Chapitre 2

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Walter Fischer, Levy Strauss et Jacob Kuntz étaient des êtres à part. Inséparables depuis le bac à sable, se déplaçant toujours en bande, ils appartenaient à cette classe moyenne supérieure qui se croyaient au-dessus des lois. Libre d’agir à leur guise, promettant vent et marée à quiconque voulait l’entendre, ils déambulaient dans les couloirs du lycée vêtus des derniers vêtements à la mode, sous le regard admiratif des jeunes filles. Ils aimaient le pouvoir qu’ils détenaient : celui de coqs régnant au sein de la basse-cour.

Et quand les jeunes gens ne se pavanaient pas dans l’établissement, ils se retrouvaient dans la demeure des parents de Walter, leader de ce trio. Une vaste propriété surplombant, fut un temps, le quartier chic de Bitterburg. Un lotissement privé de cinq ou six lots d’une surface totale de plusieurs hectares dissimulés derrière d’imposantes clôtures. Conçus à l’identique, ces pavillons comportaient un grand jardin entretenu avec minutie, une piscine dissimilée derrière les sapins et une grande bâtisse au charme authentique. Ainsi, quand le trio ne squattait pas la dépendance à l’ouest du terrain, ils s’enfermaient dans la pièce verte, un ancien boudoir réhabilité en salle de billard puis piochaient dans les réserves de Monsieur Fischer, refaisant le monde, pendant des heures, un verre de scotch à la main.

Mais cette nuit du treize juillet, un vent nouveau souffla dans la vaste salle de réception. Déjà parce que les Fischer s’étaient absentés pour la soirée, deuxièmement car l’alcool et les joints qu’ils venaient de consommer parlaient pour eux. Leur conversation déviait vers des sujets sensibles qu’ils pensaient traiter avec une lucidité exemplaire. Or, la vérité était toute autre. Leur raisonnement était altéré par celui de leurs pairs. Le cercle privilégié des gens de bonnes familles qui rêvaient que Bitterburg devienne une ville aussi puissante que Zurich. Hélas, Bitterburg n’avait rien de comparable avec une ville telle que Zurich. Elle déclinait à vue d’œil. Et pour les Fischer les coupables étaient tout trouvé. Ce ne pouvait être que ces individus névrosés, dont les salaires étaient financés par les impôts d’honnêtes gens. Des cas sociaux qui profitaient de la bonne âme du Maire pour entourlouper leur entourage. En d’autres mots, des raclures tels que Norman Kohler, un homme à qui l’on avait créé un poste sur-mesure afin qu’il remonte la pente, sans qu’il n’ait jamais manifesté la moindre reconnaissance. Cela n’avait rien d’étonnant, quand on savait que ce type songeait davantage à la quantité d’alcool qu’il s’enfilait qu’à contribuer à l’activité économique du village. Il fallait que les choses changent. Qu’il lave Bitterburg de tous ces pêcheurs. De cette vermine qui encombrait la ville depuis trop longtemps.

Alors après avoir tergiverser toute la nuit, les trois compères avaient décidés de rendre une visite de courtoisie à celui qu’ils tenaient responsable de leurs maux : Norman Kohler. Si après cet échange, Norman ne quittait pas sa caravane en piteuse état, les garçons le traîneraient par la peau du cou hors de la ville. Toutefois, soucieux de leur réputation, ils ne devaient pas agir sous l’impulsion. Ils avaient alors minutieusement orchestré leur plan. Tout d’abord, Benjamin, l’homme à tout faire des Fischer, passerait chercher Barbara Muller puis une fois assuré qu’elle grimperait à bord de la Mercedes, il se garait en amont du terrain vague, à l’abri des regards. Il était indispensable que la jeune femme soit de la partie et pour cause, Walter savait qu’elle en pinçait pour lui et qu’elle serait prête à les couvrir en cas de pépins.

Comme convenu, le véhicule s’arrêta en retrait, à l’orée des bois. Les garçons s’extirpèrent de la voiture, prêts à donner une bonne leçon à Norman Kohler. Les poches chargées de munitions, ils pénétrèrent sur la propriété privée des Kohler, Barbara les talonnant de près. Walter voyait bien que l’adolescente semblait désemparée, soucieuse même. Mais son désir de voir la justice régner l’empêchait d’éprouver toute empathie à son encontre.

L’herbe leur montait jusqu’aux mollets mais les garçons se contrefichaient d’une morsure de tique ou des insectes. Un seul objectif les animait : faire régner l’ordre. Levy escalada le grillage et passa devant la barrière en métal, se félicitant d’être si grand. Même s’il ne partageait pas les convictions de Walter, il ne pouvait pas s’empêcher de lui obéir bec et ongles. L’adrénaline valait bien quelques sacrifices. Tant qu’il ne finissait pas au poste de police. Pourtant, cette chasse à l’homme frisait le ridicule. Et ce n’est pas Barbara Muller qui dirait la contrainte. Déportée contre son gré sur les lieux du crime, elle tentait de comprendre pourquoi Walter avait tant insisté pour la faire venir. Lorsqu’il lui avait proposé une virée en voiture, elle s’était imaginée passer une agréable soirée en sa compagnie. Un pique-nique au clair de lune en tête-à-tête, de la bonne musique... Quoi de plus romantique. Mais au lieu de cela, il avait fait pression sur elle, l’obligeant à grimper dans l’une des nombreuses voitures de son père et qu’elle se glisse entre Levy et Jacob qui prirent un malin plaisir à la tripoter. Leurs mains effleurant tantôt ses cuisses, tantôt ses boucles anglaise d’un blond criard sous les yeux d’un Walter, nonciature.

