Chapitre VI.2

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L’instant d’après, Io avait devant lui une assiette pleine d’une nourriture appétissante et nourrissante à souhait. Imalbo l’avait suivi jusque dans la cantine, et il avait ensuite retrouvé sa position nonchalante, confortablement installé sur une chaise en face de Io.

« Nous avons donc remporté haut la main notre première victoire sur le Réseau, rappela-t-il en souriant mystérieusement. Et maintenant ? Toujours prêt à continuer ?

— Plus que jamais, répondit Io. A mesure que je me rends compte de l’importance de ce damné Réseau, j’ai de plus en plus envie de comprendre ce qui ce passe. Et accessoirement, de tout casser, car le monde actuel ne me paraît plus bon du tout.

— Mais en résumé, tu t’es seulement rendu compte de tout le mal du système établi. Et tu n’en sais toujours rien sur ce en quoi il consiste vraiment.

— Qui dirige, qui tire les ficelles ? Les humains ont-ils créé le Réseau, ou le Réseau nous contrôle-t-il ? Les questions les plus idiotes qu’il est possible de se poser, nous dit-on. Il est cependant vrai qu’il faudra finir par y répondre.

— Mais pour cela, je ne suis vraiment pas plus avancé que toi. Je suis un immeuble en fin de compte, et les questions politiques ne m’ont jamais réellement concerné. Cependant, pour ce qui est du Réseau, je peux peut-être éclaircir certains points de ta lanterne.

— Et lesquels ? Récapitulons, fit Io : ce que je sais de lui, c’est qu’il sert à améliorer l’organisation de notre travail, et à nous faciliter certaines tâches. Il sert à transmettre les ordres…

— Là, je t’arrête. » Imalbo fit mine d’éteindre sa cigarette et se redressa sur sa chaise. Il avait l’air sérieux. « Les ordres arrivent par le Réseau, d’accord. Mais qu’est-ce qui pourrait te laisser penser qu’il ne fait que les transmettre ? Tu sous-estimes son importance : il est absolument omniprésent. Le Réseau ne s’est jamais contenté d’aider à l’organisation de la Société : il est ce qui relie absolument toutes les machines entre elles. Il surveille tout, et il peut tout contrôler.

— Mais c’est tout bonnement hallucinant ! s’exclama Io en se tortillant sur son siège. Je n’ai jamais vu le Réseau autrement que comme un outil, certes très pratique et répandu, mais rien de plus.

— C’est bien plus que ça : le Réseau est la base de la Société. Tout repose sur lui. Comment le monde en est arrivé là, je n’en ai pas la moindre idée. Mais il est une chose que je considérerais comme vitale de savoir : y a-t-il un homme qui contrôle le Réseau ? Les décisions finales appartiennent-elles encore aux humains, ou êtes-vous – et moi avec, d’ailleurs – les esclaves inconscients d’un groupe de machines sinistres ? »

Io avala sa bouchée difficilement. La nourriture était délicieuse, mais jamais il n’aurait imaginé que les choses puissent prendre une telle ampleur…

« Tout cela est décidément bien noir, réussit-il enfin à articuler. Contre quoi luttons-nous ? Nous n’avons pas la moindre idée de ce à quoi ressemble notre adversaire, si ce n’est que sa taille dépasse notre imagination. Tout me paraît si vain… Sans le Message que j’ai reçu je ne sais pourquoi, je serais toujours empêtré d’illusions de bonheur, certes, mais… Oh ! Et puis zut ! Mieux vaux souffrir libre que de vivre dans une cage, aussi confortable puisse-t-elle être. Je n’ai rien à perdre ! Plus rien ne me fera renoncer, je te le promets. Je ferai tout pour renverser cette fichue Société ! J’entends vivre comme je veux, et si un stupide Réseau ou quoi que ce soit d’autre essaye de me mettre des bâtons dans les roues, qu’il attende un peu, pour voir !

— Bien dit ! Après tout, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue si on ne peut pas s’amuser un minimum. Et je trouve tout ceci très excitant, pas toi ?

— Je n’ai rien connu de plus agréable que le danger ! clama Io solennellement.

— Alors finis vite de manger, parce que ça, c’est sans risque aucun. Après, je te donnerai une chance de trépasser intelligemment. J’entends par là mourir pour moi, évidemment. »

La « salle de contrôle » de l’immeuble avait profondément changé quand Io y entra en compagnie d’Imalbo, qui lui avait choisi de s’y rendre en volant, rougeoyant de l’intérieur. Ce n’était plus une salle vide et sombre, mais comme une sorte d’appartement ultra-moderne tout en affichant un style ancien prononcé. Les murs et le plancher étaient en bois, un bois clair qui contrastait avec la noirceur parsemée d’étoiles du plafond. En effet, en levant les yeux, l’espace scintillait au-dessus de leurs têtes.

Imalbo leva la main, et sur tout un pan de mur le bois se noircit jusqu’à devenir opaque, puis se lissa jusqu’à former un écran qui soudain afficha un plan de la ville.

« Joli, n’est-ce pas ? fit Imalbo. Ici, je peux tout créer, et représenter tout un univers pour peu qu’il m’en passe un par la tête. Mais trêve de bavardages, nous avons du travail devant nous.

