Always On My Mind

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Esther invita Caleb à entrer. Dans sa cuisine, elle lui proposa sa plus belle chaise de terrasse en rotin et un verre d’eau. Elle baissa le feu sous une grosse casserole en fonte et vint s’asseoir près de Caleb.

  • Ella n’est pas là.

Le jeune homme la dévisagea, elle lui parlait d’Ella. Elle se mit à secouer la tête de droite à gauche, puis de gauche à droite. Elle répétait cette même phrase, articulant un peu plus chaque syllabe. Pantin désarticulé, elle agitait les membres de son corps en tentant d’épouser le sens de ses mots.

  • Ella, elle n’est pas là. Tu es Caleb, n’est-ce pas ?

Lorsqu’il entendit son nom, son regard s’éveilla de nouveau. Il frappa primitivement sa poitrine.

  • Oui, je m’appelle Caleb. J’aimerais parler à Ella, s’il vous plaît.
  • Elle n’est pas là, répéta de nouveau Esther. Tu comprends ? Elle n’est pas ici.

Elle continua de mimer et Caleb parvint enfin à décrypter son message dans la danse de ses mains. Il prit alors un instant de réflexion, réassemblant dans un coin de sa tête le squelette décharné de ses compétences linguistiques. Il se racla la gorge avant de reprendre :

  • Ella, quand elle venir ?

Son ton assuré compensait la médiocrité de son français et croqua un sourire sur les lèvres d’Esther. Il remarqua un voile sous ses yeux, tamisant son regard.

  • Elle ne vient pas, elle est partie.

La contemplation revint baigner le visage de Caleb. Il ne parvenait pas à lire sur le visage d’Esther, tantôt grave, tantôt attendri.

  • Les garçons, descendez, cria-t-elle en direction d’une porte entrouverte.

Trois têtes blondes entrèrent d’un pas lent dans la cuisine. Tous trois portaient les traits d’Ella, d’une manière ou d’une autre. Ils se placèrent autour de leur mère en adoptant inconsciemment une posture protectrice.

  • Les garçons, voici Caleb.

Les trois jeunes hommes le fixèrent. On décelait dans l’expression du plus jeune une pointe d’animosité à l’encontre de ce visiteur. Esther se tourna de nouveau vers Caleb.

  • Caleb, Ella est partie. Elle n’habite plus ici.
  • Ella habite ici, oui ?
  • Non, elle n’habite pas ici. Les garçons, aidez-moi. Vous voyez bien qu’il ne comprend pas !

Esther mettait désespérément l’accent sur la négation, frustrée par cet échange infructueux. L’un des garçons sortit son téléphone. Ses pouces gambergèrent rapidement sur l’écran qu’il tendit à Caleb. Il regarda avec perplexité les quatre inconnus autour de la table. Derrière eux, une vieille horloge normande tiquait vingt-heure trente. Le balancier flottait dans son coffre fleuri de nacre.

  • Where is she ?

La femme lui expliqua que sa fille avait quitté leur maison à peine une semaine après son retour d’Ecosse. Elle lui raconta la lettre, l’incompréhension, la peine, la douleur de l’absence. Préposé à la traduction, le cadet de la fratrie était chargé de transposer l’affligeante nouvelle. À mesure qu’elle parlait, la vue de Caleb se brouillait, et ses oreilles bourdonnaient. Lui aussi sombrait dans l’incompréhension, comment avait-elle pu disparaître ainsi, laissant derrière elle cette famille, en deuil, et sans même laisser d’adresse.

Il eut envie de pleurer. Les coudes sur la table, il prit son visage entre ses mains et s'accorda un instant pour se rassembler. Il baissa les yeux et son regard rencontra des petites poules, des dizaines de petites poules picorant sur la table. Les larmes qui perlaient dans ses yeux firent danser les poules imprimées sur la nappe en acrylique, et en l’espace d’un court instant, il les regarda osciller. Lorsqu’il releva la tête, Esther s’était tue. Elle posa sa main sur celle de Caleb et tous, silencieux et immobiles autour de la table, contemplèrent cette situation dans laquelle, malgré eux, elle les avait mis. La rancœur avait levé l’ancre et ne flottait plus sur leur visage qu’une vague tristesse.

Plus tard ce soir-là, à la suite d’un repas familial chaleureux rehaussé par les rires et les anecdotes, la mère d’Ella offrit à Caleb de passer la nuit chez elle. Elle avait été touchée par la démarche déterminée du jeune homme à retrouver Ella, et il était pour elle un dernier navire à rejeter à la mer, dans l’espoir de retrouver sa fille.

