Chapitre XVIII.1

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« Je t’aime ! » hurlait sans cesse Féhna, criant à pleins poumons tout en serrant Io bien fort, alors que le lion noir courait toujours parmi les ruines verdissantes. Io ne hurlait pas, mais un flot incessant de mots tendres et doux coulait de sa bouche à l’oreille de celle dont le bonheur importait pour lui plus que tout au monde.

Ils ne savaient pas encore trop où ils allaient se rendre ni ce qu’ils allaient faire. Mais ils avaient tous deux besoin de s’amuser un peu, d’évacuer la terrible tension qui les enchaînait, surtout Féhna, depuis qu’elle avait embrassé Io dans la bibliothèque des elfes. Ils avaient plus que tout besoin d’être ensemble, simplement.

Ils avaient décidé de parcourir le plus de distance possible avant que le soir ne s’instaure ; il leur restait encore à peu près une heure de voyage avant qu’ils n’aient à trouver où camper. Parmi les ruines ou dans la forêt ? Ils ne savaient pas encore.

La forêt n’était pas aussi étendue que dans le centre-ville, là où ils avaient rencontré les singes ailés. Mais elle était presque aussi touffue ; en fait, il semblait qu’elle se développait en étoile à partir de la ville, une étoile aux innombrables branches, qui ne cessait de grandir, grandir… Dans un territoire qui était cependant désormais limité par la résistance du Réseau dans les villes voisines. Pour l’instant, là où ils se trouvaient, c’est-à-dire au milieu des ruines de l’ancienne périphérie, la forêt poussait en plusieurs petits bois dans lesquels les animaux allaient et venaient selon les mouvements des guerriers. Chaque petit bois pourrait leur offrir nourriture, confort et sécurité pour la nuit.

Quant aux ruines… Certes, les ruines n’offraient pas la même quiétude, elles pourraient même se révéler dangereuses… Mais elles les attiraient, sans qu’ils sachent trop pourquoi. Il s’agissait des restes des grands immeubles de la périphérie : ceux qui, étant construits de façon plutôt temporaire et destinés à être déplacés et remplacés, facilement et souvent, offrirent le moins de résistance aux terribles attaques animales. D’autant plus qu’ils étaient des cibles assez privilégiées, vu qu’ils regroupaient tous les « projets » du Réseau auxquels il convenait de mettre un terme au plus vite. Ces ruines étaient donc de grands blocs de bétons éparpillés un peu partout, au milieu desquels poussait la forêt future. Il y avait aussi des amas plus important où on trouvait des débris de tout et n’importe quoi : des restes de bureaux, des portes blindées encore intactes, et les entrailles encore fraîches de tous les ordinateurs enfin éliminés… En bref, tout ce qui n’avait pas encore été rongé par les végétaux (ce qui n’allait cependant plus tarder…). C’étaient des fouillis colossaux, d’une taille à peine imaginable. Des êtres plus petits qu’eux auraient pu s’installer dans les abris formés par les blocs de bétons et de métal, ils auraient pu réorganiser une ville tordue, mais complexe, avec tout ce que le hasard des chutes laissait là comme structures, galeries de cendres et routes en débris de verre…

Puis le soir tomba. Le lion n’était nullement fatigué, mais les deux humains, si.

« Alors, où s’installe-t-on ? demanda Io.

— Est-ce qu’on a jusqu’ici particulièrement fait attention à ne pas se faire tuer ? l’interrogea Féhna en guise de réponse.

— Pas vraiment… Du moins, en ce qui concernait nos propres vies, on s’en moquait un peu…

— Dans ce cas, on ne change rien. On va dans les ruines. »

Ils descendirent du grand lion, qui lui allait se restaurer dans la forêt à proximité. Io et Féhna pouvaient compter sur leurs provisions pour ce soir ; demain, ils se nourriraient directement aux grands arbres.

