25.2

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Il prenait des risques en mettant ainsi ma parole en doute. Avec une fille modèle comme Nasti, cela aurait fini avec le fouet. En cherchant désespérément quoi répondre, je le dévisageai. C’était un ouvrier aux portes de la vieillesse, encore massif et musculeux, au museau poivre et sel. Ses yeux étaient un peu rouges, abîmés par les fumées, et son clou d’oreille avait l’éclat de l’acajou, ce qui indiquait son ancienneté : l’acajou n'était plus utilisé pour marquer les esclaves depuis quarante ans,

Que devais-je répondre ? Qu’avait-il besoin d’entendre ? Soudain, je réalisai qu’il avait peur. Son regard fuyant, son attitude nerveuse, tout indiquait la crainte en lui. Il interpréta mal mon silence.

– Pardonnez-moi, ma Dame, dit-il en s'agenouillant devant moi. J'ai osé vous questionner. Je vous ai offensée... Mes gars et moi serons très heureux de pouvoir vous être utiles. Je mérite le fouet pour mon insolence.

– Non, ne... bredouillai-je. En vérité, c’est un projet encore secret. Nous ne voulons pas que cela s'ébruite... Il s'agit de mon... projet de caste. (J’étais vraiment une oratrice catastrophique.) Nous devons déterminer si les Dames sont capables d’effectuer le travail des Ours, et inversement.

Le chef d'entresol eut un mouvement de recul. Des chuchotis traversèrent les rangs des ouvriers.

– C’est pourquoi… continuai-je en butant sur la moitié de mes mots. C’est pourquoi nous sollicitons votre aide. Pour l'heure, nous voulons simplement découvrir et apprendre vos tâches. Afin de savoir si les Dames… eh bien… sont capables d’effectuer le travail des Ours… et inversement… comme je l’ai déjà dit.

Un coup de coude de Maya me fit comprendre qu’il était temps d’arrêter de m’enliser. Le doyen avait la même expression que si je venais de le frapper. Partout autour de nous, les Ours commencèrent à s’agiter et je me ratatinai sur place.

« Elles veulent changer les rôles… »

« Les Dames veulent travailler à notre place. »

« C’est impossible ! »

Quand le vieil Ours se prosterna devant moi et toucha le plancher avec son front, trois fois de suite, je reculai brusquement. C’était là une marque de soumission réservée aux cas extrêmement graves. Personne ne s’inclinait ainsi, jamais. Sauf les Ours condamnés en instance pour meurtre ou faute gravissime, qui suppliaient ainsi les Grandes Dames de les épargner.

– Relevez-vous, le priai-je d’une voix tremblante. Vous n’avez pas besoin de… Nous ne sommes pas là pour vous faire du mal…

– Par pitié, mes Dames, laissez-nous notre travail, supplia-t-il de sa voix grave. Pardonnez ma franchise et mon insolence... Que deviendront les Ours si les Dames n’ont plus besoin d’eux ? Si vous commencez à nourrir les brasiers, à changer les lampes, à faire marcher les montes-charges et les ascenseurs, à bêcher les jardins, à laver les couloirs… à fendre le bois et distiller le pétrole… et tout ce qui fait notre vie… Vous n’aurez plus besoin de nous. Où irons-nous alors, une fois passés nos vingt ans ?

J’ouvris la bouche, stupéfaite, mais déjà un autre Ours imitait son geste implorant à côté de lui :

– S’il vous plaît, n’apprenez pas à faire notre travail ! Si les Grandes Dames ne sont pas satisfaites de nous, nous deviendrons plus rapides, plus efficaces. Laissez-nous nous occuper de la Maison… Je vous en prie.

– Les Dames ne peuvent pas nous remplacer, lança un troisième d’un air revêche. Ce sont des tâches d'Ours. Ce n’est pas à vous de les faire.

Il récolta un festival de regards furieux, et ne tarda pas à se prosterner encore plus bas pour excuser sa rudesse.

– Nos grands-pères et nos arrière-grands-pères étaient ici avant nous ! renchérit un Ours très âgé. Que diraient nos ancêtres en voyant de jeunes Dames verser des seaux de charbon dans nos feux ? Ils auraient honte ! Honte de nous qui laissons des jeunes filles faire nos corvées. Quel déshonneur !

De plus en plus de voix s’élevèrent partout, dans les bouffées de fumée et les crépitements des flammes. J’entendis mes camarades murmurer nerveusement derrière moi. Elles ne s’attendaient pas à cela.

Les Grandes Dames l’auraient su, elles. Elles nous auraient prévenues de cette affreuse voix pleine de sagesse qu’elles avaient prises après le tournoi d’échecs. Je les entendais encore en train de nous faire la leçon. Alors c’était ainsi que cela finirait ? Une impasse. J’aurais dû m’en douter. La majorité des Ours ici étaient trop anciens, trop bien dressés. Ils n’avaient pas envie de briser leurs chaînes. Ils ne les voyaient même plus.

