Partie 11

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Accroupie à côté de moi, Juliette tenait une assiette en porcelaine avec une grosse croquette panée du FryFast.

- Bordel !? Tu dormais ou t’étais dans le coma ? Allez, avale ça.

- J’ai dormi combien de temps ?

- Environ deux heures. (Elle retourna s’asseoir quelques lits plus loin.) Et je te dis, un vrai vampire… Un peu plus et t’avais les bras en croix et tout.

- Merci…

- Fait plaiz’ ! Et quand t’auras fini, t’iras voir la patrona ! Elle a une chiée de trucs à te montrer !

- Elle ne pouvait pas venir me le dire elle-même ? Elle est assise à quoi… Cinq mètres ?

- Bah, tu sais… Quand ils sont sur ces trucs…

Juliette fit semblant de serrer le haut de son avant-bras d’un garrot imaginaire et de se piquer avec la pointe rougeâtre de sa branche censée entretenir le feu. Simulant l’extase, elle laissa théâtralement tombé sa branche par terre avant d’elle-même s’effondrer sur le dos. Je ris nerveusement.

Reportant mon attention sur l’assiette, je mordis avidement dans la chair molle et huileuse du morceau de faux poulet. La vieille panure réchauffée me roula en bouche, mais la faim avait fait de cette triste collation un tel festin que je l’engloutis en trois bouchées. Mon estomac fit sentir une certaine gratitude avant de recommencer à grogner de plus belle… Bon, ça suffirait pour le moment. J’abandonnai l’assiette à côté de moi.

Si Ann et Sebastián nous avaient entendus, ils ne firent aucun mouvement à notre égard pour le laisser paraître. Ils pianotaient en alternance sur le clavier avec autant de vigueur qu’avant ma sieste impromptue. Ils n’avaient visiblement rien fait d’autre. Enfin… ça et fumer. Une pipe entourée de tabac égrainé siégeait au milieu de la table. Entre eux deux, le Commutateur était branché à l’un des ports du portable. Juliette se remit à jouer dans le feu avec sa branche.

Je me levai en faisant au mieux fi de la douleur qui remonta le long de ma jambe ! Je réussis à me maintenir debout et à me trainer maladroitement jusqu’à leur table.

- Dieu soit loué ! Le réveil du prince au bois dormant ! (Elle parlait sans même tourner la tête de son écran.)Je n’aurais jamais cru y assister de mon vivant… Ça vous a remis d’attaque au moins ?

- J’ai connu mieux.

- Mouais ben… prêt pas prêt, j’ai une tonne d’information à vous balancer, alors assoyez-vous !

Elle pointa une chaise en métal plié contre la clôture de la passerelle. À peine ai-je mis la main sur le dossier de la chaise, qu’elle démarra d’un ton surexcité.

- J’ai décidé, pendant votre petit roupillon, que j’allais vous faire confiance. Pas parce que vous m’avez dit connaitre Jacob ou même parce que vous prétendez savoir où il aurait caché les explosifs… non. Quoique je ne vous cacherai pas que cela aide énormément votre cause… Mais surtout, pour la simple et bonne raison que c’est ce que vous m’inspirez ! Et moi, je suis quelqu’un qui fait confiance à ses instincts. Mais vous devriez vraiment vous renseigner davantage sur tous les petits trésors que vous trimballez sur vous…

Je vérifiai de la main que le flacon de Fériapine était toujours dans l’une de mes poches : oui. Je me détendis.

Sebastián sembla me voir tâter mon manteau, mais ne fit aucun commentaire et se leva. Ann ne remarqua rien. Je m’assis sur la chaise maintenant dépliée.

- La bonne nouvelle, ou plutôt les bonnes nouvelles, sont que le Commutateur semble nous apporter plus de réponses qu’il ne nous cause de nouveaux problèmes… Tant mieux ! En accédant à son log, j’ai pu remonter jusqu’à ce que…

- Euh… son log ?

