27.3

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Elle se détourna.

– Et toi, ma fille, vêts-toi d'une façon plus convenable ! A-t-on idée de porter un simple nagajuban en étant affublée de... de semblables mensurations ? Celles d'en bas n'ont-elles donc plus aucun respect pour la pudeur la plus élémentaire ?

Elle disparut dans le couloir en emportant avec elle son odeur de myrrhe. Dans un sursaut honteux, je refermai plus étroitement les pans de mon col sur ma poitrine.

– Cette vieille bique est jalouse, commenta Auroq derrière moi. À son âge, elle doit avoir de vieux seins flétris comme des...

– Peu importe, me hâtai-je de dire pour stopper la comparaison flatteuse qui s'annonçait. Je ne suis pas bien vêtue, elle a raison.

Une poitrine aussi lourde que la mienne était synonyme de vulgarité pour la plupart de mes congénères. Depuis mes quatorze ans, j'avais cessé de compter les remarques déplacées qu'elle m'avait attirées. Encore l'une de ces choses que j'aurais voulu arracher de moi et faire disparaître à jamais...

– Le quatre-vingt-treize est condamné, dis-je d'une voix ferme. Donc l’ascenseur ne monte pas plus haut. Mais depuis quand ? Je n'en ai jamais entendu parler... Comment est-ce possible ? Et pourquoi a-t-elle parlé de menuisières ? Pourquoi... Pourquoi doivent-elles reloger des familles plus bas ?

Ces mystères ne me plaisaient guère.

– Trouvons un escalier, Auroq. Je veux savoir ce qu'il se trame ici.

Un grand sourire apparut sur le visage de mon Ours. Il s’inclina dans une courbette ridicule.

– Quand tu parles comme ça, je sais déjà qu'on va s'amuser.

***

Nous errâmes un moment dans les méandres du quatre-vingt-onzième étage, jusqu’à nous enfoncer en son cœur, dans les quartiers d’hiver. L’endroit était désert et la pénombre régnait. Éteints depuis longtemps, les lustres semblaient dormir en lançant quelques vagues éclats diamantés ; seules quelques lampes à huile brûlaient encore à intervalles réguliers, comme des veilleuses à la flamme vacillante. Nous finîmes par trouver un escalier, mais il ne menait nulle part. Les marches s’achevaient sur une porte usée, fermée par une corde de lin et un cadenas. « Étage condamné » clamait l’idéogramme gravé dessus.

Mais aucun cadenas ne pouvait résister à mon Ours.

Pour une fois, il avait trouvé un bon exutoire à sa violence et un adversaire à sa taille. Je fis le guet pendant quelques minutes, ce qui s’avéra inutile. Il ne lui fallut que trois essais pour briser le cadenas.

Derrière, c’était le noir complet. Nulle lampe ne brûlait là-bas. Auroq me prit sur ses épaules pour que je détache l’une de celles du couloir, et nous emportâmes cette unique source de lumière avec nous.

Ainsi, nous pénétrâmes au quatre-vingt-douzième étage.

D’abord, nous eûmes du mal à comprendre. L’endroit semblait très vaste ; si vaste et si haut de plafond que notre flamme ne parvenait pas à nous en montrer les limites. L’obscurité régnait au-dessus de nos têtes et partout autour de nous.

Auroq leva la lampe le plus haut possible. Bouche bée, nous contemplâmes cet étage… qui n’en était pas un.

Il n’y avait nulle cloison ici. Le vide à perte de vue. Pas d’escaliers non plus ; seulement quelques échelles, tout bonnement vertigineuses, qui s’élevaient dans les profondeurs de ce ciel noir. Des engins inconnus dormaient à plusieurs endroits, assemblages de poulies, de cordes et de plateformes, comme des monte-charges réduits au strict minimum. Des tas de poutres, de planches et d’autres monticules indistincts peuplaient la pénombre, tremblotant dans la lumière de notre flamme.

– Hého ! lança Auroq.

– Chhhhht ! sursautai-je en lui saisissant le bras. Tais-toi !

Nos voix nous revinrent aux oreilles, en plusieurs échos très nets.

– Tu vois le plafond, toi ? me demanda-t-il.

Nous levâmes la tête à la verticale, à nous en briser la nuque.

– Il n’y a pas de plafond, suggérai-je à mi-voix. C’est le ciel. Non ?

– Si c’était le cas, on n’entendrait pas d’écho. Et on verrait les étoiles.

Mon Ours se dirigea vers l’échelle la plus proche, d’un pas déterminé qui soulevait des nuages de poussière sur le vieux plancher. Je retins un frisson ; il faisait froid ici. Quand une brise humide vint faire cliqueter mes anneaux d’oreille, j’en cherchai la provenance. Je finis par trouver.

