Chapitre II.1

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Le matin du même jour, ailleurs.

Le texte allait s’afficher sur l’écran de son ordinateur : un nouveau problème qu’il lui faudrait résoudre. Il s’attendait à tout et n’importe quoi ; il pouvait avoir à préparer une campagne de publicité alimentaire comme écrire des messages servant à haranguer la foule lors de défilés militaires, mais l’important, et ce pourquoi il était payé, c’était les phrases fortes, les slogans.

Après diverses informations de routine, son « ordre de mission », comme il l’appelait parfois (sans jamais cependant se prendre au sérieux), apparut dans un coin du grand moniteur installé sur le mur.

« objet : hausse des taxes

cible : toute la population de la ville n°6, région Ouest

problème : risque d’incompréhension de la part de certains contribuables

votre travail : rendre la population consentante en tous points ; personne ne doit avoir le moindre doute sur le bien-fondé de l’augmentation »

Il n’y avait d’ailleurs aucun doute à avoir : la Société n’avait pas l’habitude de lever des impôts à tort et à travers. Mais certains Citoyens devaient parfois être pris avec des pincettes pour les questions d’ordre monétaire ; un défaut d’éducation, peut-être ?

Enfin… La tâche était loin d’être ardue. Classique, en quelque sorte : il suffirait de faire appel à l’engouement pour la Société, quant à lui absolument universel. Heureusement.

Machinalement, mû par plusieurs années d’habitude, il tapa sa réponse. Seul le message destiné directement à la population concernée lui était demandé ; le Réseau s’occuperait lui-même des problèmes liés à sa diffusion (si toutefois il était accepté ; il ne devait pas être le seul à travailler sur la question).

« Impôts : quitte ou double !

Voulez-vous cesser de payer vos impôts, et garder vos sous pour votre propre et unique intérêt ?

Désirez-vous au contraire verser deux fois plus d’argent à la Société, et contribuer à la grandeur de VOTRE civilisation ?

Désormais, vous avez le choix !

Votre argent, plus pour vous, ou plus pour tous ? »

Avec cela, tout le monde verserait ses impôts, il le savait, l’individualité ayant depuis longtemps été reconnue comme la tare qu’elle était ; et quand la population apprendrait que les taxes ne seraient finalement augmentées que de cinquante pour cent, nul n’émettrait plus la moindre réticence. S’il était diffusé (et les lieux de diffusions ne manquaient pas : télé, radio, montres, portes, la pub était partout), son texte aurait l’effet voulu.

Cependant, l’auteur de ce message était tout sauf un manipulateur. Il aurait pu aisément faire de la foule son jouet, la contrôler dans tous les domaines ; mais (était-ce parce qu’il était rarement seul sur un projet, ou plus simplement qu’il ne voyait pas la moindre raison d’aller à l’encontre des objectifs de la Société, et par là du bien de tous ?), le poste qu’il occupait ne le faisait nullement se sentir supérieur aux autres.

C’était un Citoyen, et par cela il était en tous points semblable aux milliards d’êtres humains de la planète.

L’homme qui travaillait ainsi sur son ordinateur, seul dans son bureau (le travail n’avancerait pas plus vite à deux), cet homme s’appelait Io. Mais un nom n’avait aucun sens, il ne signifiait rien ; si jamais on vous demandait qui il était, il fallait répondre : matricule BTCR‑7563‑V‑0021, et on saurait alors tout sur lui. Si malgré tout vous trouviez cela un peu trop long (on finissait pourtant par s’y habituer), il suffirait de faire comme tout un chacun dans son immeuble, et d'user d’un diminutif : vous pourriez l'appeler "21".

Et 21, donc, était fier et satisfait de sa non-unicité : il était comme tout le monde. Pour l’instant.

Il exécuta quelques autres commandes (deux pubs électroménagères, une campagne d’info sur les W.C. publics et la relance de la mode pour les cheveux multicolores, les coiffeurs ayant prévus une légère baisse de leurs chiffres d’affaires), quand la radio annonça midi.

Elle était très souvent allumée (par qui ? Le Réseau sans doute, il n’y avait pas de bouton) et débitait de la publicité à longueur de journée. Rentabilité maximum : tout en travaillant, il était ainsi au courant d’un tas de choses, contribuait à l’essor du système publicitaire (son job, après tout) et trouvait sources d’inspiration à profusion.

La radio par ailleurs s’éteignit (après l’avoir prévenu qu’il trouverait de nouvelles pâtes succulentes à la cantine), le bureau se vidant pour quelques temps : 21 allait manger.