- Je ne vous disais pas de mensonges lorsque je vous signalais que cette machine écoutait tout ce que nous disions. Et même plus. Regardez…

Elle tapa quelques touches et les lignes de codes disparurent pour basculer sur une nouvelle fenêtre où l’on voyait une retransmission à grande échelle de l’écran du Commutateur. Sebastián revint en m’offrant une tasse de café fumant. Il me fit un clin d’œil et s’assit sans attendre un remerciement. L’arôme corsé du café me fit presque monter les larmes aux yeux de gratitude…

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COMMUTATEUR 0317

2116.12.14

19 :47 PM

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MENU

REGLAGES

INFOS RECHARGE

INFOS SYSTEMS/RESEAUX

-LOG DATA

SIM

RETOUR

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ACCEDER LOG DATA?

-Oui

Non

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LOG//COMM.0317

*OCT07 // 23 :29 :42 // Sort du Bar Allegria.

*OCT07 // 23 :31 :19 // Urine sur le bord de la rue.

*OCT07 // 23 :33 :33 // Interpellé par un individu.

- La machine écoute, enregistre et transmet un énorme flux de donnée et d’information sur son utilisateur. Plus ou moins en direct. Minute par minute. À… quiconque recevant ses rapports en fait. Mais ce n’est pas tout ! Elle fournit aussi, accompagnant l’énumération des événements et actions effectués par son propriétaire, un bilan de santé assez complet.

- Qu’est-ce que…

- À chaque fois qu’une personne la saisie dans sa paume, ou qu’elle entre en contact avec la peau, j’imagine, la machine recueille automatique une panoplie d’informations au sujet de son utilisateur… Rythme cardiaque, taux de dopamine, taux de sérotonine… L’oxygène aussi ! Trop pour que je puisse tous les énumérer.

- Bon. J’ai compris… J’ai amené la boite de Pandore avec moi…

- Claro, claro !

- Mais à qui est-ce que ça transmet tout ça ?

- Personne ne sait… mais on pense tous aux mêmes, non ?

- Les humes.

- Hijos de puta !

- Exact.

- Et vous ne pensez pas que de jouer comme ça, dans le log, ne puisse pas attirer l’attention des humes ? Après la tempête de merde que vous m’avez balancée plus tôt, je vous aurais cru plus… intelligente.

Un peu plus loin, Juliette laissa échapper un faible rire. Sebastián interrogea Ann d’un sourcil levé et celle-ci débuta des explications en espagnoles.

- Hey ! En français s'il vous plaît. Je veux savoir ce que vous vous dites ! Moi non plus je ne vous fais pas entièrement confiance vous savez.

- Je croyais que vous apprécieriez que je répète avec plus de… nuances, que vous vous êtes fait foutre une raclée par une enfant de quinze ans accompagnée de sa mère !

L’hilarité de Juliette doubla. Sebastián s’intéressa soudainement avec une attention renouvelée à l’écran… Ann avait à peine tourné la tête et me regarda du coin de l’œil. Elle attrapa la pipe sur la table et, s’allumant d’un briquet, elle aspira une bonne quantité de tabac. Elle garda la fumée un moment, me jugeant du regard, puis expira longuement en se retournant vers son ordinateur.

- N’empêche, je suis assez heureuse de voir que vos neurones semblent finalement être sortis de leurs léthargies.

- J’avais besoin de sommeil.

- Mouais… c’est ça. Bon. Pour en revenir à nos moutons, sachez que nous aussi nous sommes plus intelligents que nous en avons l’air. Pour répondre à votre question, les signaux que nos ordinateurs et serveurs émettent, dans un rayon de pratiquement un kilomètre autour du campement, sont branchés sur une dizaine de routeurs clandestins partout dans la ville. Ils multiplient et relocalisent chacune de nos adresses IP. En gros, on fait croire à quiconque voulant nous trouver, que nous nous trouvons simultanément, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, à plus d’une centaine d’endroits différents dans, autour, et par-delà Schäfertown.

- Et c’est suffisant ? Je veux dire… Les humes sont des machines. C’est vous-même qui l’avez dit, plus tôt, dans le sous-sol du restaurant… Je les croirais mieux préparer pour ce genre de situation. Non ?