Ce n’était pas une fenêtre à proprement parler, ni une porte. Mais une grande ouverture se découpait dans les ténèbres, au loin, et je distinguais des rais scintillants à travers elle : la pluie. Il y avait donc un mur à des dizaines de mètres de nous. L’une des parois extérieures de la Maison…

Je me retournai vers Auroq. Il avait commencé à gravir l’échelle à gestes réguliers, dans les oscillations de sa lampe.

– Descends ! lui soufflai-je, atterrée. Tu vas te rompre le cou !

– C’est solide.

Et de fait, l’échelle semblait aussi stable qu’une armoire. Elle se dressait là, au milieu de nulle part, sans appui visible.

– Mais il y a de la poussière à perte de vue, cet endroit a l’air très vieux. Si elle est mangée aux mites, si un barreau lâche sous ton poids…

– Je ne crois pas que tout ça soit vieux, Picta, objecta-t-il calmement. Enfin, pas plus que les autres étages. Regarde à tes pieds. Ce n’est pas de la poussière…

Interloquée, je m’accroupis et auscultai le plancher. Auroq avait vu juste. Sans y croire, je fis couler ma « poussière » entre mes doigts.

C’était de la sciure. Tout ici était recouvert de sciure de bois.

« Personne ne monte plus là-haut, hormis les menuisières. » avait dit la vieille Dame.

– Un chantier ? dis-je à mi-voix. Qu’est-ce que des menuisières peuvent bien fabriquer ici ?

– Monte, me lança la voix d’Auroq, curieusement assourdie. Viens voir, Picta.

Je levai la tête. Il avait grimpé si haut que sa lampe, sous ce faux ciel, était comme une petite lune qui se balançait dans le vent. J’obtempérai, les dents serrées, en tâtonnant à moitié pour trouver les barreaux. Je n’avais jamais eu le vertige, mais ce genre d’échelles ne m’inspirait pas confiance. Il suffisait qu’un pic vert ait voulu dénicher quelques insectes à l’intérieur, ou qu’un barreau n’ait pas été convenablement ciré… Le bois ne pardonnait pas lorsqu’il se brisait sans prévenir. Pour couronner le tout, une grande douleur éclatait dans les os de ma cheville à chaque appui, comme un feu incandescent qui remontait dans mon tibia. Mais j’avais trop de fierté pour abandonner. Si Auroq l'avait fait, je pouvais le faire aussi.

Quand je le rejoignis enfin et stoppai ma montée, je me sentis étrangement perdue. C’était une sensation étrange que de me trouver là, suspendue dans l’obscurité, avec une simple petite flamme pour toute visibilité. Auroq et moi semblions minuscules et fragiles, comme deux insectes accrochés à une tige.

– Regarde, chuchota-t-il.

Et alors, je distinguai le toit. Le toit de la Maison.

Pas le faîte, non. Pas le point le plus haut. Mais je voyais le début de la charpente. Le mur était bien loin de nous, mais on le distinguait vaguement : une paroi froide et verticale à plusieurs dizaines de mètres. À notre hauteur, il s’arrêtait brusquement et laissait la place à de lourdes poutres, puis à une paroi en biais, légèrement courbe, que je n’avais jamais vue ailleurs que sur des schémas d’enseignement. C’était là le toit de la Maison, qui nous protégeait de la pluie, des blizzards et des aléas du ciel. Sa plus haute pointe était censée s’élever très haut, érigée vers la lune et le soleil. L’on racontait que tout au bout se tenait une girouette en forme d’étoile. Une sculptrice l’aurait placée là un millénaire auparavant, lors de la construction.

Personne ne savait si c’était vrai.

– C’est impossible, dis-je dans un souffle. Cela monte bien trop haut. Le quatre-vingt-treizième étage est censé être le dernier ! Alors qu’en montant seulement sur l’échelle, nous avons déjà parcouru… (Je fis une rapide estimation dans ma tête.) Plus d’un étage. Le toit devrait prendre fin à dix ou vingt mètres au-dessus de nous… Mais nous en voyons seulement la base… Il est vertigineux !

– Alors la Maison est plus grande que ce qu’on t’a appris.

– Mais cela n’a pas de sens ! Et puis, que se passe-t-il ici ? Où sommes-nous exactement ? Ce ne sont pas de simples étages comme tous les autres !

Auroq fit un grand geste du bras ; sa lampe vacilla dans le noir et projeta un halo mouvant autour de nous, comme des ricochets de lumière. Je me cramponnai à sa taille quand toute l’échelle parut trembler.

– Par terre, il y a des tas de bois un peu partout, dit-il. Et regarde ici…

Il désigna le mur, indistinct et lointain dans la pénombre.

– On dirait un début de plancher, observai-je.

À un endroit se trouvaient des poutres et des renforts, solidement fixés au mur. Cela ressemblait à une bribe d’étage. Un étage en construction ?

– Et là… fit Auroq. Encore plus haut, regarde. La même chose.

Je me dévissai la nuque pour observer les hauteurs. Il avait vu juste. Des planchers naissants s’accrochaient à la structure de la Maison, avant de disparaître dans le noir.

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