Billoux

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Le flic ne savait pas quoi faire. Il ne voulait pas que les deux femmes, assises sur le sol devant l’immense pin courent le moindre risque. Elles en avaient assez fait. Elles l’avaient guidé jusqu’au refuge du tueur qu’il cherchait depuis des années. Un tueur que personne n’avait jamais remarqué. Un assassin qui frappait en silence, sans jamais avoir laissé la moindre trace. Dieu sait combien de femmes avaient disparu au cœur de cette forêt. Les dossiers qu’il avait eu en mains représentaient plus de quarante disparitions.

Quarante-trois femmes volatilisées. Disparues du jour au lendemain, sans aucune piste sérieuse. Des gamines, des adolescentes, des jeunes femmes. Toutes se ressemblaient. C’était la seule piste qu’il avait. Blondes, minces, les yeux verts.

Les familles qu’il avait interrogées ne lui avaient jamais donné le moindre indice qui aurait pu lui permettre d’avancer dans ses recherches.

Justine. Il savait que chaque minute perdue diminuait les chances de revoir sa fille vivante. Bien qu’il ait décidé de ne pas laisser ses émotions prendre le dessus, il avait senti ses mains trembler dès que la cabane était apparue dans leur champ de vision et qu’il avait sorti son arme de son étui.

Justine était peut-être là. Non. Justine était là-dedans et Sarah l’avait vue. Apparemment la jeune femme ne se trompait pas. Il ne savait pas comment ce genre de choses était possible, mais il savait que nombre de flics, notamment aux États-Unis, utilisaient des médiums, ou réputés tels pour les aider dans leurs enquêtes. Elle était là et elle était vivante.

Parce qu’il aurait senti sa mort. Il l’aurait entendue et il aurait su instantanément qu’elle avait quitté ce monde. Le lien entre sa fille et lui était suffisamment puissant pour qu’il n’ait aucun doute.

Il hésitait entre foncer dans cette cabane ou attendre les renforts qui allaient arriver.

Et s’ils arrivent trop tard, tu t’en voudras tout le reste de ta vie.

Il se rapprocha de la porte, après avoir fait un signe aux deux femmes, pour qu’elles restent en retrait. Elles étaient l’une contre l’autre, assises sur le sol. Les bras de Marie entouraient Sarah, comme une mère l’aurait fait pour protéger sa fille. Les yeux de Sarah fixaient Billoux. Elle remuait la tête de droite à gauche comme pour lui dire de ne pas intervenir.

Il poussa légèrement le battant de bois. Aucune réaction à l’intérieur. Alors il ouvrit la porte et s’engouffra à l’intérieur. Des bougies, par dizaines. Une lumière presque électrique qui tremblait aux rythmes des flammes qui vacillaient dans le léger courant d’air.

Les croix sur les murs. Des centaines de croix. L’œuvre d’un fou de Dieu. Pas un centimètre carré qui ne fut recouvert des symboles de l’Église. De toutes les tailles. Certaines de quelques centimètres, d’autres plus grandes. Par centaines, peut-être par milliers, elles remplissaient tout l’espace sur les murs de la cabane.

Le Christ sur certaines d’entre elles. Parfois un visage supplicié, entre deux croix. Celui du Fils de Dieu, grimaçant sous sa couronne d’épines. Des dessins, des fusains, des gravures.

Le type qui avait fait ça était un génie. Billoux ne pouvait s’empêcher de contempler, comme dans un musée, l’œuvre de celui qui avait couvert les murs de sa folie.

Des livres, posés sur des étagères, d’autres à même le sol. Des centaines d’ouvrages et il nota, sur le côté, un espace presque vide sur le mur. Il s’approcha en silence, et remarqua quelques mots gravés sur un des rondins. Quelques mots protégés et laissés visibles au milieu de toutes les croix, de tous les visages de souffrance représentés sur les murs.

