V. Les détails qui restent

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Spleen

Ce jour-là, la porte de la parfaite villa était fermée une fois encore. Je frappais mon poing contre cette porte jusqu’à ce qu’il souffre, la suppliant de me faire entrer. Maman, s’il te plaît. Laisse-moi entrer. Mes affaires traînaient dehors: mes vêtements, mes cours et mon ordinateur, éparpillés dans l’herbe du jardin, semblaient l’implorer, eux aussi, de pouvoir entrer. Le message était clair, c’était le même depuis des années : elle ne voulait pas de moi, elle ne me voulait plus.

Je dois avouer que j’avais commencé à baisser les bras dans cette lutte contre l’alcool. Parfois, je n’avais plus la force de cacher les bouteilles, les médicaments et les clés de la voiture qu’elle conduisait si imprudemment qu’elle en avait embouti beaucoup d’autres. Parfois je n’avais plus la force de la raisonner des nuits entières ni l’envie de chercher de l’aide. Laisser les bouteilles, les médicaments et les clés à leur place, c’était comme abandonner un peu l’idée de vouloir la guérir.

Elle avait tout fait pour me faire partir :

me rabaisser,

m’insulter,

me frapper,

m’enfermer,

m’empêcher d’entrer dans la maison durant des semaines,

appeler la police pour me faire embarquer,

s’essayer au suicide,

se rater,

me le reprocher

Recommencer.

Elle a tout fait pour que je parte et je suis restée auprès d’elle comme un animal est fidèle à son maître. Littéralement. “Salope, Bonne à rien, Feignasse, je ne te supporte pas, va-t-en, ici ce n’est plus chez toi, je ne t’aime pas, tu n’es ici que pour profiter de mon argent, je n’aurais jamais dû t’avoir, tu ne ferais jamais rien de ta vie, tu gâches la mienne, dégage!”. J’essuyais ses remarques blessantes, jours après jours, persuadée que je ne méritais rien d’autre. Plus elle me détestait, plus je voulais son affection.

Est-ce que tu vas m’aimer, maman, si je fais ça ?

Est-ce que tu vas arrêter de boire si je deviens ceci ?

Dis, maman, c’est à cause de moi que tu es malheureuse ?

Dis, maman, pourquoi tu ne m’aimes pas assez pour reposer ce verre ?

Il y a des détails qui restent. L’odeur en est un. L’odeur m’est restée. Depuis qu’elle avait bu son premier verre, depuis qu’elle avait commencé à perdre la tête, elle n’était obnubilée que par une chose, une chose seulement : les chiens. Il y en a eu huit au total. Huit à la fois, non pas huit à la suite. Ils étaient huit, errant dans la parfaite maison aux volets fermés, déféquant à même le sol sans qu’elle ne les sorte jamais. Dans le noir, dans la fumée de tabac, dans un amas de cadavres de bouteilles abandonnées dans toutes les pièces et les fauteuils, les crottes des huit chiens séchaient par terre, partout, pendant qu’elle se noyait dans son verre. Partout. Je vivais dans une odeur nauséabonde. J’étais une odeur nauséabonde. Il y a des détails que j’ai oubliés, mais pas ceux-là. Non, pas ceux-là.

Régulièrement, elle faisait venir la police, leur suppliant de m’emmener avec eux. Elle leur montrait des photos de ma chambre non rangée, persuadée que le bordel qui s’y trouvait méritait bien une nuit au cachot. Si ce n’était pas le cas -et ça ne l’était pas-, elle enchaînait avec ses arguments préférés : “Tout est de sa faute. Je ne veux pas d’elle, elle ne sert à rien, elle gâche ma vie, prenez-la, c’est une connasse”. Face à un discours décousu, osant à peine poser le pied dans une maison souillée, les policiers s’en allaient toujours, le regard navré. Ils ne pouvaient rien pour nous. Ils m’ont conseillé un jour de la quitter, simplement en trouvant un autre endroit où vivre et j’avais été scandalisée que l’on me demande de baisser les bras sans même nous avoir tendu la main. Je cherchais de l’aide pour la guérir, non pas pour la fuir.

