Partie 5

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Consommer tout de suite la drogue.

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Une vague d’excitation se rependit dans tout mon corps. Je ne crois même pas avoir remis le flocon en sureté. Ce qui était certain, c’est que je l’avais ouvert en quelques secondes. Les deux pilules furent dans ma paume. Un dernier regard pour vérifier que la ruelle était toujours vide : oui. Parfait.

Je plaçai les comprimés sous ma langue. Les laisser fondre ainsi permettait à la drogue d’utilisé les nombreuses muqueuses présentent pour absorber la drogue encore plus rapidement. Moins de cinq minutes et je devrai ressentir les premières vagues. Les ronds pâteux s’étaient déjà complètement dissolus dans ma bouche. Le début d’une chanson country provenait de l’autre côté du mur annonçait le commencement d’un nouveau spectacle… L’onde de chacune des notes trouvèrent chemins jusqu’à mon cerveau et y explosèrent en une chaude et délicieuse décharge. Éclaboussant au passage l’arrière de mes joues, les bouffées de chaleur, mélangées à de nouveaux frissons, me confirmèrent que la drogue faisait rapidement son chemin à l’intérieur de mon organisme.

J’entrepris de monter la cage d’escalier en espérant pouvoir rejoindre mon camarade au plus vite ! Bien que la sensation de sérénité qui accompagnait l’expérience de la drogue permette parfois des connexions plus profondes que d’habitude avec le réel, il était idiot d’imaginer que je pourrai, dans les prochaines heures, agir à mes pleines capacités… Un environnement contrôlé m’apparaissait nécessaire.

Arrivé au deuxième pallié, le premier vrai remous assiégea mon cerveau.

Un brouillard épais commença à gruger la périphérie de ma vision.

Nouvelle explosion de bien-être.

De longues colonnes duveteuses s’étendirent pour flatter chacun des détails qui continuèrent d’imprégner malhabilement mes rétines. Dans mon regard, maintenant noyé de fumée, les éléments du réel ne devenaient que des ombres grotesques déformées par les ondulations grises. Elles s’allongèrent à l’ensemble de la cage d’escalier, à l’entièreté de mon être, puis la quasi-opacité poussiéreuse se fit balayer par un grand vent silencieux…

Les restes du brouillard s’enfuirent tranquillement à droite et à gauche de ma vision pour ne me laisser comme repère qu’une table crasseuse où j’étais assis. Judith était assise en face. Étais-je en train de sourire ? Car elle l’était… ce qui signifiait que nous étions à l’extérieur de Schäfertown… Plusieurs années avant que tous les malheurs du monde ne s’effondrent sur notre amour naïf. Une vieille serveuse au dos courbé s’avançait vers nous. Son plateau tremblait dangereusement et son linge empestait le rhum. Elle sortit un calepin de son tablier et, accompagnant son bref geste, une nouvelle trainée de fumée surgit de sa poche frontale et se condensa autour d’elle. La fumée l’enroulait comme le feraient des serpents de vents, parcourant de leurs longues mâchoires grises l’ensemble de son corps. Ils devinrent sa deuxième et nouvelle peau. Ils sautèrent ensuite sur les tabourets, les tables et même les autres clients, jusqu’à enfumer complètement l’intérieur du restaurant.

Le mur d’air que j’étais reprit tranquillement la forme d’un torse, de mes mains, et enfin, dessina le contour de mes doigts qui s’agrippaient toujours à la rambarde des escaliers extérieurs. J’étais à un étage de rejoindre mon ami. Je ressentis un nouveau ressac de chaleur… accompagné d’un sentiment d’alerte !

La principale difficulté de naviguer sur le Fog consistait à réussir à associer le bon moment temporel avec la bonne émotion. Par exemple, est-ce que ce sentiment d’alerte était réellement vécu en ce moment ? Ou peut-être l’avais-je ressenti plus tôt dans la soirée, bien qu’à cet instant, ce soit un autre moment que je sois en train d’expérimenter comme étant le présent ? En fait, c’était cette notion même de présent qui se trouvait complètement distordu par la drogue. Elle était relayée au rang de détail inutile pour la compréhension du réel…

L’indécision me poussa à faire demi-tour. Mes pas, descendant péniblement sur les marches rouillées, furent occultés d’une rafale de brouillard qui enveloppa à nouveau chaque chose du réel… Son retrait s’effectua avec plus de délicatesse que la dernière fois. Et ce, beaucoup plus rapidement ! En l’espace de quelques secondes, presque comme la vraie progression du temps, une nouvelle bulle issue de mon existence s’imposa à mon esprit: je marchais vers un bar. Accrochée à la seule fenêtre du rez-de-chaussée, juste à côté de la porte menant au reste du logement, une enseigne en néon rose et bleu montrait une cowgirl plantureuse qui exhibait ses seins nus : le Lolita’s.