Ils marchèrent main dans la main jusqu’à la plus proche carcasse d’immeuble. Là, ils organisèrent leur camp. D’abord, ils choisirent l’endroit approprié, et y déposèrent une lampe qui diffusait une lumière de pleine lune, juste un peu plus lumineuse mais tout à fait dans la même ambiance. Bien sûr, s’ils voulaient pleinement respecter les idéaux des animaux ils auraient pu s’éclairer d’un bon feu de bois ; mais cette lampe n’avait rien d’une intelligence artificielle, et un feu serait trop facilement repéré par des robots. A propos de ces derniers, ils posèrent aussi, à côté de la lampe, un détecteur des mouvements et des émissions radios qui leur étaient propres, un appareil assez complexe qui les préviendrait à temps d’une éventuelle intrusion ennemie. Même si le Réseau ne se risquerait sans doute plus à poursuivre des humains.

Ensuite, ils déplacèrent comme ils purent les blocs de béton et les portes de métal pour abriter leur camp du vent qui s’était mis à souffler assez violemment ; les éléments semblaient déchaînés depuis que les grandes bâches protectrices, et sans doute aussi les immeubles de régulation météo, avaient été détruits.

L’ensemble était somme toute assez lugubre, surtout que la nuit était tombée pendant qu’ils s’installaient : leur lampe et les reflets dans les vitres brisées créaient des ombres impressionnantes qui semblaient échapper à toute proportion ; les bruits surtout faisaient peur car, étant principalement dus au faible reste d’électricité qui parcourait encore les machines en ruines, ils faisaient croire à l’imminence d’une attaque des ténèbres, froide et sans pitié.

Pourtant, Io et Féhna se plaisaient bien ici. Peut-être parce que le ciel dégagé montrait la beauté de la nuit et des étoiles, un spectacle qui avait toujours su se faire rassurant. Ou peut-être aussi parce qu’ils étaient ensemble et se moquaient assez du reste.

Pour le moment, ils venaient d’achever leur frugal repas, et restaient quelques peu perdus dans les yeux de l’autre.

« Io, murmura Féhna en brisant leur silence, mais d’une voix triste. Es-tu sûr de ce que nous faisons ? N’est-ce pas mauvais que de vouloir fuir la réalité en ne tenant pas compte de nos malheurs ? »

Elle faisait allusion à cette chose terrible que Io lui avait révélée chez les elfes, ce secret qu’il aurait bien voulu continuer à garder pour ne pas lui faire de peine ; mais il n’avait rien pu cacher devant un cœur ainsi grand ouvert.

« Nous ne fuyons pas la réalité, Féhna, lui répondit-il. Au contraire : nous la combattons. Nous connaissons notre malheur, non ? Nous le connaissons même trop bien. Et comme on ne peut pas le combattre directement, c’est envers la tristesse qu’il apporte qu’il faut se battre. Il faut qu’on apprenne à profiter au maximum de la vie, sans se laisser arrêter par quoi que ce soit.

— Mais comment pourrais-tu oublier…

— Ne t’en fais pas pour moi, la coupa Io. Moi, ce n’est que pour toi que je m’inquiète, et je ne veux pas qu’il en soit autrement. Car, même si tu ne t’en rends pas comte, c’est pour toi que les choses sont les plus dures. Et…

— Et ? demanda Féhna comme le silence revenait.

— Et, peut-être qu’il faudrait mieux que tu ne m’aimes pas. Que tu m’oublies au plus vite. Avant qu’il ne soit trop tard. »

A ces mots, Féhna s’accroupit aux pieds de Io, le forçant à se rasseoir, et lui prit les mains.

« Io, tu déraisonnes, vraiment. Tout le temps où nous étions chez les elfes, tu as voulu me dire cela. Mais je suis assez grande pour affronter la vie quand elle se fait dure, et je ne veux pas reculer. De toute façon, tu sais très bien que si je voulais cesser de t’aimer, je ne le pourrais pas. C’est toi-même qui l’as dit, avant que tes vilaines peurs pour moi ne te reviennent : il faut qu’on profite de la vie, de tout ! D’ailleurs, le Réseau pourrait très bien gagner, refermant une nouvelle fois toutes les portes à l’amour. Alors avons-nous le droit de rejeter l’amour, nous aussi, quand il se fait si rare ? »

Et comme Io se savait plus que dire, elle l’attira à lui et l’embrassa tendrement, avant que la passion ne les emporte et qu’ils ne s’aiment enfin comme ils le méritaient.

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