Chapitre X.3

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Io reprit connaissance dans une pièce. Certes, cela n’avait rien de si extraordinaire, mais voilà, c’était une pièce et il ne parvenait pas à la décrire. Sinon pour dire qu’elle était normale, c’était une pièce banale, normale. Une normalité qui apaisait, et rendait patient, une normalité propre à l’oubli, l’oubli du monde extérieur par celui qui s’y trouvait, ou l’inverse ? Parce que ce que Io faisait dans cette pièce et comment il y était parvenu, cela, ce n’était pas normal du tout.

Il était donc dans une sorte de prison ; ses raids utopiques contre la Société bel et bien achevés. Et jamais il ne cessait de penser à…

Il était indemne ; on l’avait complètement soigné pendant son sommeil et il ne se trouva pas la moindre cicatrice. Peut-être devrait-il mourir ? Absurde pensée, cela viendrait bien assez tôt.

Combien de temps allaient-ils le laisser moisir ici ? Et qui, ils ? Parce que certes, il avait causé quelques petits dégâts à la Société qui semblait avoir décidé de se montrer rancunière ; mais jamais dans l’histoire de cette dernière cela ne s’était vu, aucun crime n’avait jamais été commis, et donc les systèmes pénitentiaires et judiciaires ne fonctionnaient pas souvent. Sans doute personne ne savait-il que faire de lui ? Tant mieux, s’il pouvait continuer à causer quelques troubles ; mais il ne pensait pas qu’il pourrait faire entendre raison à qui que ce soit, et de toute façon on allait sans doute le laisser là dans cette pièce et l’oublier, il ne la reverrait pas. Ce n’était même pas elle qui venait d’entrer.

Un homme venait de franchir la porte qu’on lui avait préalablement déverrouillée ; il était jeune et fort, rasé de près, et vêtu d’un complet gris impeccable, cependant quelque chose d’indéfinissable dans son attitude le faisait ressembler à un vieux prêtre venu extirper les dernières confessions d’un futur cadavre. Mais dès qu’il se présenta, Io sentit qu’il n’était qu’un banal instrument aveuglé par la Société qui l’avait produit : « Bonjour, ex-Citoyen BTCR‑7563‑V‑0021. Je suis le cadre penseur 508, et je suis ici pour vous aider. Peut-être, si nous collaborons de manière fructueuse, pourrez-vous regagner, à terme, votre Citoyenneté ; aussi, je requiers de vous la plus grande attention. »

Il n’avait rien compris ! Io avait eu assez de mal comme cela pour se débarrasser de cette maudite étiquette de « Citoyen », il n’allait pas se la laisser recoller ! Mais peut-être cet homme, ce 508 (un « cadre penseur », comme c’était ridicule), pourrait-il être amené à la raison, peut-être pourrait-il devenir un allier. Ça valait le coup d’essayer…

« J’ai compris, fit-il. Néanmoins, je ne consens à vous écouter que si vous-même, en retour, entendez ce que j’ai à dire.

— Absurde, fut la réponse attendue. Vous êtes dans le tort et je suis celui qui doit vous remettre dans le droit chemin : il n’y a rien que je puisse apprendre de vous.

— J’ai des trucs à dire, soit ils sont faux soit ils sont justes, il y a une chance sur deux et vous ne pouvez pas savoir d’avance ce qu’il en est. Ecoutez, je propose qu’on procède autrement, selon une méthode logique et respectueuse pour chacun : nous allons tout reprendre au début, nous allons parler du monde tel que nous le voyons, tel qu’il est fait. J’écouterai votre version, et en même temps vous écouterez la mienne, nous verrons ce qui peut être mis en commun, et ainsi, si j’ai tort vous ne pourrez que mieux me le démontrer. N’est-ce pas ?

