6 : Pas de quartier

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Lorsqu'il fut certain que plus aucun barbare ne respirait, Godwin s'écroula sur les galets grisâtres qui parsemaient la plage. Le soleil se couchait dans un flamboiement vespéral au-dessus de la mer qui roulait à quelques mètres de lui, mais il n'y prêta pas la moindre attention.

Il était surpris d'être encore en vie. À vrai dire, tous autour de lui l'étaient. Les barbares, après les avoir pris à revers, les avaient entraînés vers la plage. Les assaillants avaient été une trentaine. Femmes, hommes, enfants, et même esclaves, ils avaient tous combattu, armés d'épées, de lances, de fourches ou de simples bâtons de bois. Animés par la rage de ceux qui défendent non seulement leur vie, mais aussi leur terre, ils avaient assénés des coups mortels à bon nombre de leurs ennemis.

Des deux côtés, le tribut à payer était lourd. Il sentait peser sur son âme le poids des morts. Quelques instants après la bataille, l'écume de la mer avait été rougie par le sang qui s'y écoulait.

Il quitta des yeux l'étendue aqueuse pour fixer ses hommes. Eux aussi gisaient sur les galets, à bout de souffle. Certains morts. Au prix d'un intense effort, il se redressa. Il palpa son côté, et ses doigts furent maculés de sang rouge vif. La plaie était peu profonde, et si son flanc le faisait souffrir, la douleur n'était rien comparée au trou qui se creusait dans sa poitrine alors qu'il contemplait l'étendue du carnage. Le premier pas fut sans conteste le plus difficile. Puis il marcha, un pas après l'autre. Il exhorta les siens à se lever. Il prodigua des paroles et des soins aux blessés. Il murmura des prières pour ceux qui ne se relèveraient plus.

Sur la soixantaine d'hommes qu'il avait mené vers le nord et qui constituait sa troupe, ils étaient moins d'une trentaine. Seize pertes en une seule bataille. Vingt quatre, en comptant ceux tombés au combat lors du raid sur le clan d'Eldrid. Il avait à présent perdu plus de la moitié de ses effectifs. Plus ils avançaient, plus les batailles devenaient violentes et organisées. La rumeur de la reconquête se propageait, rendant plus hasardeuse l'issue des attaques.

Ses hommes étaient éreintés. Il les voyait errer sur la plage, l'œil hagard. Vingt quatre pertes en quelques jours. Godwin se sentait humilié. Bien des années auparavant, les vikings lui avaient fait perdre sa famille, l'avait déraciné, forcé à errer sur les routes. Lorsqu'il était devenu assez fort pour pouvoir manier une épée, il s'était enrôlé dans l'armée, en rêvant de vengeance et de gloire. Sa volonté et sa bravoure lui avait rapidement permis de monter en grade. Et voilà que ces maudits barbares entachaient son honneur. Il les haïssait.

Il offrit aux siens des sépultures, et laissa les corps des envahisseurs aux charognards.

Comme à l'accoutumée, ils pillèrent et brûlèrent.

Puis ils reprirent la route vers le campement.

Ses yeux abandonnèrent le sentier pour fusionner avec le ciel. Sur la trame du firmament, il se repassait en boucle les images de l'assaut. Les barbares qui les prenaient à revers. Les cris, les chocs, le sang, les chairs mordues par les épées, les coutelas et les armes de fortune. Ils avaient été repoussés vers la plage de galets, tenus en respects par la hargne avec laquelle les barbares combattaient. Les saxons avaient beau faire mordre la poussière à leurs adversaires, ils avaient néanmoins fini par se retrouver acculés aux vagues. Godwin devait l'admettre, certains vikings arrivaient sans conteste à se défendre seuls face à plusieurs guerriers anglais.

Edmund les accueillit au campement, la mine sombre. La capture de guerre, elle, avait le visage levé vers le ciel. Perchée sur un promontoire, elle regardait les nuages de fumée qu'on distinguait au loin, vestiges du village viking qu'ils avaient mis à feu et à sang, Godwin lui fit signe de descendre du monticule sur lequel elle était juchée, empoignant ses chaînes d'une main ferme pour la traîner vers le feu de camp.

Thraellar ? s'enquit Eldrid en sondant ses hommes du regard.

Nei.

« Pas de quartier », avait-il déclaré avant la bataille. Et même s'il avait demandé à ce que les captures anglo-saxonnes soient libérées, tous les esclaves qu'ils avaient vu se battaient furieusement aux côtés de leurs maîtres.

La nuit était tombée depuis longtemps et il faisait trop sombre pour apercevoir ses traits, mais il sentait un aura de colère émaner de la jeune femme. Elle s'était jusque là contentée d'arborer un visage placide, mais il se jura de la surveiller plus étroitement. Il aurait voulu lui expliquer qu'il n'avait pas eu le choix, qu'aucun des thraell ne s'était montré coopératif, mais ne disposait pas du vocabulaire nécessaire en norrois. Puis il se morigéna intérieurement. Quand bien même, il n'avait pas à se justifier auprès d'elle.

Il réunit ses troupes. Il se lança dans un discours qui lui sembla vide, mais qui parut rasséréner ses hommes. Il vanta leur bravoure, et recommanda les âmes de ceux qui étaient tombés au combat à Dieu.

