I. Orpheline volontaire

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Spleen

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours tout fait pour ne pas lui ressembler. Détester ce qu’elle aime, aimer ce qu’elle déteste, ôter le blond de mes cheveux, foncer la couleur de ma peau. J’aurais voulu m’arracher les tâches de rousseur si cela avait été possible. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours tout fait pour ne pas lui ressembler.

Il a fallu du temps pour que je puisse parler d’elle avec la distance que l’on met pour parler d’un inconnu. Il a fallu des semaines, des mois, des années. Si longtemps, qu’elle n’est plus qu’un patchwork de souvenirs. Les traits de son visage et les nuances de sa voix sont effacés. Décousus. J’écris ces mots aujourd’hui, cherchant dans le flou, dans le brouillard, les souvenirs que le temps a daigné vouloir me laisser. Quelques bribes seulement. J’ai tout oublié d’elle. Tout, sauf peut-être le mauvais.

On a vécu toutes mes années d’enfance comme une parfaite petite famille avec de parfaits enfants vivant dans une villa qui reprenait tous les stéréotypes de la maison idéale, jusqu’au panier de basket attaché au-dessus des portes de garages qui n’a, en réalité, jamais servi à personne. Mes parents passaient des heures à faire en sorte que tout dans leur vie soit présentable : ils élaguaient chaque buisson l’été et s’attachaient à les décorer de guirlandes de noël sobres et élégantes l'hiver. Pas de chichi et jamais d’excès, tout était pensé, jusqu’au moindre brin d’herbe. Enfants tirés à quatres épingles et une éducation prônant le respect et la politesse, mes parents ont été des parents admirables. Admirables. Sur les photos, aujourd’hui je peux voir le bonheur dans nos yeux d’enfants. L’insouciance. L’innocence. Les sourires sont vrais, les souvenirs sont beaux et pourtant sur aucune photo déjà, je ne la touche. Sur certaines, j’enlace mon père, mon frère ou ma soeur. Elle, jamais. Une distance est installée entre elle et moi depuis si longtemps qu’elle me semble avoir toujours été là.

Tandis que nous étions encore une famille soudée, nous avons tous vu ma mère se perdre doucement dans un désespoir de plus en plus encombrant. Sans raison, elle passait ses soirées seule, enfermée dans sa chambre, refusant à ses enfants d’en sortir pour jouer, aller à l’école ou même manger. Les enfants lui apportaient alors le repas devant une piece fermée, presque amusés de jouer au service hôtelier. Jour après jour, mon père est devenu le seul parent. Aujourd’hui, j’arrive à imaginer sa douleur. Voir sombrer la femme de sa vie sans parvenir à la sauver était comme vouloir attraper de l’eau qui jaillit d’un robinet : on ne sait la retenir, il faut juste la laisser s’en aller.

Alors, elle s’en est allée.

Elle a quitté mon père et les enfants ont été partagés.

Une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre.

Il a fallu du temps, trop de temps peut-être, pour que je comprenne qu’elle n’était plus elle-même. A l’âge où la puberté pointe le bout de son nez, où les futilités étaient mes priorités, je n’ai pas vu assez tôt une mauvaise manie s’installer : un verre de vin traînait tous les matins sur la table du salon. Je n’avais jamais vu personne tituber. Je n’avais jamais vu personne bégayer. Je n’avais jamais vu personne perdre la raison. Jamais je n’avais vu tout cela, avant d’avoir vu ma mère. Puisque je ne connaissais pas l’alcool, comment aurais-je pu l’en protéger ? Le sourire rétracté, le discours défait et le pas chancelant, elle regardait dans le vide, les yeux à moitié clos, comme une personne au bord des rêves. Quand ses yeux étaient à moitié clos, quand les verres l’avaient emportée, elle ne répondait plus à ses enfants. Ils avaient cessé d’exister. Parfois même, elle voyait en eux des inconnus. C’est moi Maman, c’est ta fille. Silence. Prononcer les mots étant devenu insurmontable, le vide a, un jour, remplacé les bégaiements. Ma soeur, mon frère et moi cohabitions, une semaine sur deux, avec ce silence glacial. Lorsqu’elle a perdu son boulot pour n’être plus capable de l’assurer, il n’y a plus eu aucune de raison de limiter sa consommation. Alors, les verres retrouvés à l’aube ont disparu, laissant place a des bouteilles minutieusement cachées dans chaque armoire.