— Vous allez vous décider me dire ce que nous faisons ici ? s’énerva-t-elle, se maudissant de ne pas avoir revêtu un pantalon.

Il était hors de question qu’elle abîme ses beaux habits en crapahutant par-dessus un bout de ferraille. Tout cela dans le but d’impressionner un garçon au physique ravageur mais qui ne la respectait pas le moins du monde.

— Ne t’a-t-on jamais dit qu’une surprise ne devait pas être dévoilée au risque d’être gâchée ? rétorqua Walter, d’un ton calme.

— Quelle surprise ? Tu ne m’as pas laissé le choix. Ton sbire m’a embarqué dans son véhicule sans que je puisse prononcer un seul mot. Quand tu m’as appelé, tu m’as promis que nous nous amuserions. Or, m’aventurer illégalement sur une propriété privée n’a rien d’amusant. Bien au contraire. C’est bien mal me connaître Walter Fischer.

Barbara se décomposa. Elle aurait dû être plus ferme, crier. Un de ces voisins lui aurait peut-être éviter cette situation compromettante. Cette nuit était un véritable cauchemar. Elle n’avait encore vu une telle rage dans les yeux de Walter. Cela l’inquiétait. Elle craignait que les garçons n’aillent plus loin, ne s’en prennent à elle.

— C’est bon Muller ? Ne joue pas les mijaurées. Ça va te plaire. Tu vas voir, la nargua Jacob, un garçon rondelet à l’apparence soignée.

Walter s’arrêta net, priant ses congénères de suivre le mouvement. Il fouilla dans la veste de son blouson et en sortit une fusée. Barbara ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. Aucun d’entre eux ne comptait lui faire de mal, mais pour autant, leur compagnie de lui inspirait rien de bon. Nul besoin d’être devin pour deviner que ces trois-là préparaient un mauvais coup.

Walter plaça la torche sur l’herbe sèche, s’empara de son briquet et alluma la mèche.

— Qui disait que nous ne pourrions pas voir de feu d’artifice, ce soir ? se vanta-t-il.

— Arrête ça tout de suite, la supplia-t-elle. Tu vas créer un brasier.

Poser une fusée sur une végétation aride et c’était l’incident assuré.

— C’est le but recherché. Ce type ne mérite rien de plus que de finir brûlé par les flammes.

L’adolescent menait une vendetta, espérant faire de Barbara sa complice. Écœurée, elle hurla :

— Parce que tu crois que Norman te laissera faire ? S’il t’attrape, je ne donne pas cher de ta peau. Quoi qu’il en soit, vous êtes tous complètement fous. Ne comptez pas sur moi pour assister à ce massacre. Ni que j’en devienne la complice. Vous n’êtes que des ...

Elle leur tourna le dos, folle de rare. Elle voulait rentrer chez elle, se cacher sous sa couette et ne plus en sortir. A qui croyaient-ils avoir à faire ? Comment avaient-ils pu songer qu’un jour elle s’élèverait contre ces gens ? Lui avait-elle donné l’impression d’être une ségrégationniste ? Elle qui luttait bec et ongle contre les revendications de son père. Le grand Fursy Muller. Propriétaire et gérant de la scierie, seul responsable de la disparité sociale qui frappait Bitterburg.

— Barbara, reviens.

Mais l’adolescente regagnait déjà la cabine téléphonique au pas de course, avec un mot en bouche : fuir. Avec un peu de chance, elle parviendrait à joindre sa très chère Trudy et prierait toute la nuit pour qu’il n’arrive rien au Kohler.

— Qu’est-ce qu’on fait Walt ? lui demanda Levy, soudain moins emballé à l’idée d’incendier la demeure des Kohler.

Il craignait d’abîmer sa jolie frimousse, certes. Mais il n’était pas né de la dernière pluie. Barbara avait raison. S’ils ne filaient pas vite d’ici, il pourrait dire adieu à ses rêves de grandeur. Abandonner l’espoir d’intégrer un jour une grande école française, de se marier et de mener une vie de famille bien rangée.

— A votre avis ? Vous croyez sérieusement que je me suis déplacé dans les bas quartiers pour admirer la lune ?

Sa réponse provoqua l’hilarité de Jacob.

— Dire que je regrettais d’avoir fait faux-bords la belle Chiara Mogliani. Il parait qu’elle est dotée des lèvres les plus douces que la terre n’ait jamais connu. En usant d’un ou deux de mes charmes ou d’aucun d’ailleurs, j’aurais pu lui rouler un de ses patins. Pourtant, allez savoir pourquoi, je préfère mille fois être ici. Te voir mettre la pâtée à ce type vaut toutes les filles du monde.

— De toute façon, elle ne t’aurait jamais laissée faire, rétorqua Walter.

— Elle ne se serait pas permise de faire la fine bouche, si tu vois ce que je veux dire, railla-t-il.

Levy devenait de plus en plus blanc à mesure que la mèche rétrécissait. Ils allaient tous sauter. Ce n’était plus qu’une question de millimètres avant que le dispositif pyrotechnique explose et emporte tout dans son sillage. Conscient qu’il s’exposerait aux reproches de ses amis, il préféra néanmoins trahir les siens que de finir en charpie.

— On ferait mieux de partir avant que ce truc déflagre, brailla Levy alors qu’il détalait à vitesse grand V.

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