- Oui. Vous avez raison. Un examen approfondi de leur part permettrait sans l’ombre d’un doute de localiser notre position. Assez rapidement même… Cependant, leur attention semble concentrée ailleurs… ce qui se trouve à être notre meilleure arme contre eux !

Elle inhala une seconde fois et déposa la pipe à côté d’elle. Expirant bruyamment, elle reprit ses explications d’une voix rauque et enrayée.

- L’ensemble de ces mesures nous servent surtout à nous protéger des habitants biologiques de la ville. Des gens puissants qui aiment le cours actuel des choses… Le Prêtre-Roi ou cette cinglée d’Hildys par exemple… Vous voyez le genre ?

- La patrona a même risqué sa vie pour installer des bloqueurs dans le campement des miliciens. Tu imagines ? T’es un agent de l’État ou je sais pas quoi et tu suis pendant des jours et des jours ces bloqueurs. Au bout, tu es certain de trouver une de nos planques… Et là t’arrives, tout tranquille, et… BAM ! Tu te retrouves en face d’un troupeau de ces fous furieux armés de machette. Mierda ! Ha ha ha. Si ça, ça ne décourage pas les autres… Yo no se !

- Mais tout cela n’est pas le plus important…

Elle se retourna sur sa chaise.

Oubliant son écran, elle me fixa avec intensité. Elle se leva et m’agrippa les épaules des deux mains. Son excitation atteignait son paroxysme !

- JACOB !

- Jacob ? Qu’est-ce que… Tu as trouvé Jacob !?

- Je… Oui, non…

- Oui ou non ?

- Enfin… je… Je suis certaine que la dernière personne à avoir eu le Commutateur, avant vous et les revendeurs je veux dire, c’était Jacob !

- …

- Et regardez ! Regardez !

Revenue à son écran, elle le fit défiler jusqu’à afficher le log d’une nuit située quelques jours avant mon acquisition du Commutateur:

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LOG//COMM.0317

45*DEC08//23:11:44// Ouvre la porte de son appartement.

53*DEC08//23:12 :32// Dépose bibelot de clown sur sa tablette d’entrée.

45*DEC08//23:13:49// S’assoit sur le divan.

73*DEC08//23:14:11// Écoute la télévision : pub. IL-Bud.

53*DEC08//23:15:08// Écoute la télévision : pub. MultiVitamines Remplace-Faim.

-73*DEC08//23:16:25// Changement du poste de télévision : Random muzak player.

55*DEC08//23:17:37// Écoute la télévision : Romance in the mall #3 en lecture.

14*DEC08//23:18:53// Écoute la télévision : Romance in the mall #3 en lecture.

28*DEC08//23:19:17// Ouvre le frigidaire.

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- Vous voyez ? Les chiffres !? Les chiffres !

- Je… Lesquels ?

- Ici… Et ici ! Et là !

- Euh…

- Les paires de chiffres au début de chacune des lignes !? Vous les voyez ?

- Oui…

- Ce n’est pas censé être là !

- D’accord…

- Ça nous montre qu’il était encore vivant ! Il y a à peine six jours !

- Je ne comprends pas où…

- Ce sont des coordonnées géographiques mi amigo.

- Des coordonnées… De l’endroit où serait Jacob ?

- Ce serait surprenant… Il n’aurait eu l’opportunité de connecter et de modifier le log qu’avant de le remettre aux contrebandiers… Non. Je crois plutôt qu’il à découvert ou fait quelque chose de grave et que c’est ça qui la foutus dans la merde… Il comptait sur toi pour nous amener le Commutateur on dirait.

- C’est impossible! C’est moi! Moi! Qui l’ai supplié de me trouver un Commutateur !

- Vous en êtes certain ?

- Si j’en suis certain… Plutôt ouais !

- Jacob excelle à amener les autres à faire selon ses désirs. Selon son agenda personnel.

- La patrona, c’est le cerveau tu vois. Mais Jacob, lui c’est un… casamentero ?

- Un entremetteur.

- Si !

- Je… Je ne sais plus… Tout cela me parait si loin.

- Claro, claro !