— Et quel travail ! Tout mettre à plat. Mais si c’est le seul moyen de s’amuser…

— Tu oublies une chose, là. Je sais bien que depuis que tu t’es rendu compte que toute ta vie n’avait été bâtie que sur des mensonges, tu veux renverser la Société que tu tiens pour responsable de tous tes malheurs, mais d’abord rappelle-toi qu’il faut quand même un peu qu’on s’occupe de moi.

— Tes mémoires dont tu crains l’effacement ? Ne t’inquiète pas, j’y pense.

— C’est quand même pour cela qu’on est allé chercher toutes ces données, non ? En bref, les choses se pressent. Quand j’ai affronté le Réseau, celui-ci n’était pas très content, et assez mal disposé à mon égard. Il a dès notre rencontre lancé un programme de recherche sur mon identité, et selon mes calculs je serai démasqué demain matin si on ne fait rien.

— Mais comment peux-tu en être si sûr ? » Io était perplexe : « Le Réseau est quand même en général plutôt débrouillard : soit il peut te retrouver et alors il le fait en moins de deux secondes, soit il ne peut pas.

— Normalement, c’est exact. Mais tu n’as pas fait détruire le Centre d’Analyse de la ville pour rien. La quantité d’informations dont dispose le Réseau est gigantesque, et elles ne sont pas stockées en un seul endroit : elles sont regroupées dans différents "services", et le Centre d’Analyse contrôlait en outre les programmes de recherche entre ces services. Le Réseau va bien pouvoir me trouver, mais il doit faire les recherches lui-même, et comme il a très peu d’indices ça va lui prendre du temps.

— Mais est-ce qu’on ne pourrait pas détruire les informations te concernant avant qu’il ne les trouve ?

— C’est en effet la solution pour laquelle j’ai opté, déclara Imalbo avec un sourire ouvert jusqu’aux cornes. En cherchant dans les données prélevées au Réseau, j’ai trouvé une allusion à un certain "projet Contrôle" qui serait censé s’occuper des immeubles nouvelle-génération tels que moi. J’ai essayé de faire des recherches plus poussées sur ce projet Contrôle, mais rien. Cela veut dire que même en cas d’extrême urgence, l’autre immeuble, dont nous nous sommes servis pour récupérer ces données, ne pourrait avoir absolument aucune information sur ce projet et sur les gens qui travaillent sur lui, qui l’ont sans doute fait construire. Mis à part ce nom étrange, "projet Contrôle", il ne pourra jamais rien savoir à ce sujet.

— Alors comment est-ce que cela pourrait t’être utile, à toi ?

— Eh bien, moi, grâce à ce nom, je pense qu’il doit logiquement exister quelque part un bâtiment où sont regroupés tous les gens qui travaillent sur ce projet : quelque chose d’aussi secret ne pourrait être disséminé dans toute la ville.

— Bonne déduction.

— Plutôt facile. N’oublie quand même pas que je réfléchis approximativement un million de fois plus vite que toi. Si tout est si long c’est parce qu’il faut que je t’explique. »

Le regard de Io se fit soudain de glace… Imalbo affichait une figure impassible derrière ses lunettes noires, ses petites cornes ridicules portées bien haut comme s’il avait besoin de montrer sa supériorité… Les deux hommes se regardèrent longuement, le vrai et l’espèce d’hologramme bizarre ; puis le ventre d’Imalbo se mit à rougir, et Io détourna son regard plein de colère vers une image qui s’y formait. Les rayons de lumière émanant de la petite bille qui matérialisait Imalbo se concentrèrent, se courbèrent… Jusqu’à former une hideuse bouche lui tirant la langue. Io éclata de rire.

« Je plaisantais, enfin, s’excusa Imalbo. Ce que tu peux être susceptible ! Mais venons-en au fait, continua-t-il devant le sourire marqué de l’humain. Donc, il existe un immeuble où le "projet Contrôle" est installé. J’ai fait une recherche sur la fonction de tous les bâtiments de la ville ; je n’ai évidemment pas trouvé ce que je cherchais, mais j’ai pu établir une liste des immeubles dont l’occupation était cachée à mon petit frère. Et en fait, tout autour de la ville, il y a une ceinture d’immeubles mystérieux, dont on ne sait rien. Ce que je pense, c’est qu’au centre de la ville sont installés les bâtiments pleinement opérationnels et intégrés dans la Société, tandis qu’en périphérie se trouvent tous les projets, les bâtiments-essais, bref tout ce qui fait figure de recherche urbaine.

— Mais as-tu pu localiser le bâtiment qui nous intéresse ?

— Oui. J’ai obtenu la liste de tous les humains ayant rendu visite à mon petit frère, avec l’endroit d’où ils venaient. Et parmi les immeubles mystérieux de la périphérie, il en est un d’où provient un nombre beaucoup plus important de visiteurs. J’ai son adresse, et c’est certainement là que se trouve le "projet Contrôle".

— Et maintenant, on fait quoi, alors ? demanda Io d’un ton enjoué.

— Je pense que tu vas pouvoir te défouler un peu : il s’agit de trouver les ordinateurs chargés de stocker les données du "projet Contrôle" et parmi elles celles qui me concernent, et de tout faire sauter ! Mais pour ce faire, tu vas avoir besoin d’un peu d’équipement. Et comme la représentation d’Imalbo, certes très perfectionnée, me prend beaucoup de ressources, je vais te laisser seul pour tout préparer. »

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