Justine

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J’ai mal. Putain, j’ai trop mal. Pourquoi j’ai mal comme ça ?

Elle tourna la tête. Elle ne pouvait pas bouger plus que ça. Ses mains, ses chevilles, étaient immobilisées. En plus elle avait froid. Elle était allongée sur un truc froid. Un truc froid comme une table de métal.

Putain, mais je suis où ?

La lumière, juste au-dessus d’elle. Une lampe. Elle avait déjà vu ça en salle d’opérations. Elle était môme. L’appendicite comme ils disaient. Elle se souvenait de ça. La dernière chose qu’elle avait vu avant de s’endormir. Cette lumière trop forte. Elle était dans un hôpital, et ils allaient l’opérer.

Elle était malade ? Elle avait eu un accident ? Qu’est-ce qu’elle pouvait bien avoir fait pour se retrouver ici ? La mémoire lui revint, comme les pages d’un livre qu’elle aurait tournées les unes après les autres.

Elle partait de chez elle. La musique dans la voiture. Le morceau de Joss Stone. Elle adorait cette gonzesse. Et sa reprise de « The son of a preacher man » était juste une tuerie.

Une tuerie.

– T’es réveillée ?

Putain, ils se sont gourés sur la dose d’anesthésiant. Je devrais pas entendre les toubibs me parler. En plus, j’y vois rien avec leur lampe.

Elle sentit un mouvement sur sa droite et elle bougea légèrement. Un visage juste devant ses yeux. Pas de masque, rien sur la tête.

C’est quoi cette connerie ?

Le type lui faisait un sourire. La route. L’arrêt à Montfaucon pour acheter la brioche. Elle se souvenait de tout et le curé au bord de la route.

Putain, le curé.

Elle revit son visage et elle revoyait son sourire quand elle s’était approchée. Le même que celui qu’il lui offrait maintenant.

– Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Je suis où ?

– Tu es chez moi. Dans ma maison.

Non ! C’est qui ce dingue ? C’est pas un vrai curé ? Je me suis faite attraper par le Croque-Mitaine ? Panique pas Justine. Surtout panique pas.

– Chez vous ? On a eu un accident ?

Elle savait pertinemment qu’elle n’avait pas eu d’accident. Elle revoyait le prêtre se pencher vers son petit sac à dos. Elle se revoyait s’approcher de lui et du vélo. Le vélo couché sur le bas-côté comme après une chute. Elle se souvenait de la compassion.

La compassion.

Elle avait senti le coup sur le côté de sa tempe. Un coup qui l’avait envoyée au pays des rêves instantanément. Parce qu’après ce coup, elle n’avait aucun souvenir.

Putain de curé. Mais qu’est-ce qu’il me veut ?

Puis l’éblouissement. Celui qu’elle n’aurait pas voulu avoir.

C’est le tueur ! C’est l’assassin dont papa m’a parlé. Je suis sûre que c’est lui ! Mon Dieu ! Il va me faire disparaître, comme les autres filles.

– Vous êtes le tueur ?

Question conne. T’as tellement les chocottes que tu sais plus réfléchir. Qu’est-ce qu’il t’a dit Papa, si un jour, t’es confrontée à une situation d’urgence ? Face à un type armé qui veut te faire du mal ?

Le faire parler. Il fallait qu’elle le fasse parler. Raconter sa vie, son histoire. Et lui raconter la sienne. Devenir quelqu’un. Pas un simple corps sans âme.

Il se pencha à nouveau sur elle. Il était visiblement étonné qu’elle cherche à discuter avec lui. Les autres filles qu’il avait déposées sur cette table ne pensaient qu’à hurler. Il passa sa main sur la joue de Justine. Elle eut un mal fou à ne pas bouger le visage pour éviter ce contact qu’elle savait répugnant.

Une mélodie. Un piano. Elle connaissait ce morceau. Bach. Les variations Goldberg.

Putain, c’est le morceau qu’il joue ce dingue. Celui qui bouffe les gens ! Ça veut dire qu’il va me bouffer ! Mon Dieu ! Il va me bouffer ! C’est pour ça que personne a jamais retrouvé les corps de ces filles !

La peur avait dû passer dans ses yeux, car le prêtre se recula légèrement. Puis il lui sourit. Encore. Ses cheveux pendaient sur ses épaules. Des dreadlocks.

Ce type porte des dreads ! Parle Justine ! Parle-lui !

– J’aime bien ce morceau. C’est un de mes morceaux préférés au piano.

La voix qui était sortie de sa bouche était celle d’une petite fille. Elle s’en rendit compte au moment où elle prononçait ces mots. Elle vit aussi qu’il avait l’air étonné. Elle touchait quelque chose, mais elle ne savait pas encore quoi.