— C'est d'accord. Mais n’espérez pas que je vous donne raison ; je veux bien tenter de comprendre les motifs qui ont causé vos actes, mais jamais je n'approuverai ces derniers. J’espère que c’est bien clair. Eh bien soit, allez-y, commencez ! »

L’homme ne semblait pas trop buté, s’il acceptait de se prêter à son jeu peut-être avait-il des pensées moins inflexibles que celles produites par le conditionnement de la Société, particulièrement intense pour des postes élevés et délicats comme celui de « cadre penseur » (quel titre ridicule décidément !).

« Tout d’abord, que savons-nous vraiment de la Société ? Nous n’en savons que l’infime partie que nous pouvons voir, c’est à dire que nous pouvons voir qu’elle organise nos vies, avec l’appui du Réseau. Elle les organise, mais nous ne savons pas vraiment comment, car nous ignorons qui prend les décisions : selon le Réseau il s’agit tout simplement du bon sens général, mais si on veut des renseignements plus précis il est impossible de les obtenir.

— Le Réseau prend note de nos besoins et agit en conséquence.

— Ensuite, nous ne savons pas comment la Société s’est instaurée. S’il s’agit du meilleur mode de vie possible qui s’est mis en place justement parce qu’il était le meilleur, pourquoi ne pourrions-nous pas avoir connaissance de son passé, ne serait-ce que pour mieux voir en quoi la Société est ce qu’il y a de plus juste ?

— Mais nous connaissons ce passé : les feuilletons télés nous montrent les vices des sociétés précédentes, c’est ce dont nous avons besoin.

— D’abord, rien ne permet d’affirmer que la plus petite part de vérité est contenue dans ces feuilletons. Mais admettons ; il n’empêche que l’on pourrait aussi très bien faire des documentaires sur l'avènement de la Société, et là-dessus apparemment on juge donc qu’il n’y aurait rien de bon à en tirer : mais si je pense, moi, qu’il pourrait m’être utile de connaître le pourquoi et le comment du monde dans lequel je vis ?

— Vous connaissez absolument tout ce dont vous avez besoin. S’il venait à ce qu’une donnée supplémentaire vous soit nécessaire, le Réseau vous la communiquerait ; mais toute information superflue ne pourrait que vous égarer : ce fut le cas apparemment, et vous voyez bien qu’il y va dans l’intérêt de la Société que des bêtises ne viennent pas perturber votre esprit. Si l’on continue à vous prendre comme exemple, donc, soit vous êtes satisfait de ce que vous savez, et tout va pour le mieux. Soit, vous avez connaissance d’une information qui ne vous était pas destinée, et vous faites des ravages dans la Société. Ce qui ne peut être justifié que dans le cas où la Société serait mauvaise : donc, il faut s’interroger sur le bien-fondé de cette Société avant de chercher de nouvelles informations.

— Cela aboutit en fait à se poser la question : vaut-il vivre dans l’illusion du bonheur, ou renoncer à cette illusion pour rechercher le vrai bonheur ?

— En effet. Et ce que nous ont appris les sociétés précédentes, c’est que le vrai bonheur n’est pas universalisable. La Société est faite non pas pour que vous soyez heureux, mais pour que, dans la mesure du possible, tout le monde soit heureux.

— Donc, en m’apercevant de données supplémentaires qui me montraient que je n’étais pas heureux, j’aurais dû passer outre mon bonheur personnel et ne me contenter que de celui d’autrui. Certes, cela demande une grande générosité, mais c’est compréhensible. Mais si je me rendais compte que le bonheur d’autrui était factice, et que je pensais qu’autrui méritait d’être au courant de sa condition ?

— C’est là où l’on décèle facilement ce qui ne va pas chez vous. Vous venez de mettre en relief deux de vos erreurs : d’abord, il vous faut savoir qu’à part vous, tout le monde est heureux, et que si ce bonheur était une illusion personne ne voudrait se la voir retirer. Ensuite, vous avez crû vous apercevoir de votre malheur ; mais vous étiez heureux, et vous pouvez toujours l’être en réintégrant la Société : c’est pour vous montrer cela que je suis ici. »

Io commençait à perdre espoir : comment pourrait-il convaincre de quoi que ce soit quelqu’un qui pensait comprendre ses sentiments mieux que lui ?

