La mort du cerf

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S’il est vrai que quelques fois les femmes m’ont emmené dans des guêpiers, il s’en est trouvé le plus souvent qui m’ont tendu des mains secourables, ainsi la magnifique Kerstin arrivait à point pour me sauver la mise. Je me disais en aparté qu’un tel service en valait bien un autre, mais comment inviter une femme si parfaite dans son lit lorsqu’on est au quart diminué physiquement, que l’on est pressé par le temps et impressionné par sa maturité ? Je ne puise pas dans la grande malle du séducteur habituel, je vais chercher dans le coffret caché de l’Homme avec un grand H : lui, se passe de mots, n’expédie pas les grandes œillades, n’enflamme pas ses déclarations, il est discret et subtil… Je fais celui qu’elle a toujours rêver, l’ami qui attendait tapis l’heure où son amour pourrait enfin se déclarer au grand jour, l’être qui ne vivait que dans l’espoir de la rencontrer sans jamais y croire, et je fais passer le tout dans une simple poignée de main, à la manière de Jean-Paul Sartre. Ses doigts vigoureux et sa main ferme emprisonnent la mienne à son tour dans une réponse de trois lettres, toute en voyelles.

Posant à plat ses bottes de cuir sur le sol, cambrant légèrement les reins, elle fait glisser le petit pouf marocain jusqu’entre mes jambes, se retrouve ainsi la tête à hauteur de mon ventre, je croise à cet instant son regard, et ce regard de femme me fait jouir plus intensément en une seconde, qu’une journée d’amour. Cependant il serait totalement indécent de perdre mon self-control à cet instant précis, seul colosse un peu trop cavalier se permet une ruade sous mon sous-vêtement qui ne laisse aucun doute sur ses intentions libidineuses. Une main à la fois ferme et douce s’insinue sous l’élastique de mon pantalon de survêtement et du caleçon de coton, une infinie tendresse enveloppe l’impatient et la douceur des caresses qu’il reçoit est telle que sans mon esprit supérieur, il aurait déjà rendu gorge.

Prenant appui sur mes mains, je soulève légèrement le bassin et fais glisser mes vêtements sur le sol ; le spectacle de cette main dénuée de tout artifice bijoutier et cosmétique, la main d’une femme qui a su en rester une tout en assumant son indépendance, la force tranquille de cet être qui respire la volupté, fait de ces caresses un véritable ode à la gloire de mon Apollon. Le regard que je lui envoie est empreint de respect et de passion et son sourire me fait espérer une nuit mouvementée et délicieuse, elle se penche légèrement sur moi, prend le bas de mon pull-over et le retourne comme une crêpe au-dessus de ma tête. Me voici nu, livré à son appréciation, le petit air conquérant qu’elle arbore une fraction de seconde, ne m’échappe pas, j’aime ça, j’aime être livré à cette femelle avec cette légère peur de l’inconnu, cette petite crispation de l’estomac, cette attente, cette volupté des sens.
Lorsque sa bouche engouffre d’un seul coup mon ange phallique, celui-ci chante alléluia , se croyant à nouveau au paradis après toutes les années d’esclavage sur terre, où il a connu les bouches de l’enfer, celle des ogresses, celle des tigresses affamées, il trouve enfin son Eden, cette fois il en est sûr, il ne repartira jamais ; le chaud et le froid n’existent pas, il n’y a ni douceur, ni ardeur, c’est une magnificence, une perfection, un éclat de jouissance, et, sublimé par l’Olympe, Agellos atteint son faîte, distribuant son nectar aux Dieux. Ceux-ci s’en abreuvent remercient leur hôte, et s’envolent, laissant l’ange déchu retomber entre mes cuisses. J’ai à cet instant l’impression d’être venu au monde, d’avoir connu ma toute première femme, même si au fond de moi un petit diablotin braillard me rappelle : tu es Alexandre Barridon, le séducteur numéro un des femmes, le meilleur amant que la terre ait jamais porté, le plus bel homme d’affaires de la planète, l’Apollon auquel aucune femme ne résiste… Je le fais taire d’un poing dans la gueule, après tout il l’avait bien mérité.

Alexandre Barridon n’est rien de tout cela, il aime les femmes et la vie, et il respecte les femmes et la vie. Il est fier sans aller jusqu'à l'orgueil, et en ce moment, il se retrouve pleinement comme s’il était dans la matrice de sa mère, dans une parfaite harmonie. Elle se dresse face à moi, expédie ses bottes d’une pichenette du pied sur le talon, fait glisser la fermeture éclair de son pantalon qui tombe sur le sol avec un petit slip de coton blanc, sa fine toison vient à la rencontre de mes lèvres et ma langue curieuse s’aventure pour découvrir un refuge de montagne des plus agréables, il y flotte une odeur de bois de cèdre et de neige blanche, et la température y est parfaite, cependant je crois que la toiture prend l’eau car l’endroit s’humidifie au fur et à mesure que je l’explore, mais qu’importe.

Quelques grimpeurs me rejoignent et lorsqu’ils pénètrent dans le chalet, une averse leur tombe sur le dos à l’improviste, en même temps le vent se met à gémir, accompagné du chant des chacals, tout le monde quitte le refuge pluvieux. J’enserre sa taille gracile entre mes bras et repose ma tête sur son ventre palpitant, un autre monde s’offre à moi : une vie dans un monde parallèle où chaque seconde, chaque geste, chaque sensation n’est que volupté et extase. Doucement, elle s’appuie contre moi, me faisant basculer en position horizontale, je soulève ma jambe péniblement pour la porter dans l’alignement de mon corps, telle Diane chasseresse, elle enfourne sa monture.

Lorsque le cerf entre dans la forêt, les parfums boisés, la fraîcheur ambiante, la sûreté d’un lieu connu, aimé, le chant du ruisseau, tout lui rappelle qu’il est chez lui, qu’un jour il est né ici ; lorsqu’il entend le bruit sourd du trot chevalin, il sait que sa mise à mort a été décrétée, mais il est l’orgueil de la forêt, il en est le chef, c’est par lui et grâce à lui qu’elle revit et ses brames puissants font vibrer chacune de ses feuilles et frémir l’eau ruisselante en torrents tempétueux, par lui, elle existe. Elle est son refuge, il est sa raison d’être, mais en son sein se livre un combat dont seul l’homme connaît les règles. Le cerf avertit la forêt par un brame puissant qu’il est en danger, aussitôt celle-ci resserre ses branches autour de lui, fabriquant pour lui un étau moussu et apaisant, il glisse sur les pierres rondes, roule entre les murs suintants d’humidité, nage dans la jolie rivière chantante pour remonter entre le feuillu branchage, les animaux lui offrent un concert de cris, qui lui font penser à la victoire, hélas le cheval est plus rapide, plus malin, plus volontaire, il se cambre, lance des hennissements, et finit par le rattraper. Acculé qu’il est contre le mur de pierre, la flèche l’atteint en plein cœur, un cerf est mort ce soir au cœur de sa forêt millénaire, couché sous un nuage d’étoiles, mais bien d’autres prendront sa place. Doucement, le ruisseau se retire, les branches se desserrent, l’humus se rétracte, la forêt regagne ses tréfonds et la chasseresse s’en retourne chez elle.

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