Le sang noir

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Patricia et le noir au fond. Elle cultivait une rancœur permanente. Si ce n'était pas son patron qui endossait les flèches acerbes qu'elle décochait, c'était la société de leasing de sa voiture qui récoltait les critiques déplaisantes. Puis venait le tour du mauvais temps accompagné de sa horde d'insultes claironnantes aboyées à l'envi entre deux cigarettes allumées coup sur coup. Sa mauvaise humeur aurait eu besoin d'un répit, d'une semaine de repos pour diluer celle qui l'entretenait.

Notre session de ramassage de noix, du côté de Grenoble, avait été des plus bénéfiques sur sa bonne humeur. Nos escapades théatro-musicos ? Un vrai bonheur, même si la rue c'est difficile à vivre. Nous nous raccrochions à nos espoirs de réussite dans le monde artistique, si ingrat, si ingrat. Mais jamais rien ni personne ne pouvaient disloquer nos corps à corps. Qu'ils se déroulent à même le sol, dans un bâtiment en construction, dans l'eau de la rivière, sous un arbre ou entre les rangs de maïs, nous nous inventions de nouvelles chambres chaque soir.


Nous pensions ne pas pouvoir tomber plus bas que terre. Eh bien si, c'est possible. Ma dérive adultérine dans les vignes de Cognac avait envenimé les relations que nous imaginions inaltérables. Les termes de notre contrat tacite mentionnaient le non-partage de l'extase fusionnelle.

Depuis ce jour, Patricia cumulait des provisions de haine, mais elle n'en avait pas encore assez rassemblées. Ces choses-là demandent du temps.

Sans jamais rien m'avouer, elle constatait qu'elle n'était toujours pas fécondée. Un désir secret non partagé est pure calomnie, non ? Son sang revenait régulier, douloureux avec l'affreuse ponctualité des crispations menstruelles. Elle se sentait morte de l'intérieur, incapable de transmettre une quelconque vie. Puisqu'il en était ainsi, elle pensait ne servir à rien. Et plutôt qu'être inutile, autant devenir un objet, un objet posé sur une étagère que l'on prend, que l'on use, que l'on jette après l'avoir cassé. Patricia cultivait l'art de l'indifférence envers ses multiples amants.


Ma dernière tentative de soutien datait du mois de novembre.

— Tu es retourné voir le psychologue ?

— Oui, mais je me tais, je dis rien. J'aime pas parler, je préfère écrire. Alors je joue.

— Il y a des jeux chez le psy ?

— Ben oui, hein ! Qu'est-ce que tu crois, je vais pas rester une heure à rien faire. Je fais des réussites.

— C'est un homme ou une femme ?

— Une femme, je ne l'aime pas.

— Pourquoi ?

— Elle veut me faire parler et moi je veux pas. C'est pas moi qui ai merdé, hein ?

— Disons que ta seconde tentative de suicide nous a fait peur à tous.

— Le seconde seulement ?

— Non.

— La troisième sera la bonne.

— J'imaginais pas un instant que tu puisses réagir ainsi.

— C'est comme ça. Faut réfléchir avant de faire du mal aux autres.

— Oui, tu sais combien je regrette. Sincèrement. Comment faire pour me racheter ?

— Que des mots tout ça. Que des mots. C'est trop tard. Personne ne fera changer la couleur de mon sang.

— Tu as le sang rouge, comme moi, comme tout le monde.

— Non. J'ai le sang noir. La méchanceté donne le cœur noir, donc le sang qui coule dans mes veines est noir aussi.

— Tu es méchante ?

— Si tu en doutais, tu ne vas pas tarder à le savoir, je peux faire très mal.

— Disons que je ne te connaissais pas sous ce visage, et que je ne voudrais pas passer dans la moulinette de ta méchanceté.

— Laisse tomber. En vérité t'en as rien à foutre de moi. Tu viens ici à l'hosto par simple curiosité. Voyeur ! Tu n'es qu'un voyeur. Tu veux me voir souffrir ! Même ici, ils ne m'ont pas crue quand je leur ai dit qu'autrefois j'avais le sang vert.

— … ?

— Ben oui, comme tout le monde. Quand t'es bébé, tes veines, elles sont vertes.

— Et maintenant ?

— Maintenant, les miennes, elles sont noires. C'est tout. Si ça c'est pas la mort annoncée, alors je n'y connais rien. C'est pour ça qu'il faut en finir. Me détruire avant de détruire les autres. C'est ma destinée.

Si je dis qu'un ange passe, soit je mens, soit l'ange, vêtu de noir, se dissimule dans l'ombre sous la menace d'un Cocteau en chaleur.

— Et côté médicaments, ils te shootent pas trop ici ?

— Non, ça va, je tourne au valium et au tranxène. On s'habitue.

— Bon faut que j'y aille.

— Allez va au diable. Et n'en reviens pas.

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