Un homme encapuchonné, fumant nonchalamment, était accoté au mince abri-tempo qu’offrait le commerce à quelques mètres de l’entrée, et ne daigna point lever les yeux sur moi, alors que pourtant, c’était de sa fumée que je venais de prendre forme… Les deux Doormens encadrant la porte de métal discutaient en se partageant eux aussi une cigarette. L’un des deux, largement plus grand et musclé que l’autre, était trop occupé à frapper de sa botte une inégalité dans la glace pour, à mon grand soulagement, remarquer mon entrée. Le deuxième cependant… m’aperçut aussitôt. Il jeta son butch par terre et m’accueillit d’un sourire immense !

Il avança les bras ouverts dans l’attente d’une vigoureuse accolade en interpelant d’un ton jovial son collègue :

- Hein ! Tu vois ! Je t’avais dit qu’il n’était pas fâché… hein !? Regarde, he looks brand new !

- Eh, tu boites Mikaï ? Faut dire qu’on n’est pas allé de main morte la dernière fois non plus… héhéhé. N’empêche que je ne me souvenais même pas que je t’aie dégommé le pied. Héhéhé… !

- Tu nous en veux plus ? Tu sais bien que t’avais foutu la merde l’autre fois… fallait… fallait… Tu sais ce que je veux dire. Allez, sans rancune, mon vieux ?

Il referma son bras squelettique sur mes deux épaules et me secoua violemment. Nous marchâmes ainsi, devant le sourire mesquin de l’autre, jusqu’aux portes du bar.

- Pour te montrer ma bonne foi… et celle de Boris ici présent, je t’offre le premier pichet ! It’s free darling ! Tu sais, entre copains…

- Entre copains on partage… On partage…

- … tout ! On partage tout. Rappelle-toi ça, hein ?

En un clignement, les portes disparurent.

Une fois mes yeux rouvert la fumée terminait de former un nouveau décor. Sans un souci pour la scène précédente, car justement, rien ne permettait de croire qu’elle soit réellement issue de cette dernière scène (le temps continuait de s’entremêler autour de moi) j’avançai dans un couloir dont la tapisserie fleurie était complètement ruinée par des années d’humidité. La porte bleu ciel de l’appartement de Jacob m’attendait au bout du couloir.

J’avançai d’un pas décidé, cependant, ma jambe, dût à une étrange - quoiqu’indolore - paralysie, déséquilibrai l’ensemble de ma démarche et rendait mon avancé si difficile que je tombai contre la porte.

Simplement entrebâillée, celle-ci s’ouvrit à la volée !

Perdant l’équilibre, je décidai de m’asseoir sur la terre boueuse. Mes pantalons furent instantanément trempés et le froid transperça directement jusqu’à mes cuisses. Je dus me relever prestement pour éviter l’engourdissement. Ma compagne, toujours occupée à remuer les minuscules braises d’une tentative de feu, ne releva guère la tête et farfouilla ensuite dans son sac à dos. Je n’avais jamais été si près de la périphérie de la ville. Ici, l’eau s’étendait jusqu’à perte de vue… On était transporté par les bourrasques de vent et les effluves humides et salés que ramenaient inlassablement les vagues à nous. Le bruit d’une bière décapsulé me ramena à la réalité. Elle me la tendit, avant d’en sortir une deuxième pour elle. Le brouillard sur l’eau sembla s’épaissir graduellement… jusqu’à former un mur qui avança sur nous. Ou sur moi, plutôt. Ma compagne n’y prêtait aucune attention. Le mur rejoignit le rivage et obstruait maintenant l’étendue d’eau. Je voulus faire volteface, mais le mur avait dû m’atteindre à ce moment précis, car une fois ma pirouette effectuée, j’étais assis aux premières loges de la passerelle centrale du Lolita’s.

En chemin j’avais croisé ce connard d’Emmeth qui m’avait suivi et, contre mon grès, s’était écrasé à ma droite. Sa putain de dent en or brillait à chacun des passages des projecteurs violet et jaune. J’avais toujours détesté Emmeth… et le Fog n’y changeait rien.

Heureusement, il y avait suffisamment à voir pour l’ignorer : collé à raz la scène où une danseuse était déjà à l’œuvre, des hommes et des femmes, dont je faisais joyeusement partie, criaient et lançaient de l’argent en sa direction. Ses jambes plaquées en grand écart sur les planches de la passerelle, Milady, c’était son « nom » frottaient langoureusement ses seins nus en multipliant les sourires et les clins d’œil coquins à notre attention. Après avoir fait monter la tension un moment, elle amena lentement ses doigts jusqu’à ses lèvres pulpeuses et les lécha avec délectation… jamais elle ne nous quittait du regard.