– Mais il n’est pas question de vous voler votre travail ! lança la voix d’Enejia derrière moi. Pas du tout !

Elle vint se placer à mes côtés ; bouche bée, je la dévisageai.

– Personne ne volera le travail de personne !

Agapi nous rejoignit et prit la parole, d'une voix sereine qui n'avait rien à voir avec les nôtres.

– Je suis Grande Dame, ouvrier. Et je puis t'assurer, à toi et à tous tes congénères, que rien ne sera fait contre vous. Bien au contraire ! (Les Ours se turent petit à petit. Agapi irradiait le calme et l'autorité.) Pourquoi volerions-nous votre travail ? Il vous appartient de droit. Mais grâce à cette étude, nous pourrons mieux appréhender les différences entre nos castes et, si la Maison le veut bien, améliorer votre vie comme celle des Dames. Relève la tête, vieil Ours. Regarde-moi, je te le permets.

Le chef obéit. Il osa croiser son regard.

– Nous attendons de vous que vous nous enseigniez vos savoirs, poursuivit-elle en souriant. Nous espérons nous montrer bonnes élèves et ne pas vous faire perdre votre temps précieux. En contrepartie, nous vous apprendrons beaucoup de choses à notre tour.

Les murmures reprirent parmi les Ours. L'expression du doyen, de choquée, était passée à la perplexité la plus totale.

– Vous avez sans doute joué aux échecs quand vous étiez jeunes, ou appris à lire et à écrire, lui dit Agapi. Mais peut-être avez-vous envie d’apprendre à teinter la soie ? À concevoir des marquetteries précieuses, maîtriser la joaillerie ou la sculpture ? Nous pouvons vous offrir cela. Tant que vous conservez soigneusement le secret, nous vous le permettons. C'est une grande chance pour vous, qui n'est pas donnée aux ouvriers des autres étages !

Comment parvenait-elle à se montrer si pleine d’assurance ? Son enthousiasme était si contagieux que certains Ours se mirent à hocher la tête. Elle ne faisait que répéter ce que je lui avais expliqué, avec infiniment plus d'élégance, mais il me sembla que mon plan prenait soudain des proportions colossales. J'eus envie de disparaître dans un trou de souris.

D'un coup, l'un des Ours les plus jeunes leva la main.

– Moi, je voudrais apprendre à m’occuper d’une ruche. Et à récolter le miel. C’est possible ?

Je n’en crus pas mes oreilles.

– Imbécile ! le réprimanda un vieil ouvrier. Tu seras fouetté ! Les Ours ne font pas ces choses-là !

Mais une troisième voix lança :

– Moi, j’aimerais fabriquer des bijoux… aussi beaux que ceux que vous portez.

Dans un réflexe, Agapi porta la main à ses boucles d’oreilles.

– Et les noms des fleurs et leur usage ? demanda un autre, beaucoup plus âgé. Vous pouvez nous apprendre ça aussi ? À l’époque, ma Dame voulait devenir botaniste. Elle m’avait appris quelques noms… mais je les ai oubliés. C’était il y a bien longtemps.

Une grosse boule se forma dans ma gorge. Je ne parvenais pas à y croire.

– Oui ! lança Enejia qui semblait très amusée de la tournure que prenaient les choses. L’apiculture, la joaillerie, la botanique ! Nous vous apprendrons tout cela !

– Ouais... t'emballe pas trop non plus, grommela Maya à voix basse.

L'apiculture, la botanique... Cela signifiait sortir de l'entresol et les emmener aux jardins. Bien sûr, la nuit, cela pouvait être possible, mais nous serions bien moins discrets. L'appréhension me brûlait tout l'estomac. Quelle monstrueuse entorse aux lois avais-je lancée à mon insu ?

– Qui d’autre ? continua Enejia. Levez la main et dites-nous ce que vous voulez apprendre !

Et d’autres mains se levèrent. Beaucoup de mains. Voyant cela, les vieux Ours marmonnèrent dans leur barbe, parlant de blasphème, mais les jeunes ne les écoutaient pas. Devant nous, le chef se releva et nous fixa. Il me dépassait de deux têtes ; ses oreilles frôlaient le plafond.

Puis il dit, à voix basse pour que personne d’autre qu'Agapi et moi n’entende ses mots :

– Il y a près de quarante ans, ma Dame m’a fait essayer son métier à tisser. C’était interdit. Mais j’y repense parfois… Peut-être a-t-elle encore le hamac bancal que nous avons fait ensemble. (Il marqua une pause.) Est-ce bien cela que vous attendez de nous ?

Le ventre aussi noué qu’un nid de serpent, j’acquiescai.

– Oui, ouvrier, répondit Agapi.

– Et vous sentez-vous capables d’apprendre à un vieil Ours à tisser la soie ?

Je hochai encore la tête, sachant que ma voix me ferait défaut si je tentais de parler.

– Bien, mes Dames. Alors je vous prie de venir près des brasiers et de prendre un seau chacune. (Il s'inclina.) Nous allons vous montrer comment chauffer la Maison.

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