« Eh bien avant que vous ne me montriez tout cela, répliqua-t-il, une dernière chose : je veux vous faire part de tout ce que la Société a de mauvais, et alors vous comprendrez qu’avec tout ça il est légitime d’aspirer à mieux. D’abord, pour la Société, nous ne sommes rien de plus qu’un numéro, un numéro au mieux susceptible d’avoir une petite utilité. Si la Société englobe les humains, c’est uniquement parce qu’elle pense qu’ils peuvent lui être utiles, peut-être, en cas de besoin. Et ne me dites pas que la Société, c’est nous : la Société est un ensemble d’infrastructures hautement informatisées sur lesquelles nous n’avons absolument aucun contrôle. Aucun contrôle, car nous ne disposons d’aucun moyen de changer quoi que ce soit si nous en avons envie : au mieux, le Réseau pourrait agir en tenant compte de nos intérêts, mais les humains ne peuvent imposer leurs voix à leur société, donc, ce n’est pas la leur. Le fait qu’elle paraisse agir pour notre bien n’est qu’un énorme leurre.

» Ensuite, nous ne pouvons pas non plus nous faire entendre car nous ne sommes pas libres : la surveillance constante dont nous faisons l’objet nous empêche de nous rassembler pour échanger des idées différentes de celles du système. Les abeilles surveillant nos moindres gestes, et ainsi, dans la mesure du possible, les pensées que nous dégageons, non seulement nous ne sommes pas libres de choisir notre avenir mais nous ne sommes même pas libres de penser ! Nous croyons l’être cependant, et vous-même vous en êtes intimement persuadé : mais c’est uniquement parce que dès votre enfance vous avez été conditionné, et vous l’êtes toujours par tous les slogans que vous entendez à longueur de journée, et en vous endormant pour mieux vous en empreindre, vous avez été conditionné, donc, à penser d’une certaine façon, à penser de la façon voulue par la Société. Vous vous croyez libre : mais vous n’êtes en fait que libre de penser ce qu’on vous laisse penser !

» Et là où tout le monde aurait dû s’apercevoir de son manque de liberté, mais ne l’a pas fait parce que trop bien conditionné, trop bien préparé, c’est dans notre travail : nous ne sommes pas libres de notre travail, nous ne faisons qu’obéir à des ordres. Nous croyons ça normal, mais en fait nous obéissons à la lettre au Réseau et à celui qui le dirige. Nous sommes des esclaves entre les mains d’une entité dont nous n’avons même pas connaissance : car nos chefs ont des supérieurs, les ordres s’acheminent, mais il faut bien qu’il y ait quelqu’un, homme ou machine, au sommet ! Or, nous obéissons sans réfléchir, nous obéissons et nous ne savons même pas à qui !

» Alors voilà ce qu’il en est de vos douces illusions : faut-il vraiment renoncer à la plus petite once de contrôle sur nos destins et sur nos vies, au profit d’un bonheur illusoire ? Mais nous pourrions tout aussi bien fabriquer des machines pour qu’elles soient heureuses à notre place ! Toute notre vie sociale est réglée à la lettre, nous ne choisissons même pas la mère de nos enfants quand on nous demande d’en avoir, toute notre vie professionnelle est également réglée à la lettre, c’est à se demander si en fait nous ne sommes pas tous des robots stupides, et quant à notre vie intellectuelle, elle est elle aussi entièrement réglée à la lettre, réglée sur la position zéro ! L’humanité fait tout pour se confondre avec un déchet honteux et méprisable, alors maintenant montrez-moi toujours comment il faudrait que je sois heureux ! »

508 le regarda longuement, son œil paraissait compréhensif en enfin proche, fraternel au fond : « C’est tout simple en fait, fit-il. La Société des humains est inapte à vous rendre heureux, c’est vrai. Car vous n’êtes plus humain. »

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