Aujourd’hui, et aujourd’hui seulement, je me rends compte à quel point les policiers et les voisins, ceux-là qui ont vu de près la descente aux enfers de la parfaite famille et la maltraitance des enfants (encore mineurs), ceux-là se sont lâchement tu. Je n’ai jamais eu d’aide, de compassion ou conseils judicieux de leur part. Tous ne pouvaient s’empêcher d’afficher leur dégoût face à nous, notre saleté et notre puanteur. Des voisins venaient sonner à la porte, me trouvant irresponsable de ne pas avoir assumé l’état d’ivresse ma mère. J’étais irresponsable de ne pas l’avoir ramassée, allongée sur le trottoir, si ivre qu’elle n’avait su trouver la bonne clef pour entrer. J’étais cinglée de la laisser prendre son volant en ayant bu. J’étais fautive quand, par mégarde, elle laissait les huit chiens s’enfuir de la maison et je me devais d’aller les rattraper dans les jardins voisins, m’excusant mille fois pour ce “désagrément”. Tous sortaient, voyeurisme oblige, quand l’ambulance ou la police arrivait dans notre rue, sirènes hurlantes. Tous savaient. Tous jugeaient. Un jour, deux femmes ont sonné à notre porte. Elles faisaient partie d’une association défendant la cause animale où nous avions été dénoncées et elles avaient été scandalisées par le traitement que l’on réservait à nos animaux. Je me revois les entendre me dire que les animaux ressentent les émotions, qu’ils souffrent de ne pas sortir ou voir la lumière du jour, qu’il ne fallait pas en adopter tant, si nous ne savions pas nous en occuper. Elles trouvaient cela inadmissible et porteraient plainte. Je me revois les entendre me dire tout cela et me taire face à cette injustice. S’il est vrai que la situation était inadmissible, il était totalement injuste qu’aucun de tous ceux-là ne pense une seule seconde que, moi aussi, j’en étais la victime.

Dis Maman, pourquoi tu fais ça ?

Je vivais la nuit, quand elle dormait, m’enfermais  le jour, quand elle buvait. Elle ne faisait rien d’autre que boire, pas même les courses qu’elle choisissait de se faire livrer : des Gordons, des bouteilles de vin, des raviolis en boîte et des croquettes pour chiens. Elle se faisait livrer parfois une friterie aussi, sans ne jamais oublier de commander les cervelas pour les huit animaux. Moi, je n’avais droit qu’à du mépris, lui aussi, livré à domicile. Alors, je cachais de la nourriture dans le congélateur de la cuisine, une assiette et un poêlon dans ma chambre, fermée à double tour, pour pouvoir cuisiner la nuit, quand elle n’était plus consciente et que la pisse des huit chiens avait séché par terre. Chambre-cuisine, cuisine-chambre. Je ne sortais de ma chambre que pour cela. Pour cela seulement, car pour rien d’autre je n’aurais osé. A presque vingt ans, j’avais abandonné l’école, les amis, le sport et toute autre sorte de vie sociale. La seule que je conservais encore alors se résumait à quelques heures passées, le dimanche, en compagnie de ceux qui avaient été “la parfaite petite famille”. Mon père, mon frère, ma sœur , ceux-là mêmes qui avaient fui la folie d’une mère, me conseillaient de la fuir à mon tour. Ils étaient convaincus que c’était la meilleure solution. Pas moi. J’en étais incapable. L’emprise est une prison aux portes grande ouvertes. J’aurais pu fuir, j’aurais pu ne vivre aucun moment de ceux que j’ai vécu, j’aurais pu éviter à mes yeux de voir ce qu’ils ont vu et pourtant, si dans les faits j’aurais pu, j’en étais incapable. Je ne peux pas l’abandonner. Plus jamais elle ne sera sobre si je la quitte. Elle va se tuer. Tout repose sur moi. Emprisonnée de responsabilités, menotée de culpabilité, je m’enfermais moi-même dans un enfer dont je pouvais me libérer. S’il y a une chose, une chose seulement, que je voudrais crier à ceux dont les parents ressemblent au mien, je crierais : ne faites pas cela.

