Chapitre premier - Eliza Bishop

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Enid sauta au cou d'Eliza Bishop. Son ancienne gouvernante la reçut dans ses bras et la serra fort.

« Comment vous portez-vous, depuis le temps ? s'enquit Enid.

-Très bien, répondit Eliza. Et de votre côté ?

-Très bien également, dit Enid. Mes frères aussi. Percival s'est mis dans la tête de faire du théâtre ! »

Alors qu'elle éclatait de rire à l'idée de voir son frère Percival exercer une profession de bohémien, Eliza souriait sans mot dire, un peu gênée par le snobisme de son ancienne élève, qui n'avait pourtant rien de particulier. Son père était fils d'un tailleur et d'une femme de chambre, et s'était suicidé. Sa mère était la fille d'un armateur qui était né soixante-dix ans plus tôt dans les rues de Glasgow d'une fille de taverne et de père inconnu. Sa famille n'était pas vraiment aristocratique, malgré les prénoms donnés à la fratrie, et il n'y avait pas vraiment de quoi rire de voir Percy Richards devenir comédien. Il était né dans le commun, il y travaillait, pas de quoi le désapprouver par snobisme. Pas de quoi être snob du tout. Seul un héritage d'un parent venu de la campagne avait permis à G. Richards de louer une chambre chez Mrs Ratchett et seule l'amitié du fils de la maison où travaillait sa mère, Andrew Brightwell, lui avait valu d'être introduit dans les cercles parvenus.

Autrement dit, et sans vouloir remuer le couteau dans la plaie, Enid n'avait vraiment pas de quoi se permettre d'être snob.

« Par ailleurs, ajouta Enid, inconsciente du cheminement des pensées de son ancienne gouvernante, Percival a trouvé une troupe qui se fait d'ors et déjà appeler la troupe du Brightwell's, sans l'accord du Cousin Albert bien sûr... »

Le Cousin Albert... pourquoi avait-il fallu qu'Eliza l'appelle ainsi devant les enfants ? Maintenant Enid, qui avait toujours été la plus immature du lot, était persuadée qu'elle pouvait traiter le propriétaire du Brightwell's comme un proche parent, et si elle continuait, elle risquait de se ridiculiser. D'autant plus qu'Albert n'était pas vraiment connu pour son caractère agréable et son sens de l'humour.

« Toujours est-il, poursuivit Enid, que Percy a demandé que je vous passe cette invitation. »

Elle sortit de son réticule un carré de bristol qu'elle lui tendit. C'était clairement fait à la main, aucun imprimeur n'aurait été si peu soigneux. Mais l'intention y était.

Invitation pour Mr et Mrs Bishop à la première de Hamlet, de William Shakespeare, mise en scène et jouée par la troupe du Brightwell's.

Pourquoi diable se donnaient-ils ce nom aussi cavalièrement ? Enid lui avait bien dit qu'Albert n'avait rien autorisé du tout, surtout pas qu'on donne le nom de son club à une troupe de théâtre.

Enfin, l'essentiel était que ceux-ci n'aient pas poussé l'incorrection jusqu'à n'inviter qu'elle, sans son mari. Cela ferait une sortie à deux, une soirée à deux. Entre les enquêtes qui s'accumulaient sur son bureau depuis qu'il avait été promu, le commissaire Bishop ne rentrait généralement pas très tôt le soir. Voire carrément tard. C'était la raison pour laquelle, peut-être, au bout de cinq ans de mariage, Eliza n'avait été enceinte qu'une fois - une fois heureuse, Dieu merci, qui les avait bénis de la présence de leur fils Joey. Il faudrait qu'elle le confie à une voisine pour la soirée - si, du moins, son mari parvenait à se libérer le soir de la première. Arabella Brightwell avait une fille, Jane, qui devait maintenant avoir une dizaine d'années. Peut-être accepteraient-elles, l'une de garder un œil sur Joey, l'autre de jouer avec lui.

Au début, certes, elle n'avait pas accepté de l'épouser par amour, pas plus que lui n'avait demandé sa main par amour. Mais ils étaient devenus proches et finalement, même si il ne s'agissait pas de l'amour passionné décrit dans les romans, ils étaient amoureux l'un de l'autre d'une manière douce et sans heurts.

On n'avait jamais retrouvé l'assassin de son frère. Mais peu lui importait désormais. Elle n'avait jamais été proche de lui, et du moment qu'on ne l'accusait pas, elle, de l'avoir tué, elle se moquait d'avoir le fin mot de l'histoire. Remuer la boue autour du Brightwell's ne l'intéressait pas, ça n'avait jamais mené qu'à l'exhumation de secrets de famille douloureux.

« Je viendrai à la pièce, bien sûr ! dit Eliza à Enid. Serez-vous là également ?

-Oh, sans aucun doute, répondit Enid, bien que j'ai assisté à la plupart des répétitions et connaisse le texte par coeur. »

Elle commença alors à se plaindre du fardeau que représentait un frère comédien, qui l'utilisait comme répétitrice aussi souvent que faire se pouvait. Eliza sourit devant le comportement puéril d'Enid, qui ne faisait pas une bonne publicité à son frère. Son esprit dérivait déjà.

*

* * *

*

La troupe du Brightwell's répétait son Shakespeare à quelques pâtés de maison de là. Tous les jeunes gens du quartier étaient là pour l'occasion, Rupert Fitzhenry, Angus McPherson II, Percival Richards... Tous les jeunes hommes désoeuvrés du quartier avaient décidé d'occuper leur temps à mettre en valeur les joyaux de la littérature et à mettre en scène les pièces, et deux ''amies'' les avaient rejoints. Certes, tous n'étaient pas là par dévouement envers la culture anglaise - Rupert et Angus avaient clairement expliqués en début de répétitions qu'ils étaient là pour le sang et les larmes qui coulaient à flots dans toutes les pièces, tandis que Twig n'avait d'autre occupation que de jouer des tours et qu'on lui avait fait comprendre qu'il valait mieux pour lui qu'il les fasse sur scène que dans la rue. Il était chargé des entr'actes avec ses tours de magie, qui valaient mieux que ses tours de pickpocket dans la rue.

Angus McPherson était écossais, bien qu'il ait vécu à Londres toute sa vie. Cela signifiait qu'il était légèrement superstitieux. Si on lui avait demandé, il aurait répondu par la négative, mais sans penser se contredire il n'aurait pas aimer passer sous une échelle ou caresser un chat noir.

Par une sorte de réflexe d'auto-préservation, il s'était donc renseigné sur les tabous du théâtre avant de devenir membre de la troupe, et avait ainsi appris qu'on ne prononçait pas le nom de Macbeth, excepté lors des répétitions de la pièce en question. On devait dire ''la pièce écossaise'' (ou mieux, ne pas en parler du tout).

Percival Richards l'ignorait.

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