— Nous avancerons encore quelques temps vers le nord. Une dizaine de jours. Ensuite, nous rentrerons chez nous, annonça-t-il.

Puis ils burent à la mémoire des morts, consommant plus que de raison leurs réserves de vin.

Plus tard dans la nuit, des chansons aux notes éraillées s'élevèrent entre les cimes des arbres, ponctuées de remarques grivoises. C'est le regard trouble et le corps chancelant que les saxons parvinrent enfin à trouver le sommeil, quelques heures avant l'aube. Ses hommes étaient trop ivres pour monter la garde, et quand bien même, Godwin jugea préférable de leur accorder une pleine nuit de sommeil : il ne restait pas âme viking qui vive dans les environs. Il se retrouva donc seul à veiller. De l'autre côté des braises du foyer, Eldrid avait les yeux rivés aux flammèches. Elle s'était tenue en retrait, jetant des coups d'œils vers les guerriers saxons à intervalles réguliers. Les propositions indécentes n'avaient eu de cesse de pleuvoir sur la jeune femme, si bien que Godwin avait passé une bonne partie de la nuit à repousser les soldats qui s'approchaient trop près de la thraell.

— Eldrid.

Elle leva son visage pâle vers lui, et un sourire éclaira brièvement ses traits lorsqu'il lui tendit sa flasque d'alcool. Elle s'en empara, but de longues rasades, et grimaça, avant de lui rendre la gourde. Il y eut un silence gêné, brisé par le hurlement d'un loup. Godwin attrapa dans un réflexe la garde de son glaive, avant de se raviser. Il repensa au massacre qui avait eu lieu sur la plage quelques heures plus tôt. Les bêtes sauvages des environs avaient bien assez de quoi se sustenter pour s'approcher d'eux.

Il détailla la jeune capture de guerre. Elle le fixait sans animosité, et pourtant il lui semblait entrapercevoir au fond de ses yeux une lueur de colère, tel un orage grondant au loin. Il brûlait d'envie de lui parler, de lui poser mille et une questions. Mais il manquait cruellement de vocabulaire.

D'un ton hésitant, il lui annonça qu'ils rentreraient bientôt chez eux.

Eldrid acquiesça, et une ombre passa sur son visage, visiblement inquiète pour l'avenir.

Godwin ignorait encore quoi faire de la thraell. D'un geste, il l'invita à dormir. Elle hocha de nouveau la tête, et le chef de la petite troupe se leva. Dans son mouvement, la douleur qu'irradiait son flanc se rappela à lui. La plaie, entourée de sang séché, s'était rouverte à l'instant où il avait bougé.

Sous le regard perplexe d'Eldrid, il se rassit et entreprit de nettoyer la plaie avec l'alcool que contenait sa flasque. Après quoi, il sortit une aiguille et du fil de son paquetage. La jeune fille dû intercepter une grimace de sa part car elle se leva et contourna le foyer.

Godwin sentit sa main se refermer d'instinct sur le manche du poignard qu'il gardait en permanence dans sa botte. Avec un sourire timide, elle s'empara de l'aiguille, et entreprit de le recoudre.

Il observa ses doigts s'activer avec dextérité. De blessure en blessure, ses yeux remontèrent vers les hématomes qui constellaient le visage d'Eldrid, et il se demanda ce qu'elle avait bien pu faire pour susciter la colère d'un des hommes du nord. Une étrange ombre couvait dans ses yeux verts. Il la voyait à chaque fois qu'il croisait son regard. Qui sait ce qu'elle avait vécu durant ses années de captivité ? Il n'osait l'imaginer, mais une vie de servitude à se plier aux ordres des barbares sanguinaires ne pouvait être paisible.

La thraell murmura quelque chose en norrois, avant de mimer le fait de panser une plaie. Puis elle désigna d'une main la chemise qu'on apercevait sous le bliau du soldat. Elle y déchira une longue bande de tissu et confectionna un bandage de fortune.

Dès qu'elle eut achevé de panser l'estafilade, elle se releva, contourna les braises mourantes du foyer, s'allongea et s'enroula dans sa cape.

Godwin contempla son flanc d'un air pensif, avant de prendre la direction du promontoire rocheux sur lequel la thraell s'était perchée quelques heures plus tôt. À l'écart du feu, l'air de la nuit était glacial. Ses doigts effleurèrent le bandage, et ses yeux se tournèrent vers Eldrid. Elle lui apprenait sa langue, elle l'avait soigné. Son visage était couvert d'ecchymoses, son cou ceint d'un collier d'esclavage. Et pourtant, il revoyait encore le regard qu'elle avait lancé à la fumée qui marquait l'emplacement du village qu'ils avaient rasé. Pire, elle n'avait pas montré le moindre enthousiasme à l'idée de quitter enfin le nord. Surtout, il avait pu observer la rage avec laquelle les esclaves s'étaient battus aux côtés des barbares.

Une question tournoyait dans son esprit, lancinante : si Eldrid n'avait pas été attachée, le jour où Godwin et ses hommes avaient mis à feu et à sang son clan, qu'aurait-elle fait ?

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