IV. La nuit elle ment.

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Idéal

Elle m’a semblé être faite pour moi, tout de suite. Quel sentiment étrange de se voir tomber amoureux et ne rien pouvoir faire pour s’en empêcher. J’ai bu ses paroles, j’ai dévoré ses yeux, j’ai voulu goûter ses lèvres, ses épaules, sa nuque. La partie de bowling se poursuivait, plus les quilles tombaient, plus j’avais peur du temps qui passe et qui me séparait d’elle. C’en était presque douloureux de devoir me tenir loin d’elle. Quel sentiment étrange de se voir tomber amoureux et ne rien vouloir faire pour s’en empêcher. Putain. Elle me parlait de tout, de la vie, de moi. Jamais d’elle. Je lui répondais comme je pouvais, déstabilisé par ce regard cerné de taches de rousseur pointé vers moi.

Après la partie de bowling, on a bu un verre ou deux. Peut-être même trois ou quatre, je ne sais plus. On a enchaîné les verres d’alcool tout comme on avait enchaîné les blagues et elle avait ri de tout son cœur laissant planer son rire dans la salle comme pour le partager avec tous ceux qui nous entouraient. Non, ne le partage pas, il n’est qu’à nous. Je la regardais rire en ayant l’impression d’être un super-héros. Ce sourire, c’est grâce à moi qu’il se dessinait sur sa bouche. J’en étais l’auteur, le peintre, l'architecte et plus j’enfilais les verres, plus je tombais amoureux fou. Toutes les personnes assises autour de nous devaient nous envier, pour eux, on puait le bonheur.

J’aime bien cette expression, ce sont toujours les autres qui “puent” le bonheur, comme si le bonheur des autres était quelque chose de répugnant, quelque chose dont il fallait s’éloigner, souvent plus par jalousie que par dégoût. Moi, je ne voulais surtout pas m’en éloigner. Je voulais plonger dans cette puanteur de tout mon corps et surtout qu’elle y plonge avec moi. En sortant du bowling, alors qu’elle feignait de tenir une démarche naturelle, perchée sur ses talons qui évitaient les reliefs de la route, on décidait de se promener et de s’assoir sur un banc, à la recherche d’étoiles qu’on ne verrait jamais puisque la brume était bien trop épaisse. Qu’importe, puisque l’ivresse nous empêchait de le comprendre.

Assis sur ce banc depuis plusieurs minutes, attendant que le rouge de nos joues s’estompe, elle a paru s’éteindre une fraction de seconde. Elle s’est tournée vers moi et m’a dit :

— Je me demande d’où vient le problème.

— Le problème ?

— Oui, ce qui ne va pas chez moi.

— Je crois que tout va très bien chez toi, petite. À part, peut-être, cette partie de bowling que tu viens de perdre lamentablement.

Elle a souri.

—Tu te trompes, m’a-t-elle dit. Je n’arrive pas à ressentir les mêmes choses que vous.

— Que ressens-tu ?

— Plus rien… J’arrive à me convaincre que c’est la vie m’a bousillé, que ce n’est pas de ma faute si je ne ressens plus rien. Et je sais que je me défile. Je décline toute responsabilité en tentant de me persuader que j’aurais été tout autrement si je n’avais pas eu la vie que j’ai eue mais je sais que ce n’est pas vrai. Je mens.

Elle m’avouait ses faiblesses en craignant ma réponse et je voyais en elle cette faille que j'avais déjà réussi à apercevoir, plus tôt dans la soirée. Si elle aimait croire que ses yeux étaient différents par leur couleur, là où elle se trompait, c’est qu’ils l’étaient par leur tristesse. Cachée derrière des habits de dame, masquée d’un rouge à lèvres couleur sang et revêtue d’un rire léger, il me semblait évident qu’elle était effrayée. Je sortais alors une clope de mon vieux jeans, repensant à toutes les fois où je m’étais juré d’en finir, tout en imaginant le regard noir de ma mère, furieuse que j’empeste mon corps de “toutes ces conneries”. Je l’allume alors, la tire et empeste mon corps. Pardon maman. Je soufflais la fumée à l’opposé de nous. Loin de nous. Loin d’elle. Je ne voudrais la blesser d’aucune manière.

— Parfois, tout s’éteint, lui ai-je dit. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Il n’y a pas de règle. Il n’y a pas que les gens qui ont souffert dans le passé qui ont le privilège de connaître cette absence d’envie. On est tous égaux, ça peut arriver à n’importe qui, n’importe quand, sans raison valable. Ça ne prévient pas et ça ne se justifie pas. Parfois l’envie s’en va, ce n’est juste plus là et c’est tout. S’il y a une chose que je peux te promettre, c’est que ça revient toujours.

Un sourire nerveux se dessinait sur son visage qu'elle avait levé, comme pour admirer les étoiles qu’on ne voyait pas ou pour s’adresser à quelqu’un là-haut, de plus fort que nous. Était-elle croyante ? Je n’en savais rien. Je mourrais d’envie de la prendre dans mes bras, de lui donner la flamme que j’avais à l’intérieur de moi, de la lui confier, de lui dire que moi je pourrais m’en passer si c’est elle qui en hérite pour qu’elle puisse apprécier chaque jour, sans exception.

— Dis-moi en plus sur toi, m’a-t-elle demandé

— En quel honneur ?

— C’est comme ça que ça fonctionne, quand quelqu’un se livre, l’interlocuteur se livre aussi. Tout le monde sait ça.

— Je ne suis pas tout le monde, affirmais-je.

— C’est la convention, il faut y répondre.

— Que veux-tu savoir, petite ?

— Je veux savoir ton secret !

J’ai triché. J’ai menti. J’ai volé. Je me suis drogué. J’ai trompé. J’ai été trompé. J’ai même volé quelqu’un que j’avais déjà trompé.

— J’en ai beaucoup trop

— Alors dis-en moi un. Un seul, ça suffira.

— Hmm… J’écris.

— Des histoires ?

— Plus ou moins, j’écris sur les femmes que j’ai connues, sur moi, sur les anecdotes de ma vie. Ce genre de choses, quoi…

— Elles sont publiées, ces histoires?

— Quelques-unes le sont, oui. Les autres sont encore dans ma tête.

Dans ses yeux j’ai pu deviner son intérêt.

Tu voudrais que j’écrive sur toi, je le sais.

— Tu écriras sur moi ?

Gagné. Oh, oui, je compte écrire sur toi.

— Non, ce n’est pas prévu, petite.

Je t’ai vexée ?

— Tu aurais tort.

Je t’ai vexée !

— J’aime écrire sur les femmes mystérieuses, les femmes imprévisibles. Je vais te dire un autre secret : je sais déjà tout de toi.

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