La cantine se trouvait dans un bâtiment très proche par lequel on accédait via un passage donnant au premier sous-sol. L’immeuble de restauration servait pour tous les travailleurs des alentours : chaque étage abritait la cantine d’un bâtiment spécifique ; détail architectural surprenant, il était presque entièrement construit en matières transparentes, si bien que sous certains angles on pouvait voir totalement au travers avec une netteté rarement égalée.

21 se rendit au septième, où déjeunaient ses collègues. Presque tout son immeuble abritait des emplois semblables au sien, un tel regroupement des activités permettant un meilleur contrôle de la distribution des informations. Mais de toute façon, à table, on parlait peu du travail.

Il avança dans la pièce, commanda son repas à l’un des nombreux distributeurs, sans oublier les pâtes conseillées à la radio, puis il prit son plateau et s’attabla à l’une des cinq tables communes, qui faisaient toute la longueur de la vaste salle.

Pas de place réservée, on s’asseyait où l’on voulait (le Réseau Informatique régulant les entrées, il y avait toujours pile le bon nombre de sièges) ; peu lui importait aux côtés de qui il mangeait : tous assuraient la conversation, et il ne voyait pas pourquoi il aurait de la préférence pour tel ou tel Citoyen. D’ailleurs, ils se connaissaient tous : en effet, chacun arborait fièrement son matricule à la poitrine.

« Bon appétit, lui souhaita la femme assise en face de lui ; une grande blonde vêtue de rouge : c’était 107.

— Bon appétit, répondit 21.

— J’aime bien le temps qu’il fait, aujourd’hui : on n’est pas incommodé par le soleil, et je crois avoir toujours eu une préférence pour les ciels gris.

— J’ai reçu le bulletin météo tout à l’heure. Il y aura un gros orage, ce soir, précisa-t-il.

— Oh ! Tant mieux. J’adore regarder la foudre, on ne sait jamais sur quel immeuble elle va tomber. Et le ciel sera presque noir, lugubre à souhait. Vive la pluie ! annonça-t-elle en riant.

— Demain, par contre, pas un nuage à l’horizon, il fera beau.

— Chic alors ! Ça nous changera. »

21 s’attaqua à son assiette de pâtes. Comme annoncé, elles étaient délicieuses.

« Vous avez entendu la nouvelle de ce matin sur la forêt amazonienne ? demanda-t-il soudain.

— Oui, bien sûr, affirma 107. C’est vraiment formidable : penser que désormais tous les humains de la planète sont égaux ! Nous sommes tous sous la même bannière : la même civilisation, la même Société !

— Oui, toutes les différences pour lesquelles les hommes se déchiraient autrefois sont maintenant abolies, conclut-il.

— Quand on pense que, quand les hommes étaient encore regroupés par pays, par "nations", ils devaient constamment lutter pour accéder au bonheur. Aujourd’hui, tout le monde est heureux.

— Il n’y a plus aucune raison de lutter. »

La conversation se poursuivit sur divers sujets (les programmes télés, la pub automobile…), puis, chacun ayant fini son assiette, 107 et son collègue se levèrent pour se débarrasser de leurs plateaux-repas. Il était une heure ; aujourd’hui 21 pourrait regarder la télévision pendant la pause. Il regagna donc son immeuble et se rendit au premier étage, où plusieurs postes télés (avec écrans muraux gigantesques) diffusaient généralement les feuilletons réalisés par la branche « détente » des services de la Société. Ces feuilletons, souvent très drôles, servaient en outre à montrer les vices des civilisations humaines du début du XXIème siècle, et le rendaient encore plus satisfait de vivre en son temps, parmi la Société merveilleuse.

A deux heures, il reprit son travail. Un après-midi normal, passé à jongler avec la publicité. Il ne se posait qu’une seule question : pourquoi, quand il quittait son bureau, n’avait-il pas sur toute cette pub un regard différent de celui des autres Citoyens, lui qui la créait ? Il ne parvenait pas à trouver de réponse satisfaisante, mais il conférait à cela une certaine magie : alors même que son travail pouvait lui donner sur la publicité des jugements plus spécifiques, celle-ci avait sur lui le même impact que sur absolument tout le monde, et il restait à jamais frère avec toute l’humanité.

A jamais ? S’il savait… En tout cas, des questions, il allait s’en poser bien d’autres, peut-être moins « magiques ».

21 était rentré chez lui. En bus. Après s’être débarrassé de son manteau, il se servit une tasse de café et alluma son ordinateur. Quel courrier avait-il reçu ?

Il y avait, comme partout, des abeilles de surveillance dans son immeuble de travail. Aujourd’hui, elles s’étaient bien évidemment comportées de manière tout à fait normale. Mais, comme vous le savez, pour une autre abeille, une toute petite abeille, ce ne fut pas vraiment le cas.

Et 21 avait sous les yeux le Message.

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