Ballad of Easy Rider

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C’est le vrombissement des voitures qui réveilla amèrement Caleb. La nuit avait été rythmé par les averses et l’ondée n’avait pas cessé de lui taquiner le visage. Quand la pluie avait commencé à tomber, Caleb avait pris soin d’envelopper son sac à dos dans sa housse imperméable pour sauver ses biens. Malheureusement pour lui, c’est la seule chose qu’il avait réussi à protéger des intempéries. Il était trempé jusqu’aux os, l’eau avait collé la poussière sur ses joues. La boue couvrait ses vêtements et le pansement qu’il portait à la tête était imbibé d’eau.

Le soleil repointait le bout de son nez et la chaleur naissante séchait doucement les fripes de Caleb. L’air vivifiant du matin adoucit ses muscles engourdit par une nuit passée à même le sol. Il se releva sur ses jambes lourdes d’un sommeil harassant et se mit en marche. La fange qui l’enveloppait avait définitivement amenuie ses chances de monter à bord d’un quelconque véhicule aujourd’hui, et Caleb marcha des heures sans qu’on lui prête attention. Son ventre ne cessait de lui hurler qu’il avait faim et il ne trouva que le tabac pour le réduire au silence.

Caleb quitta la grande route pour tenter sa chance là où le bitume serait plus clément. Les petites routes offraient souvent un panel différent de la population. Les véhicules y étaient pourtant plus rares. Qui avait encore le temps de prendre ces petites routes, longues et sinueuses ?

Une vieille Norton 500 kaki souffla Caleb en le dépassant, le jeune homme chancelât et s’affala sur un talus. La moto fit demi-tour sèchement, revenant jusqu’à lui.

  • Tout va bien, petit ?

Contrastant avec sa silhouette, la voix, quoique rocailleuse du conducteur, était celle d’une conductrice.

  • Rien de cassé, répondit Caleb toujours à terre.
  • Qu’est-ce que tu fais à trainer au bord de la route ? C’est pas un endroit pour se promener, s’enquit la femme en relevant sa visière.

La visière découvrit deux beaux yeux gris un peu cernés. Caleb ne sut quoi répondre. Ce qu’il faisait sur le bord de la route ? Il avançait.

  • Qu’est-ce que tu as à la tête ? demanda-t-elle en pointant du doigt le bandage crasseux qui pensait encore sa plaie.
  • Accident de voiture.

Elle examina le jeune homme de la tête aux pieds. Il avait l’air d’un bon gars, la gueule terreuse, qui n’avait pas eu de chance. Elle ouvrit l’une des sacoches accrochées à l’arrière de la moto et en sorti un casque, qu’elle tendit à Caleb.

  • Allez, monte, et enfile ça, veux-tu ? On ne voudrait pas faire plus de dégâts.

Caleb enfila le casque et monta à derrière elle. Elle redémarra sans attendre et le jeune homme, surpris, s’agrippa fermement à sa taille. Sous le soleil, les garde-fous éblouissaient Caleb et les arbres dansaient dans la brise. La conduite fluide et épurée de la conductrice berça Caleb qui, toujours cramponné au blouson de cuir, se délectait du moment. Ils roulèrent ainsi pendant une petite demi-heure, quand soudain la moto se gara devant un diner. Le modeste établissement accueillait ses clients sous des allures traditionnelles. Les néons sur la devanture attiraient discrètement l’œil des automobilistes et les invitaient à s’arrêter.

  • J’ai faim, pas toi ? demanda la femme en retirant son casque.

En découvrant son visage, Caleb ne cacha pas sa surprise. Ses cheveux bouclés grisonnaient et les années fardaient son visage. Elle devait avoir soixante-dix ans mais en paraissait facilement cinquante, surtout au guidon de son bolide. Elle lui offrit une main gantée de cuir :

  • Nous ne nous sommes pas présentés. Je m’appelle Désirée.
  • Et moi Caleb. Merci de m’avoir avancé, Désirée.
  • Tu ne veux pas te joindre à moi pour déjeuner ?

