5 : Capture de guerre

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Eldrid avait mal. Une douleur aiguë et sourde à la fois, tapie dans son âme, étendant ses filaments noirâtres dans chaque parcelle de son corps. Elle avait du mal à respirer. Chaque pas l'entraînait loin de ce qu'elle avait été, loin des siens, ou du moins de ce qu'il en restait. Ils étaient morts, tous autant qu'ils étaient.

Elle se sentait nue, projetée dans un monde inconnu et beaucoup trop vaste.

Surtout, elle haïssait l'homme qui chevauchait derrière elle et qui l'avait arrachée à son passé. Elle pouvait encore sentir la morsure du glaive sur son coup. Elle se maudissait pour ses supplications. « Je ne suis pas une ennemie. Ne me tuez pas ! ». Elle en avait honte. Elle aurait dû périr aux côtés du Konungr. C'était peut-être ça, le pire, la culpabilité féroce qui broyait son ventre, qui serrait son cœur, au rythme de ses pensées confuses.

Elle se raidissait à chaque fois qu'elle entendait les cliquetis produits par ses chaînes qui se balançaient au rythme de la monture. De temps à autre, un sourire amer étirait ses lèvres. Elle était une capture de guerre — encore.

Le saxon chevauchait derrière elle, une main fermement passée autour de sa taille, pour l'empêcher de tomber aussi bien que pour prévenir toute tentative de fuite. Elle imaginait son regard brun, chaud et glacial à la fois, qui devait se poser sur elle. Elle imaginait les traits sévères de son visage, encadré par des cheveux bruns et bouclés qui tombaient jusqu'à ses épaules.

L'image des bâtisses du clan en feu s'imposait sans cesse à son esprit. Elle devait se faire violence pour ne pas montrer la peine qui l'envahissait. Toute sa vie était partie en fumée en quelques instants. L'homme à qui elle l'avait dévoué était mort. Elle avait l'impression que le serpent Jörmungand avait enroulé ses anneaux autour d'elle et la faisait suffoquer.

Une voix derrière elle la fit sursauter. Le saxon lui avait posé une question. Ou du moins, c'est ce que le ton de sa phrase suggérait. Elle secoua la tête pour lui signifier qu'elle ne comprenait pas. Il laissa passer quelques secondes, et la thraell se focalisa sur la main gantée qui tenait les rênes. Le cuir était usé, et elle se demanda depuis combien de temps il s'était lancé dans la reconquête du nord.

Ses yeux repérèrent le soleil. Ils allaient vers le nord. Poursuivaient-ils leur tâche morbide ? Elle frémit. Jamais elle ne pourrait regarder les siens se faire tuer sous ses yeux.

— Ton nom, fit le saxon en norrois.

Elle retint à grande peine un sourire moqueur. Il ne savait même pas poser une simple question. Il avait décidément bien plus de facilité à comprendre qu'à parler.

— Eldrid.

— Eldrid, répéta-t-il.

Elle hocha la tête. Ils chevauchèrent en silence pendant quelques minutes, avant que la thraell ne se décide à poursuivre la discussion.

— Et toi ? Quel est ton nom ?

Elle avait articulé sa phrase du mieux qu'elle le pouvait, espérant qu'il retiendrait la formulation. Malgré la colère qui envahissait chaque parcelle de son corps, elle avait conscience du fait que, tôt ou tard, elle aurait besoin de quelqu'un avec qui communiquer. Elle aurait préféré trouver n'importe qui d'autre que ce guerrier saxon, mais personne d'autre ne lui avait adressé la parole depuis les quelques heures qu'elle avait passé en sa compagnie.

— Godwin.

Comme il l'avait fait pour son prénom, elle le prononça à voix haute. Elle fit rouler son nom sur sa langue, en goûta les syllabes si douces pour un homme si cruel. Un frémissement parcourut son dos, et elle se jura de venger les siens. Elle endormirait sa méfiance derrière des airs d'esclave effarouchée, elle jouerait le rôle qu'Erling Bjarnason avait taillé pour elle. Et lorsque le moment serait venu, elle le tuerait de ses mains.