J’ai fini par réaliser que l’alcool était son ennemi. Je n’ai rien dit. Je n’ai rien fait. J’ai attendu que son désespoir passe comme on attend le beau temps après la pluie. Par naïveté. Par ignorance. Par manque de courage. Son désespoir finirait par passer. Il le devait.

Au lieu de cela, il est resté. Parfois il s’en allait, le temps de quelques heures, de quelques jours, tout au plus. Il revenait après. Il revenait toujours. Les mois sont passés et les volets se sont fermés. Il faisait noir dans sa maison, dans son regard, dans son coeur. Partout, un noir colossal.

Elle ne voulait plus voir la lumière du jour. Les seules fois où elle le voulait était quand elle aimait très fort. Elle a toujours voulu être aimée. Je crois que c’est là qu’est né son désespoir. Je crois qu’elle cherchait le grand amour. Il est arrivé qu’elle retombe amoureuse. Une fois. Puis deux. Puis dix. Puis vingt. Elle enchaînait des hommes, parfois tout aussi poivrots qu’elle. Ils profitaient du pognon qu’elle pouvait prétendre avoir ou de la peau qu’ils pouvaient peloter. Elle, elle aimait. Sans doute a-t-elle été sincère toutes ces fois-là car elle rayonnait, nous l’avons vu, elle rayonnait.

Le désespoir revenait pourtant, toujours.

Sans raison, elle s’éteignait.

Elle allait se servir un verre et les enfants en subiraient les conséquences. Avec sa déprime revenait la peur. "Je veux disparaître. Vous ne m’aimez pas. C’est à cause de vous si je suis malheureuse”. Les mots devenaient de plus en plus violents, l’odeur d’alcool, épouvantable, et ses gestes, de plus en plus brusques. Cachets emprifrés par dizaines, ses tentatives d'adieux représentaient une habitude telle, que j'ai honte d'avouer qu'elles nous agacaient. Bientôt, presque chaque jour, en rentrant d’école les enfants trouvaient la porte fermée. Ils attendaient devant une maison close et les voisins entendaient, pendant des heures, dans la pluie comme dans la neige, les enfants implorer. S’il te plaît, Maman, laisse-nous entrer. Ouvre la porte. Il fait froid. S’il te plaît. Elle ne voulait pas de ses enfants, alors, les enfants ont arrêté d’implorer. Après quatre longues années, ils ont trouvé la force de partir. Pas tous. Pas moi.

Je suis restée. J’ai cessé le partage des semaines, délaissant mon père pour m’enfermer dans cette villa. Je me suis occupée d’elle, obnubilée par l’idée de la sauver. Longtemps, je m’en suis crue capable. Longtemps, je m’en suis sentie responsable. Il ne restait que moi. Je devais la sauver. J’ai dû grandir plus vite pour supporter le quotidien, grandir encore, puisqu'il me fallait cesser d'être un enfant. Quand, à l’école, ceux de mon âge se souciaient de ce qui me semblait désormais être des enfantillages, je songeais toute la journée à cette porte que je trouverais fermée, à cette mère que je devrais affronter et à cette chambre où j’irais me cacher. Des pleurs. Des hurlements. De la violence. Nous avons vécu à deux, recluses dans la maison de l’enfer où les cris et les objets étaient lancés pour s'abîmer l’un et l’autre. Tout se répétait et durant deux années qui ont paru l’éternité, j’ai erré sans être moi. Elle voulait s’ôter la vie mais c'était la mienne qu’elle avait enlevée. Il n’en restait plus rien. Je vivais au rythme de son addiction, cherchant du matin au soir la moindre ruse, la moindre idée, pour lui faire boire un verre de moins que la veille. Elle, elle me détestait pour cela. Si ses yeux bleus avaient pris l'habitude d’être engloutis par la noirceur du désespoir, je n'y avais jamais trouvé de haine, jamais, avant ces deux années-là.

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