– C’est moi qui les ai tuées. Toutes. Mais je te dis pas maintenant. Ce serait trop simple. Il faut que je te raconte d’abord. Parce que si je te raconte, peut-être tu vas comprendre. Peut-être.

Elle entendit un gémissement derrière elle. Un gémissement. Elle n’écoutait plus le prêtre, qui continuait à parler. Il lui tournait le dos, et regardait le fond de la pièce.

– J’ai essayé à chaque fois. J’ai essayé de leur faire imaginer qui j’étais. Essayé de leur faire toucher mon âme.

Elle comprenait qu’elle ne pourrait sans doute pas sortir vivante de cette pièce. À moins qu’elle réussisse à toucher son âme. C’est ce qu’il venait de dire. Toucher son âme.

Papa, t’es où ? Comment je fais pour toucher l’âme d’un tueur ?

Elle réussit à tourner la tête sur le côté, pour voir d’où provenaient les gémissements qu’elle entendait.

Une cage. Une cage, avec une fille dedans. Une fille qui la regardait comme si elle était son dernier espoir sur la terre. Elle eut un mouvement des lèvres mais la fille lui fit un signe de négation. Elle avait le visage couvert de sang.

Justine hocha la tête en signe d’assentiment, et elle vit que la fille tentait de lui sourire. Un pauvre sourire qui ne ressemblait qu’à une grimace. La terreur que Justine pouvait lire dans son regard était au-delà de ce qu’elle pouvait imaginer. Elle entendait toujours le prêtre parler. Des phrases sans queue ni tête.

– C’est pas grave parce que je m’en fous. Je m’en fous parce que j’ai jamais eu besoin d’expliquer. À personne.

Il venait de se rapprocher d’elle, et elle sentit son haleine. Elle avait fermé les yeux. Une odeur douceâtre, comme celle de la mousse de la forêt où son père l’emmenait quand elle n’était qu’une petite fille. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait. Ce type pouvait l’avoir emmenée n’importe où. Y compris à des dizaines de kilomètres. Elle n’avait aucune idée de la durée de son évanouissement.

T’as aucune idée de rien ! Juste que t’es dans les pattes de ce tueur ! Parce que vu la gueule de l’autre fille, il va pas faire que discuter !

Elle commençait à sentir la peur s’installer, et il ne fallait pas qu’elle la laisse prendre possession de son esprit. La peur allait la mener tout droit à la mort, et elle ne voulait pas mourir.

Pas comme ça.

Le prêtre continuait à déblatérer. Elle saisissait quelques mots au passage, mais essayait surtout de bouger la main gauche. La main qu’il ne pouvait pas voir d’où il était. Son poignet était serré, mais il lui semblait qu’elle pouvait le remuer très légèrement.

Très légèrement.

Des mots, encore, attrapés au hasard de ses phrases.

– C’est sûr que les croisements entre cousins, ça réussit pas à faire des personnes normales. Si ça se trouve, ils se sont même reproduits entre eux. C’est ce qu’ils disent. Entre frère et sœur. J’ai pas eu de sœur. Après moi, Maman, elle a arrêté. Mais ils disent ça quand même. Que ça peut pas faire des gens normaux. Des gens comme eux. Des gens. Je suis pas un gen !

Il venait de crier. Il s’était à nouveau penché sur elle. Il la fixait avec des yeux complètement hallucinés et elle comprit qu’il essayait de lui faire entendre quelque chose.

– Je suis pas l’un d’entre eux. Ils croient. Ils savent pas. Ils viennent jamais dans ma cabane. Ils disent que je suis un peu sorcier. Que je fais de la magie noire. La magie du Diable. Des conneries. La magie, j’ai lu des livres dessus. Plein de livres. Tous les livres que tu vois, je les ai lus. Tous.

Elle ne voyait aucun livre de la table où elle était allongée. Juste cette lumière aveuglante. Il se tourna vers la fille qu’elle avait aperçue dans la cage. Une cage d’acier. Une cellule de prison.

– Arrête de geindre ! Ça sert à rien !

Son visage près de celui de Justine, à nouveau.

– Elles ont toutes gémi et ça n’a rien changé. Tu finiras comme les autres. En morceaux. Tes os enterrés sous les pins. Les pins qui montent jusqu’aux étoiles, la nuit, quand je suis couché tout près d’eux.

Il s’éloigna encore. Elle l’entendit sortir de la pièce en continuant à parler. Elle ne comprenait plus ce qu’il disait. Une porte se referma. Un déclic, comme une serrure électrique. Puis elle l’entendit remuer dans une autre pièce.

– Il est sorti. Tu peux me parler mais doucement. Vraiment doucement.

