Marie et Sarah

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– Je peux vous poser une question ?

Marie, assise sur le siège passager de la voiture de Billoux, avait laissé ses pensées dériver depuis quelques minutes. Le flic la regarda du coin de l’œil. Il ne quittait pas la route des yeux.

– Bien sûr. Je vous écoute.

Elle réfléchit au meilleur moyen de lui dire le fond de sa pensée. Elle ne voulait pas le blesser. Pas simple. Pourtant, elle s’interrogeait sur sa décision de le conduire jusqu’où étaient nés les monstres.

– En fait, j’en ai plusieurs. La première me tracasse depuis qu’on s’est parlé à l’hôpital. Depuis que Sarah vous a dit ce qu’elle a vu.

Le flic attendait la question. Les yeux fixés sur la route, il sentait venir le piège. Des années à fréquenter des coupables ou des innocents, lui avaient appris à reconnaître les mots qui l’emmenaient où il ne voulait pas aller. Les tournures de phrases qui disaient le doute.

Je peux vous poser une question en faisait partie.

– Vous n’avez pas l’air inquiet pour votre fille. Et je ne comprends pas comment vous faites. J’imagine qu’à votre place, n’importe qui serait effondré, aurait quitté l’hôpital en courant, et vous n’avez ni l’air effondré, ni inquiet, ni rien de ce qui pourrait caractériser un père de famille dont la fille est supposée être la victime d’un enlèvement. Sans compter le risque qu’elle soit entre les mains d’un tueur qui a comme hobby de torturer les femmes qu’il enlève. Je suis désolée d’être aussi directe, mais je n’ai pas pour habitude de mâcher mes mots. Ça évite de tourner en rond.

Elle nota le petit froncement de sourcils du flic. La crispation de ses mains sur le volant. Et le coup d’œil.

– Vous avez des enfants ?

La question piège. Marie ne l’avait pas vue venir. Elle aurait dû s’en douter. À gratter les croûtes sur les plaies des gens, il fallait s’attendre à ce qu’ils vous renvoient des choses dans la figure.

– Non. Jamais eu ce bonheur. Mais je peux imaginer ce que représente la disparition de son enfant. Juste imaginer.

Il hocha la tête.

– Excusez-moi. Je ne voulais pas vous blesser.

C’est fait connard se dit-elle. Pas grave, j’ai déjà eu ça. Ce genre de questions à la con.

Son vocabulaire changeait dès qu’elle était touchée dans sa chair. Elle pouvait être très vulgaire tout en sachant que le terme connard était un des plus insultants qu’elle pouvait laisser sortir de sa bouche. Nounours aurait été fier d’elle. Il disait tout le temps que la vulgarité ne devait pas être liée à la bouche d’une jolie femme.

Le flic, après quelques secondes de réflexion, continua sur sa lancée.

– En fait, m’inquiéter ne servira à rien. Ou juste à m’empêcher de réagir, voire de réfléchir. Justine est capable de se défendre. Je l’ai vu affronter des situations difficiles et elle a toujours parfaitement réagi. Et quoiqu’il arrive, me mettre en colère contre ces hommes, imaginer le pire, ne l’aidera pas. Vous êtes les deux seules personnes capables de l’aider. Les seules à pouvoir me guider vers elle.

Il se passa la main dans les cheveux, dans un geste étonnant. Comme s’il avait voulu effacer des pensées de son cerveau.

– Ça ne se voit pas tout de suite, mais je suis un bon flic, Marie. Un des meilleurs. C’est pour ça que je suis commissaire. C’est pas le hasard des promotions.

Un partout. Elle l’avait blessé aussi. Elle pouvait être idiote parfois.

– Je n’en doute pas. Je n’en doute pas une seconde. Je suis peut-être admirative de cette capacité à ne pas laisser sortir ses émotions. Je n’en suis pas capable. C’est juste ça. Excusez-moi.

– Pas grave. J’ai entendu pire que ça. Les autres ?

– Les autres ?

– Vous avez dit que vous aviez plusieurs questions à me poser.

Exact. Elle lui avait dit ça.

– Vous n’avez pas peur qu’on vous gêne, Sarah et moi ? Qu’on soit dans vos pattes et qu’on vous empêche de faire votre travail ?

Là encore, il réfléchit quelques secondes avant de répondre. Il était du genre taiseux et ne parlait pas à tort et à travers. Elle aimait les hommes comme ça. Elle était en train de commencer à lui trouver un certain charme. Même cette odeur de tabac froid qu’il dégageait commençait à trouver grâce à ses yeux. Après tout, le cow-boy de Marlboro avait été l’idole de plusieurs générations de femmes.

– Ce sont des tueurs en série. Ils attrapent des femmes, et ils les tuent. Ce ne sont pas des soldats, ou des terroristes. Ce sont des lâches. Je ne m’attends pas à une puissance de feu considérable. Je ne suis même pas sûr qu’ils soient armés. Sans doute des couteaux, mais rien de plus. Ce genre d’assassin est tellement sûr de sa toute puissance qu’ils négligent le fait qu’ils puissent être découverts.

Mon Dieu, la froideur des mots qu’il employait. La distance qu’il mettait entre sa fille et les tueurs. Le moyen de se protéger contre les pires éventualités. Elle comprenait maintenant son apparente froideur. Il était un père, mais avant tout un flic. Le fait que sa fille soit une des victimes présumées ne devait pas interférer dans son jugement.

Elle reporta son attention sur la route et sur le paysage.

– D’autres questions ?

– Non. Je voulais juste vous dire de pas désespérer. Elle est peut-être encore en vie.

Le silence s’installa, jusqu’au moment où Sarah, assise sur la banquette arrière, se pencha entre les deux sièges.

