Chapitre XVIII.2

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Ils furent réveillés le lendemain par le grand lion noir, qui était revenu les chercher et leur léchait doucement les oreilles. Puis le grand fauve s’éloigna, attendant pudiquement que les deux humains se préparent pour leur voyage.

« Bonjour, mon ange, dit tout bas Io à Féhna qui peinait à se lever. Bien dormi ?

— Comme jamais auparavant ! J’ai faim ! »

Ils s’aperçurent que le lion leur avait aussi ramené des fruits délicieux. Sans doute un autre animal les avait-il mis sur son dos ; en tout cas, l’idée était excellente, et ils les dévorèrent avidement. Le camp fut ensuite vite défait, leurs affaires vite rangées, et leur noir ami accourut dès qu’ils l’appelèrent. Ils étaient partis.

Pour la suite de leur voyage, l’exploration du territoire et la reconnaissance des menaces du Réseau ne fut plus souvent qu’un vague prétexte pour s’amuser le plus possible. Ils firent de longues excursions dans la forêt, visitèrent les décombres souterrains d’anciens immeubles, firent l’amour dans les grands lacs formés par l’effondrement d’un barrage hydroélectrique… Et ils passèrent des heures au sommet des arbres géants qui poussaient un peu partout, d’où la vue saisissait les sens de façon quasi hypnotique.

Ils étaient enfin complètement heureux. Ils ne souhaitaient plus qu’une chose, c’était que tout le monde puisse l’être un jour ; c’était comme si leur mystérieux malheur était loin derrière eux, oublié pour toujours.

Chaque jour, ils envoyaient un message à Imalbo : ils ne craignaient plus que les communications soient repérées, et Imalbo pouvait recevoir des messages écrits ou oraux grâce au bracelet qu’il portait au poignet. Quant à Io, le casque de son armure lui servait à beaucoup d’autres emplois, notamment pour reconnaître le terrain de façon efficace et précise. Imalbo donc allait bien ; il explorait surtout l’intérieur de la ville et aidait les animaux à investir certains immeubles, en forçant les civils à sortir par quelque stratagème. Mais le Réseau l’avait repéré et les Citoyens, prévenus, ne se laissaient plus avoir. Alors il s’était attelé à un autre projet et était parvenu à envoyer un petit animal, qui était bien conscient des risques qu’il prenait, porteur d’un message vers les profondeurs de l’espace. Sans doute la communauté scientifique que formaient les peuples de l’espace serait-elle intriguée par la bestiole, et ne détruirait pas l’engin qui la portait… Si tout marchait bien, les humains extra-terrestres pourraient leur venir en aide avant qu’il ne soit trop tard, quand ils auraient pris connaissance de la faiblesse du Réseau.

Plusieurs jours après leur départ, le lion noir de Io et Féhna s’arrêta sur une montagne, car il en avait marre de transporter deux humains qui n’arrêtaient pas de se bécoter sur son dos.

« Comme c’est joli, ici ! » s’exclama Féhna. Le lion était reparti se nourrir dans la forêt ; et le couple de tourtereaux marcha jusqu’à un petit ruisseau qui courait à travers la pierraille.

La montagne sur laquelle ils se trouvaient n’avait jamais été un site très construit ; c’était surtout un lieu de tourisme et de repos. Mais il y avait quand même eu de très nombreuses installations avant que les animaux et leur forêt ne passent par là. Ils avaient tout changé ; si la forêt n’était pas très présente ici, à cause de l’altitude et de la pauvreté du sol, elle avait pleinement fait son office, et on ne trouvait plus aucune trace de métal ou de pierre taillée. Quant à savoir si c’était elle aussi qui avait dessiné le paysage, c’était dur à dire ; mais il était magnifique.

« Bon, eh bien jusqu’ici on ne s’est pas trop mal débrouillés en ce qui concerne la reconnaissance de la région, dit Io pour meubler le silence de la contemplation. Cette montagne pourrait être un lieu très stratégique pour une bataille, d’autant qu’il y a de grandes chances pour que le Réseau amorce son invasion par ici, si l’on s’en réfère aux axes de communication encore subsistants. Mais la forêt n’est pas assez présente pour permettre une victoire facile des animaux, il faut donc être prudent.