Gêné, Caleb regardait ses chaussures boueuses. Désirée sourit et passa la main dans sa crinière de cendre.

  • T’en fais pas petit, je t’invite. Allez, viens.

Une petite sonnette carillonna pour annoncer leur entrée. Quelques visages se tournèrent, curieux, avant de retourner sans plus tarder à leurs assiettes. Caleb ne put s’empêcher de se sentir mal à l’aise et s’empressa d’emboiter le pas à Désirée.

Les tabourets en cuir et le carrelage en damier noir et blanc donnaient au lieu une touche rétro et authentique, chose pour laquelle les touristes s’arrêtaient. C’est au comptoir que Désirée s’assit, parmi les habitués. Derrière le bar, une belle rousse asticotait ses créoles tout en supervisant la salle.

  • Rosa, apporte nous deux American Feast s’il te plait, et du café. Tu aimes le café, petit ?

Silencieux, Caleb hocha la tête. Prostré sur son tabouret, Caleb avait l’air d’avoir passé une sale nuit.

  • Allez, raconte-moi ton histoire, Caleb. T’es jeune, tu ne devrais pas errer tout crasseux sur le bord de la route.
  • Je me rends quelque part, dit sobrement Caleb.
  • Quelque part ?
  • En Géorgie.
  • Ce n’est pas exactement la porte à coté ça. Surtout à pied. Qu’est-ce que tu vas faire en Géorgie, Caleb ?

Il essuya sa main terreuse sur sa chemise et sorti de sa poche une photo. Un cliché qu'il avait pris d'elle, il y a longtemps. Sous son épaisse frange, Ella regardait son photographe avec étonnement, lui qui prenait son portrait par surprise. Il tendit son précieux trésor à Désirée.

  • Je vais la chercher.

Rosa revint de la cuisine avec deux énormes assiettes qu’elle déposa devant Caleb et Désirée.

  • Deux American Feast pour vous, mes chéris. Saucisses, toasts, flageolets et œufs brouillés. Régalez-vous, je reviens avec le café !
  • Merci, Rosa.

Désirée rendit la photo à Caleb qui disparut aux toilettes un instant. Dans le miroir, il retrouva son visage, des perles de terre décorait sa barbe et ses yeux cernés ternissait sa mine. Quand il revint s’asseoir, le café brulant était servi dans deux gros mugs sur le comptoir et Désirée l’attendait patiemment pour entamer son assiette. Il se rassit et entama son plat, aussi lentement que possible, comme pour cacher sa faim à Désirée. Finalement il reprit :

  • Elle s’appelle Ella. C'est con, je crois que je l’aime. Enfin, non, j’en suis sur même. Mais j’ai merdé, Désirée, j’ai merdé.

Caleb raconta à Désirée toute l’histoire, qu’elle écouta attentivement. Il lui parla de l’Ecosse, des semaines passés à s’aimer, celles qu’on passe sans quitter son lit. Il lui raconta son parfum et la douceur de ses yeux, moqua sa moue boudeuse. Quand il dû lui parler de ce qu’il avait fait, des larmes vinrent saler son repas de regrets. Il tenta d’étouffer ses pleurs en dévorant de grandes fourchettes de saucisses et d’œufs brouillés. La bouche pleine de pain et de sanglots, il continuait péniblement son récit. Il arrosait chaque bouchée par des grandes gorgées de café. Désirée ne l’interrompit pas et écouta chaque mot, chaque silence. Elle apprécia la sincérité de ce jeune homme au cœur lourd.

  • Je ne sais pas si tu la retrouveras, et j’espère que tu la retrouveras, mais si tu la retrouves, je sais qu’elle te pardonnera. Te fais pas de mouron, petit.

Caleb essuya son visage dans une serviette en papier.

  • Comment peux-tu savoir ? l’interrogea-t-il.
  • Ce que t’as fait, c’est vraiment con, Caleb. T’es indéfendable, mais pas impardonnable.