La voix de la fille venait de lui parvenir dans un murmure. Elle chuchotait. Elle se dévissa la tête pour mieux la voir. Elle était nue. Attachée par le cou. Un collier de cuir, apparemment, qui ressemblait à s’y méprendre à ces colliers de force destinés aux chiens récalcitrants.

– Je m’appelle Sarah. Et toi ?

Elle chuchota elle aussi pour répondre.

– Justine. Il y a longtemps que t’es là ?

– Je sais plus. Des jours. Au début, j’ai cru qu’il allait me tuer, mais il me garde en vie. Il veut que je porte son bébé.

– Son bébé ?

Justine avait failli hausser la voix. Elle se retint mais un bruit dans l’autre pièce la rassura. Le prêtre n’avait pas entendu.

– Il m’a violée. Il m’a violée plusieurs fois. C’est horrible. Il se coupe et met du sang sur son sexe. C’est un animal. C’est le Diable. Et il passe toujours cette musique, en boucle. Je crois que je suis en train de devenir dingue.

Mentir. Mentir pour cette fille.

– On va s’en tirer. Je te promets qu’on va s’en tirer. On va me chercher. Et mon père est flic. C’est un bon flic, alors il va nous trouver. T’inquiète pas.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait les interrompit. Il continuait son monologue.

– C’est pour ça que je te laverai avant. Pour que ta peau soit douce. Tes cheveux aussi. Coiffés, peignés. T’auras pas mal. Je te promets que t’auras pas mal. Au début.

Un gémissement derrière elle. La fille attachée et il n’y prêta aucune attention.

– J’espère que tu vas crier aussi. Comme elles. Elles ont toutes crié. Toutes. Je peux pas te dire ce que ça me fait dans le dedans de moi. Comme quand tu frissonnes avec le vent du soir. J’aime bien le vent du soir. Il apporte les odeurs de la forêt. Ces odeurs que je me lasserai jamais de sentir. Parce que je passerai ici ce qu’il reste de ma vie. De toute ma vie. Mais ma vie, je m’en fous aussi. Elle était mieux avant.

Il venait de poser ses mains autour du corps de Justine.

– Avant, il y avait Francis. Mais Francis, il est plus là. Il est dans la terre. Tu comprends, il est dans la terre. Tu peux pas le voir, mais il est là. Tu vois mes cheveux ? C’est pour être lui, un peu.

Elle se rendit compte que les cheveux qu’elle avait pris pour des dreadlocks étaient en fait une perruque. Une perruque qui avait bougé légèrement et donnait un air ridicule au visage du prêtre.

La peur.

Contrôle-toi ! S’il voit que t’as la trouille ça va être pire !

– Quand je leur fait du mal, Francis revient. Je sens quand il est là. Juste à côté de moi. Toi aussi tu vas le sentir.

– Il est mort comment ?

Encore une question conne. Pourtant, il la fixa comme s’il avait souhaité lui sourire.

– J’ai vidé son âme. J’ai pris son sang, et je l’ai mis dans la terre. Sous les arbres pour qu’ils grandissent encore. Le sang les fait pousser vers le ciel. T’as pas entendu ce que je disais tout à l’heure ?

Elle se rendit compte que la moindre contrariété pourrait lui coûter la vie.

– C’était votre frère ?

Il se retourna, et elle entendit un bruit métallique. Le bruit qu’elle faisait quand elle vidait le lave-vaisselle.

– Mon frère. Mon frère de sang. On partageait tout. Jusqu’à ce qu’Isa parte. Jusqu’à ce qu’elle soit mortenterrée par mon père. Jusqu’à ce qu’il mette son sexe dans le ventre d’Isa ! Tu comprends ?

Il fit volte face et elle vit la lame du couteau qui jetait des éclairs sous la lumière de la lampe.

– Tu comprends ? Mon père il a mis son sexe dans le ventre d’Isa ! Il lui a fait comme il me faisait à moi ! Il avait pas le droit ! Pas le droit !

La fille derrière elle poussa un léger cri. La terreur d’entendre le prêtre hurler. Il s’éloigna de Justine pour se rapprocher de Sarah.

– Tais-toi ! Toi, t’auras pas mal. Je te l’ai dit déjà. Toi tu porteras mon fils dans ton ventre.

Il avait passé la main à travers les barreaux de la cage et caressait tendrement le ventre de la fille.

Elle s’appelle Sarah. Oublie pas ! C’est pas juste une fille. C’est Sarah !

Justine sentit la peur l’envahir. Elle avait vu la lame du couteau et savait qu’il ne lui restait sans doute que quelques minutes à vivre. Elle tenta le tout pour le tout et tira comme une forcenée sur le lien qui retenait son poignet gauche. Elle avait lu ce bouquin de King. On pouvait s’éplucher la peau de la main si on le voulait vraiment.

Jessie l’avait fait.

Elle pouvait le faire aussi.

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