— Où allons-nous ? fit-elle d'une voix qu'elle espérait égale.

— Au nord, lâcha-t-il au bout de quelques secondes, confirmant ainsi son pressentiment.

Elle sentit une vague de haine pure filer dans ses veines, faisant bouillir son sang.

— Tuer ?

Il sembla hésiter un instant. Puis son bras se referma un peu plus sur la taille de la thraell.

— Oui.

Elle ne sut comment elle parvint à garder une attitude neutre. Durant les semaines à venir, elle devrait faire semblant de détester les siens. Elle aurait aimé se murer dans le silence, mais il lui fallait endosser son rôle. Pour l'Eldrid qu'elle devait être, il était son sauveur.

— Es-tu le Konungr de ces hommes ?

Il s'esclaffa.

— Non, je ne suis pas un Konungr.

Il se tut, sans doute incapable d'expliquer en norrois. Eldrid sentit son cœur se serrer. Qu'adviendrait-il d'elle si elle ne pouvait se faire comprendre ? Si personne ne pouvait communiquer avec elle ? Son futur dépendrait de sa capacité à s'intégrer à Godwin et à ses hommes. Elle devait devenir comme eux, sans quoi jamais elle ne quitterait les fers qui entravaient ses poignets.

— Apprends-moi ta langue, demanda-t-elle.

— Non.

— Pourquoi ?

Il poussa un soupir, visiblement frustré de ne pas pouvoir en dire davantage. Il marmonna quelque chose en anglais qu'elle fut bien incapable de comprendre. Malgré tout, elle parvenait sans mal à se rendre compte du regard que les hommes pesaient sur elle. Ils ne lui faisaient pas confiance. Peut-être craignaient-ils qu'elle puisse entendre ce qu'ils disaient.

— Mais moi, je pourrais t'apprendre ? suggéra-t-elle.

— Oui, répondit-il simplement.

Il lâcha doucement Eldrid, et celle-ci s'accrocha au pommeau de la selle. De ses doigts désormais libres, il dégaina son glaive, le faisant passer avec mille précautions devant la thraell tout en tenant les rênes d'une main.

Sverð, fit-elle.

Sa main remonta vers la garde.

Hjalt.

Il rangea sa lame, effleura le cheval sous eux.

Hestr.

La journée s'écoula ainsi. Godwin touchait ce qu'il voulait traduire, répétant les mots après elle, redemandant parfois quelques minutes plus tard lorsque sa mémoire lui faisait défaut, mimant.

Même si elle avait conscience de la nécessité de communiquer, Eldrid commençait à regretter son offre de lui enseigner sa langue. Elle se sentait mise à nue, dépouillée de ce qu'elle était. Elle avait l'impression de bafouer, de trahir, de blasphémer les siens. Entendre ces sons dans la bouche de l'ennemi lui donnait envie de pleurer, et ne faisait qu'accroître le sentiment de pur détestation qu'elle ressentait à son encontre.

Comme la nuit précédente, ils campèrent au milieu de la lande. À quelques mètres d'eux, le gouffre glacé de la mer plongeait jusqu'aux entrailles du monde.

Elle s'enroula dans sa cape, les yeux fixés sur les flammes du feu allumé par les saxons. Le visage du Konungr hantait sa mémoire. Il lui avait sauvé la vie, et elle ne parvenait pas à lui en être reconnaissante.

— Pardonnez-moi, murmura-t-elle.

Une larme roula sur sa joue. Elle pleura son clan en silence, étouffant ses sanglots dans les fourrures, priant tous les dieux pour que les spasmes qui secouaient son corps ne se découpent pas à la lueur des flammes.

~*~

Malgré les mots que lui offraient la thraell, Godwin eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre ce qu'il attendait d'elle deux jours plus tard. Ce ne fut qu'à grands renforts de gestes qu'il y parvint. D'un mouvement de la main il se désigna, lui et ses hommes.

Vega. Já ?

Puis il toucha l'épaule d'Eldrid, et indiqua le sol. Elle finit par hocher la tête. À la mine qu'elle faisait, il sut qu'elle connaissait l'identité de ceux qu'ils allaient attaquer. Il aurait voulu lui demander des précisions sur les lieux, mais il aurait été bien incapable de comprendre ses explications.

