25.3

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***

– De l’eau, de l’eau ! Le plancher est sec ! Vite !

Maya et moi nous précipitâmes en même temps ; maladroites comme nous étions, nos seaux s’entrechoquèrent et nous perdîmes la moitié de notre eau. Elle me retint par l’oreille quand je me pris le pied droit dans le gauche et manquai de m’étaler par terre. Voyant notre niveau d’incompétence, un Ours prit les choses en main. Bientôt, tout ce qui se trouvait autour de nous disparut dans des panaches de vapeur.

– Bon sang ! jura Maya en se laissant tomber sur les fesses. J’en peux plus ! Je préférais encore replanter ces foutues tomates. Il faut être partout, avoir des yeux partout ! Et ces seaux sont si lourds ! Pourquoi y a-t-il autant de feux, sapristi ?!

– Parce que la Maison est immense, marmonnai-je en essuyant la sueur qui me coulait dans les yeux.

– Hé ho, Ingenua ! éructa mon amie en gesticulant vers elle. Tu surveilles pas le plancher ou quoi ? C’est à toi de gérer ce coin-là, on a dit !

L’accusée répliqua par un juron fort grossier, qui lui venait probablement de son Ours et ne serait jamais sorti de sa bouche en d’autres circonstances. Nous étions toutes en nage, les épaules douloureuses, les mains noires de charbon, le visage couvert de traces brunes à force de s’essuyer le front.

Mais nous avions tant appris !

À entretenir les brasiers, bien sûr, mais aussi remplir une lampe à huile ou à pétrole, les nettoyer, vérifier l’état des mèches ou la qualité du combustible. Tout cela était nouveau pour nous. D’ordinaire, quand nos lampes étaient épuisées, nous les déposions dans le couloir de l’étage et des Ours venaient les changer pendant la nuit, silencieux et fugaces.

Cela n'avait pas été sans mal. La plupart des ouvriers éprouvaient de grandes difficultés à soutenir notre regard, à nous donner des conseils ou même, tout simplement, à se montrer francs. Lorsqu'Agapi avait failli provoquer un incendie à cause d'une lampe, parce qu'aucun n'avait osé lui dire qu'elle avait mis la mèche n'importe comment à l'intérieur, elle avait éclaté.

« Par la grâce de la Maison, je vous ordonne de nous le dire clairement lorsque nous faisons une erreur ! Aucun de vous ne sera fouetté pour cela ! Je sais que cela vous est difficile, mais considérez-nous comme des collègues le temps d'une nuit. Et cessez donc de vous incliner et de baisser les yeux, cela vous ralentit considérablement ! »

Suite à cela, le vieux chef d'entresol, qui se nommait Goliath, nous avait confiées à de jeunes Ours d'une trentaine d'années dont la vie avec les Dames n'était pas si loin. Ils s'étaient vite adaptés à notre compagnie, et ne craignaient pas de rire lorsque nos erreurs nous rendaient ridicules. À vrai dire, nous riions nous-mêmes les unes des autres et avions adopté une familiarité spontanée à laquelle nous n'étions pas habituées. Je me fis la réflexion que travailler ainsi côte à côte, sans étiquette ni politesse à respecter, rapprochait étrangement les gens.

À ma demande, les jeunes Ours nous avaient montré l'endroit où ils dormaient. Je n'avais vu aucun hamac ou tapis dans l'entresol, ce qui m'intriguait beaucoup. Ils nous avaient alors désigné les charnières qui foisonnaient dans les murs, avant de les ouvrir pour nous. Chacune d'elle cachait une alcôve. Des dizaines d'alcôves étroites, toutes identiques, garnies d'une paillasse sommaire, où ils se relayaient chaque nuit. Cela m'avait stupéfiée. Par plaisanterie, l'un d'eux avait ouvert une niche déjà occupée par un de leurs collègues. Celui-ci dormait profondément malgré le volume sonore qui régnait à l'entresol. Ils avaient ri de ses ronflements, mais je n'étais pas parvenue à en faire autant. Le voir roulé en boule dans cette cache de bois m'avait hérissé l'échine.

Je me demandais sans cesse à quel point leur Dame leur manquait, s'ils en parlaient entre eux parfois, et s'ils voyaient dans leur vie le même enfer que moi, j'y voyais. Mais je n'osais pas leur poser ces questions.

Ils nous avaient expliqué le fonctionnement des montes-charges, ainsi que les codes pour se faire comprendre de ceux qui tiraient les câbles, dix étages plus bas. Chaque monte-charge transportait un combustible différent : il y avait bien sûr le pétrole, issu de la mine, mais aussi le charbon, le bois et la tourbe qui provenaient d'autres exploitations, gérées par les Ours à l 'extérieur de la Maison. Quand Enejia avait demandé si nous pourrions apprendre à actionner les mécanismes, sa question avait déclenché les rires. Malgré le système de poulies qui réduisait le poids, l’exercice semblait demander beaucoup de muscles. De toute évidence, aucun ouvrier ne nous pensait capables d’y arriver.

