les nôtres. Dans les finitions des pattes de leurs écureuils, des plumes de leurs oiseaux, même dans le choix des plantes représentées, je distinguais de nombreuses différences. Tout semblait plus rond, plus voluptueux, plus tendre. Cet endroit me semblait familier et exotique à la fois.

Nous nous dirigeâmes vers les jardins suspendus, mais après plusieurs minutes de déambulation, nous finîmes par nous rendre compte que nous n’étions absolument pas au dernier étage. Une vieille plaque de bois indicative, fixée à l'entrée d'un autre ascenseur, annonçait « 91 ». Perplexes, nous restâmes plantés devant une bonne minute lorsque nous le découvrîmes.

– L’ascenseur s’est trompé ? chuchotai-je.

– L’ascenseur ne se trompe jamais, rétorqua Auroq. Les Ours d’en bas connaissent leur boulot.

Je commençais à en douter.

– Qui va là ?

Cette voix inconnue nous fit bondir. Saisis d'effroi, nous nous plaquâmes contre le mur comme deux idiots, mais il était trop tard pour passer inaperçus. Une Dame âgée nous faisait face, vêtue d'un nagajuban luxueux, brodé et matelassé qui tombait jusqu'au sol ; la flamme ténue du lustre y faisait danser des reflets soyeux. Un curieux bonnet de nuit couvrait ses oreilles.

– Qui va là ? répéta-t-elle plus fort.

Je m'empressai de répondre avant qu'elle ne réveille tout l'étage.

– Veuillez me pardonner, ma Dame... (Je m'inclinai deux fois, comme il était dû devant les anciennes.) Je m'excuse de vous déranger ainsi... mais... sommes-nous bien au quatre-vingt-treizième ?

C'était une conversation surréaliste à cette heure indue, mais la vieille Dame ne parut pas s'offusquer de ma question. L'air myope comme une taupe, elle plissa les yeux dans notre direction. Malgré ses chaussons fourrés et sa tenue de nuit, elle portait tant de colliers, de bracelets et de bagues que nous ne voyions guère d'elle que son visage.

– C’est le quatre-vingt-onze, ici, mes enfants. Que faites-vous là, et si tôt ? Il n'y a bien que moi, d'habitude, pour profiter du calme à cette heure-ci.

Son accent chantant rendait sa voix plus élégante que les nôtres, plus chaude. Elle ne cessait d’agiter un gigantesque éventail bordé de plumes, ce qui chassait vers nous l'odeur de myrrhe veloutée qui flottait autour d'elle. Cette fragrance était jugée vulgaire chez nous, mais très prisée en haut ; et de la même manière, l'on racontait que les Dames du haut critiquaient nos parfums de mélisse, de lavande et fleurs d'oranger. Je m'inclinai de nouveau :

– Le quatre-vingt-onze, ma Dame ? Comment cela ? Nous devrions nous trouver au quatre-vingt-treize.

Elle semblait très âgée ; avec un peu de chance, peut-être ne remarquerait-elle pas que j'avais omis de répondre à sa question.

– N'avez-vous pas vu les panneaux ? répliqua-t-elle. Le quatre-vingt-treize est condamné depuis bien longtemps ! Tout comme le quatre-vingt douze, d’ailleurs.

– Condamné ? répétai-je sans en croire mes oreilles. Pour quelle raison ? Que sont... Que sont devenues les familles qui y vivaient ?

– Elles ont déménagé plus bas, quelle question ! Voilà pourquoi nous devons nous serrer comme deux portées d'écureuil dans un nid prévu pour une seule ! Personne ne monte plus là-haut, hormis les menuisières. (Elle fronça les sourcils en nous contemplant de haut en bas.) Cet accent grossier… Vous venez des premiers étages, vous deux ? Il n'y a bien que celles d'en bas pour profiter encore de toute la place de leurs appartements. Vous ne savez pas votre chance ! Qu’êtes-vous venus faire ici, à une heure pareille ?

– Euh, bafouillai-je, nous avons besoin de… enfin, c'est à dire… Je voulais simplement...

Ma voix se tarit sans que j’aie trouvé la fin de ma phrase. Auroq me fit les gros yeux. La Dame se contenta de toussoter dans son éventail.

– Je vois, je vois... marmotta-t-elle. Il faut bien que jeunesse se passe... Une vieille Dame comme moi n'a rien à gagner à vous dénoncer, mais je vous conseille de déployer des trésors de discrétion. Le Conseil n’apprécierait guère ce genre d’entorse à la loi !

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