— Edmund, reste avec elle.

— Pourquoi moi ? Je veux aller me battre !

— Parce que tu es celui en qui j'ai le plus confiance ici.

— Raison de plus pour que je t'accompagne.

D'un mouvement du menton, Godwin indiqua la capture de guerre.

— Et la laisser seule avec un homme qui ne penserait qu'à assouvir ses passions ?

Edmund haussa les épaules et lui décocha un sourire narquois.

— Moi aussi, je pourrais très bien...

— Je sais que tu ne me trahiras pas.

Le soldat capitula avec un soupir résigné.

— Très bien. Amuse-toi bien, et reviens en un seul morceau !

Ce fut au tour de son chef de sourire. Après quoi il se hissa sur son destrier, et lui et ses hommes partirent au galop.

Ils voyagèrent plus de deux heures avant d'atteindre l'endroit. Niché au bord d'une baie aux eaux déchaînées, le village était d'une taille respectable. Des volutes de fumées s'élevaient des chaumières. Encore une fois, les envahisseurs faisaient face à leur destin. Or ses hommes à lui n'étaient plus qu'une quarantaine : il lui fallait tirer des leçons des pertes subies sur les terres du clan d'Eldrid.

— Nous allons les encercler, décida-t-il. Vingt d'entre nous resteront aux abords du village, et les autres y entreront. S'ils fuient, ils ne pourront que partir vers la mer. Des questions ?

— On fait des prisonniers ?

Godwin fixa les maisons un long moment avant de répondre.

— Non. Pas de quartier.

Il eut soudain une pensée pour Eldrid. Il l'avait sauvé à une mort certaine, alors qu'il n'avait jusque là fait aucune différence entre ceux qu'il combattait. Maintenant qu'il l'avait fait une fois, de quel droit pouvait-il condamner d'autres thraellar comme elle ?

— À moins que vous ne repériez des captures de guerre anglo-saxonnes, rectifia-t-il.

— On ne va tout de même pas ramasser tous les esclaves qui traînent sur notre route ? grommela un de ses hommes.

Godwin lui jeta un regard glacial.

— Nous libérons nos terres de l'envahisseur. Il est juste de libérer également les nôtres qui ont jadis été capturés. D'autres questions ?

Comme le silence planait au-dessus du groupe, il descendit de sa monture.

— Bien. Allons-y.

Il fit signe à George, un de ses hommes de rester pour garder les destriers. Puis ils se mirent en route, à pied. Godwin marchait devant eux. Il sentait clairement les regards hostiles de ses compagnons. Nombre d'entre eux devaient certainement penser qu'Eldrid l'avait ensorcelé afin qu'il ne la tue pas. Après tout, elle avait grandie au sein des barbares, et ils étaient réputés pour user de la magie. L'image de la thraell pratiquant un obscure sacrifice hanta ses pensées.

Ils parvinrent enfin aux abords du village, et l'entourèrent.

Puis Godwin donna le signal de l'attaque.

Ce ne fut que lorsqu'ils s'avancèrent entre les habitations, puis en enfoncèrent les portes, qu'ils se rendirent compte qu'elles étaient vides. Pourtant, le bois se consumait encore dans les cheminées. Godwin sentit son sang se glacer.

Puis les cris de ses hommes se répercutèrent entre les chaumières. On les prenait à revers.

Il sortit de la bicoque dans laquelle il était entré et dégaina son glaive, se jetant dans la mêlée avec rage. Sa lame cinglait l'air, férocement. Au moment où il l'abattait sur un barbare, il sentit une épée mordre son flanc. En serrant les dents, il enfonça son arme jusqu'à la garde dans la poitrine de son adversaire, avant de la retirer d'un coup sec.

Il ne prit pas le temps d'inspecter sa blessure, se ruant en avant. Sa lame faucha une nouvelle vie. À ses côtés, ses hommes bataillaient vaillamment, mais ils reculaient. Une masse rebondit avec force contre son bouclier, et un juron lui échappa.

Leur stratégie se refermait sur eux.

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