Chacune des représentations du Christ était une œuvre d’art. Chacun des dessins semblait vivant et le malaise s’installa sans qu’il sache pourquoi. Les yeux de celui qui était mort sur la croix suivaient sa progression au cœur de l’antre du mal, et il avait de plus en plus de mal à respirer.

Il n’entendait pas d’autre bruit que la musique, plus forte à l’intérieur, et ce morceau qui passait en boucle ajoutait à l’oppression qui ne le quittait pas.

Soudain, il comprit ce qui créait ce malaise encore plus violemment. Tous les visages qui le regardaient, chacun des dessins qui représentaient le Christ, n’étaient que souffrance. Leur bouche, grande ouverte, hurlait. Ils hurlaient la douleur d’être cloués sur la croix.

Pas de compassion et pas d’amour envers les hommes. Juste de la haine pour ceux qui l’avaient accroché, tel un animal sur une porte de grange. Le réalisme des dessins était à couper le souffle.

Il reprit sa respiration. Une lumière, venant de derrière l’étagère sur le mur de droite, attira son attention. Un clavier à code. Des lettres, des chiffres. Il n’avait aucune idée de ce qu’il devait taper sur ce clavier. Aucune idée de ce qu’un esprit dérangé comme celui qui était derrière cette porte avait pu intégrer comme code.

Une porte qu’il ne pouvait pas franchir. Il entendit comme un frottement. Un bruit juste derrière lui et une main se posa sur son bras. Il sursauta, et failli faire tomber une des bougies posées sur l’étagère.

Sarah et Marie étaient entrées dans la cabane. Marie fixait les croix, les dessins. Elle tournait la tête de droite à gauche comme pour nier la réalité de ce qu’elle voyait. Sarah, quant à elle, était face au clavier. Elle fixait les lettres et les chiffres, puis sa main se posa sur le boîtier.

Billoux lui prit le bras pour l’empêcher de faire un geste qui risquait de les mener tout droit en enfer, mais Sarah posa son doigt sur sa bouche. Le geste des enfants qui font signe aux adultes de se taire. Elle lui sourit.

Je m’appelle Isa et j’ai les yeux forêtrivières.

Son index enfonça la première touche. Le flic vit qu’elle avait appuyé sur le i. Puis le doigt de la jeune femme poussa les touches suivantes pour composer le prénom Isabelle. Elle se recula quand un léger déclic indiqua que la porte venait de se déverrouiller.

Billoux entra à l’intérieur de la pièce, son arme à la main.

Un prêtre, dont le visage était couvert de sang, et qui se retourna au moment précis où il faisait un pas à l’intérieur.

Une cage. Une femme dans la cage. Nue. Enveloppée d’un long manteau carmin. Du sang. Du sang qui coulait d’une plaie béante ouverte sur sa gorge. Sur sa droite, une table d’autopsie.

Justine.

Justine vivante.

Justine qui le regardait sans y croire.

Quelques secondes suffisantes pour permettre à l’homme de se rapprocher du flic. Quelques secondes qui déterminèrent le temps qu’il restait au commissaire pour choisir entre la vie et la mort. Un choix qu’il n’eut pas le temps de faire. Le couteau s’enfonça dans le cœur de Billoux sans lui laisser la moindre chance d’appuyer sur la gâchette de son arme de service.

Justine hurla.

Elle hurla parce que son père venait de mourir sous ses yeux. Elle hurla parce que le seul homme qui aurait pu la sortir des mains du Diable venait de s’écrouler sur le sol. Elle hurla parce qu’elle savait qu’elle ne pourrait plus lui échapper. Elle avait beau essayer de s’éplucher la main depuis de longues minutes, elle n’aurait pas assez de forces pour échapper au prêtre.

– Tu es le premier qui ose entrer dans la maison de Francis.

La voix de Louis était calme. Il n’avait pas peur. L’homme qui était entré ici était venu seul. Sans doute un flic plus malin que les autres. Il était surpris qu’il ait pu pousser la porte. Personne ne pouvait connaître le code.

Personne.

Il se retourna vers Justine.