- … Comment Jacob aurait pu compter sur moi si j’ignorais votre existence avant aujourd’hui ? Et pourquoi ne pas venir directement à vous ? Ça aurait été beaucoup plus simple…

- J’ignore honnêtement pourquoi il a décidé de procéder ainsi. Mais… Jacob n’a jamais eu besoin de chercher longtemps une raison avant d’agir. Il croyait aux signes que la vie envoie… Il voyait le monde selon sa propre logique personnelle. Il y avançait…

- …en ne suivant aucun chemin ni aucune route déjà tracée ! Ouais je sais. Il m’a déjà fait le monologue.

- C’était un rêveur… que voulez-vous.

Une ombre passa dans son regard. Ses épaules s’abaissèrent. Cela ne dura qu’un instant… Elle s’assit et reprit la parole sans tarder mais son excitation n’y était plus.

- Tout ça pour dire, que je ne partage pas sa vision du monde… Au contraire. Mais… comme moi, il suit ses instincts. Et surtout : il se trompe rarement! Il a vu un membre potentiel en vous et, pour des raisons qui m’échappent, il a décidé que c’était la meilleure manière d’agir pour vous rallier… Maintenant, je crois qu’il veut que nous allions rendre visite à l’Archiviste !

- Non. Un instant… je…

- Vous connaissez l’Archiviste mon cher Mikaï ?

- Juste des rumeurs…

- L’Archiviste détient une quantité astronomique d’informations sur des sujets presque aussi variés qu’obscurs… Le problème, c’est qu’il doit constamment changer de domicile. Supposément recherché par une pluralité de groupes et d’individus, il…

- Arrêtez.

- Comment ?

- Arrêtez. Ma tête va…

Je déposai la tasse intacte de café sur le coin de la table. Son odeur ne faisait maintenant que décupler les élancements de douleurs sous mon crâne… L’envie de consommer du Fog avait surgi dès les premières allusions à mon ami.

Elle occupait maintenant toute la place.

Le reste n’était qu’une bouillie mentale…

J’y verrai plus clair ensuite.

- Non ! Non ! Nous devons discuter de la suite des choses.

- Demain.

- Demain ? Non, aujourd’hui. Maintenant ! Nous avons déjà six jours de retards.

- Non…

Ils me fixaient. Leurs bouches ouvertes.

Je me levai.

J’attrapai le Commutateur et le tirai sans égard pour le fils branché sur son côté.

- Hey! Mollo connard…

J’avais presque rejoint le demi-cercle de matelas que j’entendis Ann inhaler avec mécontentement, puis crier :

- Drôle de manière de montrer votre joie de savoir Jacob vivant!

- Rien ne nous dit une telle chose.

- Merci pour ce beau positivisme. Ça fait chaud au coeur!

- De rien.

- Mouais… Demain, j’aurai besoin de vous…

- …

- Que vous le vouliez ou non.

- …

- C’est compris ?

- Ouais… Demain !

L’idée de retrouver mon ami aurait effectivement dû me transporter de joie mais je n’en ressentais qu’une frayeur grandissante… Comme si un gouffre immense venait de s'ouvrir sous mes pieds. De grosses gouttes de sueur me coulèrent de la nuque jusqu’aux omoplates.

Je croisai Juliette qui m’offrit un visage figé entre l’incompréhension et le mépris…

Fuck it !

Qu’ils aillent tous se faire foutre !

Sans prendre la peine de me déshabiller, je me couchai dos à eux et m’abria du premier sac de couchage sur lequel je pus mettre la main. L’assiette abandonnée plus tôt glissa alors que je remontai le duvet humide jusqu’à mon menton. Je patientais ainsi un moment…

Après avoir échangé quelques phrases à voix basse, ils se remirent à leur tâche respective.

J’ouvris plus largement le sac de couchage et extirpai le Fériapine de mon manteau. L’écran du Commutateur éclairait suffisamment l’intérieur de mon sac pour me permettre d’ouvrir le flacon sans trop de difficulté. J’enfonçai mes doigts pour en sortir deux pilules.

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- Consommer du Fog pour dormir.

- Résister et tenter de dormir sans Fog.

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