La foule de macaques que nous formions atteignit le summum de son délire !

Les billets tourbillonnaient dans les airs !

Tous, nous tapions sur la scène dans une cohue monstre.

Certains des observateurs ou observatrices, dont Emmeth, n’en attendirent pas moins pour ouvrir leurs braguettes et commencer à se toucher. Satisfaite de ses effets, la danseuse ramena ses cuisses, descendit lentement sa main sur sa poitrine et effleura ses sensuellement ses reins. Ne nous quittant toujours pas du regard, elle introduisit cérémonieusement sa main dans sa petite culotte… en accompagnant sa performance d’un merveilleux hoquet de fausse jouissance ! Nous redoublâmes d’excitation.

Un grand homme élancé, aux joues et aux tempes complètement rougies par l’extase du moment, monta d’un bond sur scène.

Je revins en un instant dans le SSE. Au milieu de son élan sacrificatoire, alors qu’elle tentait de s’agripper au carrelage qui n’offrait aucun relief à ses doigts taché, les yeux en amandes de la mère se plantèrent à nouveau dans les miens. La haine lui brulait les rétines…

L’homme avait la ceinture aux chevilles, mais en quelques secondes, il avait plongé sur la danseuse… Stupéfaite, elle ne sut point réagir et fut projetée d’une claque sur les planches ! Il avança vers elle si vite qu’elle ne put réagir que par l’immobilité totale. Les pulsions que l’on voyait s’extérioriser sur la scène ne faisaient qu’exciter encore plus ardemment les spectateurs ! Personne n’osait interrompre le spectacle… Sous la pression de la foule qui s’écrasait maintenant contre la scène, on me poussa violemment contre le sol collant du bar.

Étendu sur le sol, ce fut Jacob qui m’éveilla. Cette soirée-là, nous avions consommé de l’ecstasy – ainsi que quelques autres substances que j’oublie – et épuisé de notre nuit à déambuler, je n’avais pas donné beaucoup d’options à mon camarade lorsque je m’étais tout simplement étendu sur un lit d’aiguilles à même le sol. J’avais ensuite refusé de me relever. Comme trop souvent, Jacob, qui avait pourtant autant consommé que moi cette nuit-là, avait veillé pendant des heures à mes côtés ! Me laissant dormir paisiblement alors que lui restait aux aguets du moindre bruit suspect. C’était justement l’un de ces bruits qui le poussa à m’éveiller aussi abruptement.

- Viens ! We gotta go… J’ai pas full le droit d’être ici moé.

Ramassant la veste sur laquelle il était assis, il se leva et, sans même y penser, bourra sa pipe de marijuana avant d’en prendre deux grandes inspirations.

- C’est pas la joie avec les gars d’Hildys ces temps-ci. Surtout pour moi… But don’t worry my friend ! I’m a big boy !

Il accompagna sa dernière réplique d’un clin d’œil et tapota fièrement son biceps gauche. Un nouveau bruit le fit aussitôt redevenir sérieux. Il me tendit sa pipe, que je refusai, puis voulut m’aider à me relever, mais encore trop endormi et encore défoncé, je m’effondrai à nouveau au sol. Je me relevai péniblement.

Encore étourdi de mes allers et retours dans le temps, je dus prendre un moment pour comprendre ce qui se déroulait sous mes yeux : l’appartement de Jacob, du moins son salon, était totalement saccagé !

Partout, des débris de vitre et de bois éclatés, provenant de l’ensemble de son mobilier, jonchaient le sol tel d’immonde détritus… Le divan était éventré sur la largeur, les fenêtres, cadres et la bibliothèque fracassés contre les murs, et la lumière, que j’avais aperçus et associés à la présence de mon camarade, appartenant plutôt à un restant du plafonnier qui ne pendait maintenant que par un mince fils électrique au milieu du salon. Je voulus reprendre appuis sur le rebord normalement installé dans l’entrée, là où Jacob alignait habituellement les figurines, et nombreux autres gri-gri accumulés au cours de ses nombreux vagabondages, mais la tablette était fracassée et ne formait maintenant qu’un monticule de poussières et de morceaux de porcelaine inanimée au sol.

Un tapage monstre se fit entendre de la cuisine.

Un tiroir rempli d’ustensiles fut propulsé à travers le salon et explosa contre le mur perpendiculaire !

Les pilleurs étaient encore là.

Sur ma gauche, le monticule au sol commençait à monter, de sorte que j’avais maintenant la main appuyée sur une surface composée de plâtre et de fumée ; un mur humide, vaporeux, mais brulant au touché.

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A) Rester impassible.

B) Intervenir.

C) Partir immédiatement.

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