Après le dîner, l’aîné des garçons conduisit Caleb à l’étage. Le cubisme alourdissait les murs de la cage d’escalier étouffant sous les tableaux ; des reproductions bon marché chinés en brocantes, des dessins d’enfants réinventant les courbes des Avignonnaises. Les marches débouchèrent sur un palier feutré de moquette encadré de trois grosses portes closes. Sur l’une d’elles, joliment découpé dans le bois, se trouvait le prénom d’Ella. Le frère lui donna des draps propres, une serviette délavée et lui souhaita une bonne nuit avant de se retirer.

Caleb posa le linge sur le lit et fouilla la pièce du regard, espérant trouver un détail qui aurait échappé à sa famille, un indice qui l’aiderait à mieux la comprendre. Cette chambre c’était tout un aspect d’elle qu’il ne connaissait pas. Dans un coin de la pièce, il reconnut les bagages avec lesquels il avait vu Ella débarquer à la colocation la première fois qu’il l’avait rencontrée. Les sacs étaient éventrés sur le sol, témoignant des préparatifs hâtifs de la jeune femme. Les étagères regorgeaient de souvenirs, qui lui avaient semblé futiles au moment de partir. Des bibelots, des babioles de couleur, gages d’affections ou trophées de voyages. Sur les murs, des photos, beaucoup de photos. Aucun visage ne lui était familier. Portraits en duo ou photos de groupe, peu importait le format, on trouvait des sourires sur toutes les lèvres. Les amis d’Ella, ses amis d’avant, autant de gens qui la connaissaient. Derrière chaque visage se cachait possiblement une réponse, quelqu’un qui savait, quelqu’un chez qui, peut-être, elle se cachait. Au-dessus du lit, Ingrid Bergman et Humphrey Bogart avaient l’air plus amoureux que jamais sur l’affiche XXL de Casablanca qu’elle avait punaisée au mur.

Caleb retira ses vêtements et les disposa sur la petite chaise en bois devant le bureau. Sur celui-ci, il ne trouva pas grand-chose, une pile de polars poussiéreux, quelques BD, et un dictionnaire bilingue. Ella avait griffonné des petits personnages sur une feuille de papier, des formes, des symboles, des arabesques. Mais toujours pas d’adresse. Sous les yeux du duo presque mythique, Caleb fit son lit et s’y coucha.

A la faible lueur de la lampe de chevet, il continua d’inspecter chaque petit détail, chaque petit recoin de sa chambre. Doucement, ses paupières s’alourdirent et le sommeil amorça son emprise. Demain, il reprendrait la route et il espérait que chaque jour le rapprocherait d’elle.

Au petit déjeuner, c’est la grand-mère d’Ella qui avait fait une apparition inattendue. La vieille femme s’était contentée de s’asseoir à côté de Caleb et de lui sourire. Par moment, elle posait sa main sur la sienne et la tapotait gentiment. Elle formait tout un tas de petits mots entre ses lèvres muettes, pour parfois marmonner le prénom d’Ella. Il y avait quelque chose d’éteint dans ses petits yeux bleus, et une autre chose de morte dans son sourire.

Avant de partir, la mère d’Ella tendit une petite feuille de papier à Caleb. C’était quelques adresses, des numéros de téléphones, ceux des amies de la jeune femme, les gens sur les photos. Sur la petite liste arrachée à un carnet, parmi les autres saintes écritures, ressortait le nom d’une femme, soigneusement souligné de rouge. Un nom important.

Il prit dans ses bras chacun des membres de la famille d’Ella sous le porche. La mère le serra comme un fils. Ses yeux le suppliaient de la retrouver, et le sourire qu’il lui rendit le lui promirent. La petite famille regarda Caleb partir, lui faisant signe de la main jusqu’à ce que sa silhouette disparaisse au coin de la rue. Et puis tous retournèrent à l’intérieur, à leur vie. Rien n’avait changé, si ce n’est que lorsqu’ils se croisaient au détour d’un couloir, se lisait dans leur yeux une nouvelle petite lueur d’espoir que Caleb avait semée sur son passage.

Assis sous un abribus, Caleb sortit de sa poche la petite liste. Il regarda chaque nom, chaque adresse. Il y avait tellement de chiffres qui s’enchevêtraient sur le papier, des codes postaux, des numéros de téléphone, un langage peu familier pour Caleb. En majuscule, des noms de villes : Nantes, Angers, Cholet, Bordeaux. Il y avait tant d’endroits où chercher des réponses et il était difficile de savoir par où commencer. Qu’importe où il devrait aller pour la retrouver, il irait. Ses yeux accrochèrent de nouveau les délicats traits rouges tracés par une main soigneuse, c’est par là qu’il commencerait. Il replia la précieuse liste pour la ranger dans son portefeuille et commença à marcher.

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