– Tais-toi. Tais-toi sinon je vais te couper la langue. Tu pourras plus parler. Et j’aime bien quand tu parles. Je l’ai tuée elle, pour pouvoir parler avec toi.

Il désignait la femme dans la cage. Il désignait Sarah et Justine se retint de pousser un autre hurlement. Elle ravala son cri qui se transforma en gémissement. Le prêtre lui faisait face et n’avait pas vu les deux silhouettes qui venaient de s’inscrire juste derrière lui. Deux silhouettes dont l’une venait de se baisser pour ramasser l’arme de son père. L’arme de service du flic, dont le cran de sécurité avait déjà été basculé.

Un SIG-Sauer SP 2022.

Le regard qu’elle jeta derrière le prêtre trahit les deux femmes qui venaient de rentrer dans la chambre de torture. Alors il se retourna. Alors Louis se trouva face à celle qu’il espérait depuis presque quarante années. Il la reconnut immédiatement et il sut, à l’instant où elle posa les yeux sur lui, qu’elle savait qui il était.

Il vit les yeux forêtrivières qu’il espérait depuis tellement longtemps. Il vit la petite fille de presque douze ans qui avait disparu au détour du chemin. Il entendit le rire d’Isa, quand il lui disait de ne pas avoir peur. Que les monstres n’existaient pas. Qu’ils ne prenaient pas les enfants pour les dévorer. Que les arbres les protégeaient et les protégeraient toujours. Que la forêt était leur amie et qu’il ne pouvait rien leur arriver.

– Isa. Tu m’as trouvé.

– Louis ? Mon Dieu, Louis. Qu’est-ce que tu es devenu ? Qui t’a changé en monstre ? En assassin ? Mon Dieu, mais qui a fait ça ?

Les sourcils de Louis se froncèrent comme s’il ne comprenait pas la question de Marie.

– Un monstre ? Pourquoi ? Les monstres, ils existent pas, Isa. Il n’y a que des hommes. Ce sont eux les monstres. Et Dieu n’a rien à voir dans tout ça. J’ai essayé de Lui faire confiance. J’ai vécu avec Lui, avec ses prêtres. J’ai dit Ses prières. Je me suis agenouillé au pied de sa croix. Et j’ai vu la haine de Son Fils. Sa haine pour l’humanité.

Marie ne pouvait pas faire un mouvement. Elle fixait Louis avec horreur. Le petit garçon de son souvenir s’était transformé en un de ces monstres dont elle avait si peur quand elle n’était qu’une gosse. Un de ces monstres dont elle était sûre qu’ils habitaient la forêt.

Sarah était à ses côtés et Marie la sentit bouger. Elle posa la main sur le bras de la jeune femme pour retenir un geste qui aurait provoqué une réaction de Louis. Il fallait qu’elle prenne une décision.

– Pourquoi Louis ?

Encore ce mouvement du front. Ces rides qui s’inscrivaient pour marquer son incompréhension.

– Pourquoi ? Pour oublier ce qu’il m’a fait. Pour oublier qu’il m’a tué quand j’étais qu’un gosse. Pour essayer de devenir le Diable qui lui faisait peur. Pour pas être ce Christ cloué sur sa croix et qui n’a pu qu’attendre de se vider de son sang. Le sang, je l’ai bu. Je l’ai bu jusqu’à la lie.

Marie leva la main qui tenait le pistolet de Billoux et la balle du SIG-Sauer SP 2022 sortit du canon à la vitesse de 350 m/s.

Elle percuta le visage de Louis et ressortit par l’arrière du crâne.

Louis cessa instantanément de respirer. Il ne sentit pas la main de Marie quand elle se posa sur son cœur. Il ne vit pas les larmes qui coulèrent de ses yeux. Il n’entendit pas Justine rire et pleurer. Il ne les vit pas sortir de la cabane.

Sarah, quant à elle, leva les yeux vers le sommet des grands pins.

L’âme de celui qui avait été un petit garçon qu’on appelait Louis s’envolait pour toucher le ciel.

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