— En tout cas, intervint Féhna, je pense qu’on a fait vraiment tout ce qu’on pouvait faire.

— Oui, certes. On a bien travaillé.

— Eh bien alors qu’est-ce que tu racontes à propos d’invasion et de batailles ? Le travail est fini, on s’amuse ! Suis-moi ! »

Féhna avait repéré un pierrier en contrebas du petit surplomb sur lequel elle se tenait ; elle n’avait jamais joué au milieu des pierres quand elle était petite (évidemment ! Les jeux du Réseau n’étaient qu’une propagande vaguement lucrative destinée à former les Citoyens les plus dociles possible), mais depuis cinq minutes elle s’imaginait gambadant parmi cet amas immense et instable, et ses jambes ne tenaient plus en place : elle voulait courir, sauter ! en attendant de pouvoir voler.

Ils arrivèrent ensemble au plus proche rocher. « Le premier arrivé de l’autre côté ! », et ils étaient partis.

C’est un jeu dangereux que de sauter de pierre en pierre, quand bon nombre de rochers sont branlants et susceptibles de vous envoyer à terre. Il faut évaluer les risques d’un coup d’œil le plus bref possible, et ne jamais prendre le temps de remercier sa bonne fortune d’être encore debout après un saut, car alors on pourrait bien se retrouver enseveli sous plusieurs tonnes de roche. Mais malgré le danger, ou peut-être grâce à lui, courir ainsi de pierre en pierre, sauter en s’aidant des pieds et des mains pour atteindre des blocs parfois bien abrupts, tout cela procure une extraordinaire sensation de liberté, et repose l’esprit en le soulageant (par nécessité ?) de toute autre préoccupation.

Et le pierrier de Féhna était vraiment gigantesque. Sans s’étendre sur une très grande altitude, en longueur il était tel qu’on n’en voyait pas la fin, cachée par la courbure de la montagne. Féhna se révéla extraordinairement agile, et avait pris pas mal d’avance ; mais elle s’essouffla à mi-parcours, où Io revint à sa hauteur, en courant un peu plus bas. Ils se parlaient peu, tant ils étaient absorbés par leurs efforts, mais ils s’étaient rarement autant amusés. Il convient de préciser que, même s’ils ne s’en rendirent absolument pas compte, ils manquèrent chacun de se rompre le cou à plusieurs reprises, et ce fut un miracle qu’ils se retrouvent vivants à l’autre bout du pierrier ; en effet souvent pour aller plus vite ils bondissaient dans les airs par-dessus des blocs gigantesques, se réceptionnant à quatre pattes sur d’autres rochers sans avoir eu le temps de se demander si ces derniers supporteraient leur poids. Io provoqua d'ailleurs un éboulis de cette façon, mais heureusement ce fut le rocher qu’il venait de quitter qui se déclara instable.

Un peu avant la fin cependant, un peu de conscience leur revint et, par peur pour l’autre ou parce qu’ils s’amusaient trop pour ne pas s’amuser ensemble, ils se rejoignirent et parcoururent les derniers mètres main dans la main, avant de se jeter à terre dans les bras l'un de l’autre sitôt arrivés, dans d’immenses éclats de rire.

« Tu as vraiment de drôles d’idées ! s’exclama Io. Mais je reconnais qu’elles sont excellentes. Ça fait du bien !

— C’est bien rigolo de courir ainsi ! Tu vois, il faut toujours me suivre.

— Oui. Si toutes nos batailles se révèlent vaines, au moins on se souviendra qu’on n’aurait jamais pu se dépenser ainsi auparavant. Il faudra recommencer.

— Mais avant, on pourrait se dépenser autrement non ? répliqua Féhna avec un sourire malicieux. Il fait trop chaud pour rester habiller, je trouve…

— Tu sais bien que je ne peux rien te refuser. »

Ils s'abandonnèrent alors l'un à l'autre. La journée qu’ils passèrent dans la montagne fut une des meilleures de leur voyage ; ce fut là que leur bonheur atteignit vraiment son apogée. Ils parcoururent des kilomètres à pieds, suivant les ruisseaux jusqu’aux cascades avant de plonger dans les eaux glacées, pour ensuite se sécher et se reposer sous le soleil merveilleux ; simplement exister et s’aimer, et ils étaient heureux.

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