Dis, maman, pourquoi tu ne m’aimes pas ?

Parfois, terrée dans mon antre, j’entendais le bruit sourd de son corps dévaler les escaliers. Je m’arrêtais de respirer, quelques instants. Le temps lui-même se suspendait volontairement pour attendre avec moi, je pourrais jurer l’avoir vu attendre. Je ne pouvais l’aider à se relever sans me risquer à sa furie, alors, retenant mon souffle, j’entendais les marches de l’escalier être montées péniblement, une par une, aussi lentement que les larmes qui, elles, coulaient sur mes joues. Sans la voir, au seul son du bois qui craquait sous ses pieds, je l’imaginais essayer de grimper à l’étage, les yeux dans le flous, titubant et s’attachant à la rampe d’escalier avec le peu de force que ses muscles lui laissaient encore. A chaque marche montée, elle se rapprochait un peu plus de sa chambre, son terrier, son tombeau. Mon cœur s’emballait. Vas-y,maman, grimpe, tu peux le faire ! Non, ne le fais pas, tombe, laisse-moi en paix. Quand elle était arrivée à l’étage, le temps continuait à attendre avec moi. Pourvu qu’elle ne s’arrête pas devant ma porte, pas ce soir. Des coups surgissaient. Nets et violents, ils s’arrêtaient sur la porte de ma chambre, fermée à double tour. Elle frappait de ses poings et je devinais que ses muscles ne tiendraient plus longtemps. Le temps lui-aussi voyait la porte trembler tant les insultes la traversaient. Salope, dégage d’ici, tu n’es qu’une merde, je te déteste !

Dis, maman, est-ce que je mérite ça ?

Ce jour-là, la porte de la parfaite villa était fermée encore une fois. Une fois de trop. Ce jour-là, j’ai ressenti quelque chose de nouveau, quelque chose d’effrayant. Ce jour-là et pour la première fois, je l’ai hais. J’écris le mot “haïr” aujourd’hui sans défaillir car je ne le ressens plus. Il s’en est allé. Je sais pourtant l’avoir ressenti très fort. Il y a eu ce moment, cette fraction de seconde, où cette personne démente que j’avais tant essayé de sauver est devenue celle que je voulais tuer moi-même. Peu souvent je n’ai osé parler de cette seconde-là. A qui peut on oser avouer s’être vu tuer ? Je me souviens de cette rage, de ce sang que je sentais monter dans mes tempes, de mon cœur battant la chamade, de mes poings qui se serraient et surtout, surtout, de cette idée folle de vouloir y mettre un terme. C’était devenu la seule solution.

Il ne me reste que quelques bribes des évènements qui ont suivi. J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne retrouve plus leur exactitude. Je me souviens avoir réussi à entrer dans la parfaite villa par une fenêtre brisée, de la cigarette qu’elle a écrasée sur mon bras, avec rage. Je me souviens que, cherchant à me défendre, ma main avait claqué contre sa joue et je me souviens même de l'avoir vue, par terre, après le coup, à cause de moi. J’avais provoqué cela. Je lui avait fait mal. Terrifiée de ne plus savoir me contrôler, je m’imaginais me ruer sur elle et déjà je ressentais la satisfaction que cette idée pouvait me procurait. Si elle meurt, je suis libre. Comme il a été dur de contrôler mes mains, mes pensées. J’ai décidé de partir ce jour-là. J’ai ramassé les vêtements, les cours et l’ordinateur qui s’impatientaient dans l’herbe, et je suis partie. Je l’ai quittée comme on quitte une âme soeur. Avec douleur, avec passion, avec des doutes. Je suis partie à bout de force et terrorisée par l'ampleur de ma colère. Je suis partie pour ne pas voir mourir l’une de nous : c’était elle ou moi. C’est sous ses cris, dans un flot d’injures que j’ai quitté la parfaite villa aux volets fermés, sans même un regard d’elle.

Dis, maman, tu sais, je crois que moi non plus je ne t’aime plus.

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