Moi, j'aurais aimé pouvoir essayer, pour l'inclure dans mon étude.

Hélas, les machinistes du rez-de-chaussée se trouvaient hors d'atteinte. Ils n'avaient pas de contact avec les Dames, ni, apparemment, avec les ouvriers des étages supérieurs. Goliath lui-même ne savait pas sur quels critères ils étaient sélectionnés.

Je fus surprise de la bonne humeur qui régnait dans l’entresol. Je m’étais imaginée des Ours épuisés, les traits tirés, soumis à un terrible labeur. Tout cela était vrai : la dureté de leur vie se lisait sur leurs visages marqués, dans leurs muscles noueux et les cals sur leurs mains. Mais entre deux instants de concentration et de rigueur, ils raillaient leurs collègues, racontaient une anecdote, lançaient une plaisanterie avec leur brusquerie d'Ours. Les plus jeunes ne se privaient pas de rire lorsque nous glissions sur le plancher noyé en gesticulant avec nos seaux. Quand ils prenaient une pause et s’asseyaient sur leurs talons, en cercle, leur hilarité résonnait dans tout l’entresol.

Certains nous avaient même montré comment mettre la main dans les flammes et la ressortir intacte. D’abord, nous avions poussé des cris terrifiés, puis nous avions ouvert de grands yeux. Les Dames craignaient le feu : cela relevait de l'instinct de survie lorsque l'on vivait dans une maison de bois. Pas les Ours. Ils le domptaient, le cajôlaient et l’insultaient tout à tour. Jour et nuit, ils vivaient avec lui. Un plaisantin, voulant nous impressionner, avait sauté pieds joints dans un brasier avant de réapparaître de l’autre côté. Nos hurlements l’avaient fait beaucoup rire.

Quand Enejia l’avait imité, sur un coup de tête complètement inconscient, Maya avait tourné de l’œil.

Au final, l’aventureuse s’était brûlé les pieds – il s’avéra que l’Ours aussi s’était fait mal dans l’histoire –, mais elle en retirait tout de même une grande fierté.

À force de travailler parmi les ouvriers, j’avais remarqué que beaucoup d’entre eux portaient des pendentifs sculptés, comme Goliath. Dans un accès de témérité, j’avais osé le questionner à ce sujet. Le doyen avait porté la main à son cou et me l’avait montré de plus près : c’était un petit oiseau de bois, très finement travaillé. Le temps l'avait bien usé.

« C’est ma Dame qui l'a fait pour moi » m’avait-il annoncé fièrement. « Elle était très douée en sculpture. C’est un roitelet ; vous avez vu comme il est beau ? »

Ainsi, leurs Dames leur avaient offerts des souvenirs, de petites parts d’elles qui ne les quittaient jamais. En le voyant caresser son roitelet, je compris pourquoi le bois en était si usé. En quarante ou cinquante ans, il ne l’avait sans doute jamais retiré.

« Vous pouvez en faire un pour votre Ours » m’avait-il suggéré en s’inclinant. « Cela lui fera plaisir. Ainsi, il pourra vous garder avec lui jusqu’à… jusqu’à la fin. »

Il ne savait pas que c'était déjà fait. Je ne cessais de porter la main à mon propre cou, là où se balançait le petit pendentif de bois blanc sculpté la nuit dernière. Celui que j'avais justement prévu de donner à Auroq. « Jusqu’à la fin. » Ces mots m’obsédaient.

– Je peux vous aider, ma Dame ? s’enquit une voix derrière moi.

Je ne devais pas avoir très fière allure, campée en arrière le plus loin possible du feu pour y verser de la tourbe, mais j’avais très peur de me brûler. Des ouvriers nous proposaient souvent leur aide ; dans mon cas, cela se multipliait. Je les soupçonnais d’éprouver une certaine pitié quand ils voyaient une fille aussi grasse que moi en train d’essayer de gérer à la fois un seau trop lourd pour elle et une cheville tordue qui la faisait boiter.

Je n’étais certes pas gâtée par la nature, mais j’étais bien trop pourvue en fierté pour accepter de me faire aider.

– Non, je vous remercie.

– J’insiste, dit l’Ours.

À l’instant où je reconnus sa voix, il se glissa près de moi et m’enleva mon seau. Je manquai d’avaler ma langue. Puis je baissai les yeux en rêvant d'être ailleurs.

– Regarde-moi, exigea Auroq.

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