Désirée lui sourit tendrement, le sourire d’une mère qui voit son enfant pleurer pour une fille.

  • Et toi, c’est quoi ton histoire, pourquoi es-tu ici ? demanda Caleb, éclaircissant sa voix.
  • Rien d’aussi palpitant, j’en ai bien peur. Je suis née et j’ai grandi en Ohio. Et puis, il y a vingt ans, j’ai eu un cancer. Cancer du sein. Je n’avais pas d’enfants, plus de travail. J’ai quitté mon mari et je suis venu m’installer à quinze bornes d’ici. J’avais lu dans un bouquin que c’était chouette dans le coin. Il n’avait pas tort ce fichu livre !
  • Ton mari, pourquoi tu l’as quitté, Désirée ?
  • Je pensais que j’allais mourir. Et puis, ce n’était pas le bon.
  • Comment le sais-tu, que ce n’était pas le bon ?

Désirée jeta sa tête en arrière et rit.

  • Parce que lui, il n’est pas venu me chercher. Ce que tu fais, c’est ça l’amour, Caleb. Le vrai, le beau, le grand, celui qui fait mal. Celui qui te pousse à crever la dalle et à dormir dans le fossé.
  • Tu crois ? demanda Caleb, songeur.
  • Oh mais j’en suis sure même.
  • Et ton cancer ?

Caleb éprouva de la gêne en prononçant ce mot, effrayant et tabou. Désirée ouvrit la fermeture éclair de sa veste en cuir et se tourna vers lui.

  • Disparu. J’aurais pu m’en payer des faux, tu sais. Mais j’ai préféré me payer ma moto.

De nouveau, Désirée rit. Elle riait beaucoup, elle avait dans le cœur quelque chose de très léger. Elle referma sa veste et bu son café. Derrière eux, les box commençaient à se remplir de touristes affamés et Rosa courrait d’une table à l’autre, sa cafetière dans la main.

Caleb sorti de son sac ce paquet de tabac à rouler qu’il avait acheté avec ses derniers dollars, pour tromper la faim. Il en roula une et la proposa une à Désirée, qui la déclina poliment. Caleb sortit fumer devant le diner, il s’adossa contre la façade et savoura chaque bouffée. Désormais chargé de nuages, le ciel menaçant s’assombrissait. Désirée le rejoint finalement à l’extérieur. Elle s’adossa à côté de lui, sans le regarder.

  • Ecoute, je remonte vers Syracuse maintenant, moi aussi faut que j’aille voir quelqu’un. J’aurais bien aimé t’emmener plus loin, mais j’ai bien peur que nos chemins se séparent, petit.
  • T’en as déjà bien assez fait comme ça, Désirée.
  • Je ne sais pas si tu sais où dormir ce soir, mais j’ai parlé à Rosa. Elle est un peu débordée aujourd’hui, et si tu l’aides à la plonge, elle te laissera dormir dans la vieille caravane derrière le restaurant.
  • T’es un ange, Désirée.

Caleb la serra dans ses bras et embrassa ses joues délicates. Elle lui rendit son étreinte, et se surpris à s’inquièter pour lui. Il devait avoir l’âge qu’aurait son fils aujourd’hui, si elle avait voulu des enfants. Mais elle avait choisi la liberté et la vitesse.

Assise sur sa moto, un pied encore à terre, Désirée lui glissa son numéro dans le creux de la main.

  • T’inquiète pas petit, je te fais pas du gringue. Mais si tu la retrouves, appelle-moi, d’accord ?
  • C’est promis. Prends soin de toi, Désirée.

De la main, il la salua alors qu’elle quittait le parking du diner. Elle souleva un nuage de poussière sur son passage et roula en direction du ciel tempétueux. Il regarda le noir de son blouson disparaitre dans la ligne d’horizon. Il éprouvait une certaine admiration pour cette femme, et de la reconnaissance. La simplicité de sa bonté avait réussi à rendre à Caleb un espoir, qu’il avait perdu en cours de route.

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