– Elle est pas morte. Je sais qu’elle est pas morte. Quand je suis partie, elle avait pas peur, et elle avait pas mal. Pas encore. J’ai pas senti sa douleur.

Billoux la fixa dans le rétroviseur et un pâle sourire s’inscrivit sur son visage. Les yeux noirs de la jeune femme, ses boucles brunes, étaient à l’opposé du physique de Justine. Elles auraient pu être sœurs dans une autre vie.

Il poussa un soupir. Il voyait devant lui le corps sans vie de Justine et il voyait le sang qui la recouvrait et il entendait les cris qu’elle poussait sous la torture et ses gémissements. La main de Marie se posa sur son bras. Un contact qui le surprit, mais qu’il apprécia.

Il ne savait pas comment il pourrait vivre une chose pareille. Mais il savait, pour en avoir croisé souvent, que les parents ne se remettaient jamais de la perte d’un enfant. Si cela arrivait, il ne ferait sans doute pas exception à cette règle.

– C’est gentil Sarah. Mais je préfère ne rien imaginer. Juste espérer. Simplement espérer.

– Elle avait pas peur. Croyez-moi, elle n'avait pas peur.

Il lui fit un nouveau sourire dans le rétroviseur.

Sarah s’enfonça dans la banquette, et rattacha la ceinture qu’elle avait décrochée pour se pencher vers le conducteur.

– Je croyais que j’aurais la trouille après l’accident. Et en fait, j’ai pas peur du tout. Comme si j’avais oublié. C’est bizarre, non ?

Marie se retourna.

– Eh bien moi, je suis morte de trouille. J’ai les yeux rivés sur la route et je guette tous les camions depuis qu’on a quitté le parking de l’hôpital. Tu as de la chance.

Elle savait qu’ils approchaient. Elle pouvait presque voir les souvenirs remonter à la surface, comme des bulles qui seraient venues crever le calme d’un lac dont elle n’aurait pas pu voir le fond.

Quand ils virent le panneau du lieu-dit, Marie le reconnut instantanément.

– Ralentissez, c’est après ces virages. Juste après. En face des maisons qu’on peut voir d’ici.

Elle montrait à quelques dizaines de mètres, de vieux bâtiments de ferme qui bordaient la route.

Billoux leva le pied, et la voiture ralentit jusqu’à ce que Marie lui indique un chemin forestier qui partait sur la gauche.

– C’est là. C’est ce chemin. Je suis sûre que c’est là.

Le flic engagea la voiture au ralenti sur la terre battue par le vent et la pluie. Au bout de quelques mètres, elle lui montra sur la droite un sentier qui s’enfonçait dans la forêt.

– C’est là que je les ai vus. C’est par là qu’ils sont partis. Je sais pas où ils allaient, mais je pense que c’est par là.

Elle fixait la ligne formée par les genêts et les fougères. Les souvenirs revenaient en masse, et elle revoyait Louis et Francis s’enfoncer dans le sentier. Elle se revoyait partir en courant pour rentrer chez elle. Se retourner pour un dernier regard à Louis. Un dernier sourire à son amoureux.

– La dernière fois que je les ai vus, ils sont partis par là.

Billoux stoppa la Peugeot banalisée. Il cherchait les voitures de police qui auraient dû se trouver là également. Personne n’était arrivé. Il saisit son téléphone, le sortit du mode veille, et appuya sur les touches.

– Vous êtes où ?

Son interlocuteur lui dit quelques mots.

– Combien de temps ?

À nouveau le silence, pendant qu’il écoutait la réponse.

– Avant le Mazet, tu verras le sentier sur la gauche. C’est ce que je t’ai dit. Tu fais quelques mètres et tu verras ma bagnole. Vous vous garez et vous suivez mon GPS. Je le mets en route maintenant.

Il raccrocha sans attendre la réponse.

– Ils sont coincés sur la route. Un camion qui a renversé sa cargaison. Ils seront là dans un moment. On va y aller. Vous restez derrière moi, et je ne veux pas vous entendre. Pas un mot. C’est bien clair ?

Les deux femmes ouvrirent les portières de la voiture d’un même mouvement, comme si elles s’étaient concertées. Sarah resta immobile quelques instants. Elle s’imprégnait des odeurs, des bruits de la forêt qui leur faisait face. Elle sentit la main de Marie se poser sur son bras, et la regarda fixement. Elle crevait de trouille.

Le Diable était là. Derrière les arbres et il se cachait et il les guettait et il savait qu’ils étaient venus pour l’arrêter.

– C’est là qu’ils sont. Je le sais. Je sais pas comment expliquer, mais je le sais. Je suis sûre qu’ils nous guettent.

Billoux fit quelques pas et se retourna.

– Vous restez derrière moi. Plus un mot à partir de maintenant. On est d’accord ?

Elles acquiescèrent et se collèrent dans les pas du flic qui avait fait quelques mètres. Ils longèrent d’abord les fougères, en étant attentifs à ne pas buter sur des branches ou des racines. La nuit était encore loin, mais ils devaient faire vite s’ils voulaient avoir une chance de trouver la cabane. Ils pénétrèrent sous les arbres qui cachaient la lumière de cet après-midi d’hiver. Ils s’enfonçaient sous les pins.

Marie ne pouvait s’empêcher de penser au monstre qui habitait la forêt. Le monstre qui vivait sous la mousse et les aiguilles tombées sur le sol. Le monstre tout noir qui l’avait attrapée déjà une fois, et qui devait la guetter.

Prêt à recommencer. Elle s’arrêta.

– Ça va Marie ?

Sarah avait chuchoté. Juste un souffle vers l’oreille de Marie, qui répondit sur le même ton.

– J’ai eu un étourdissement. Je sais pas pourquoi. La fatigue, sans doute.

Billoux s’était également arrêté. Il fit demi-tour.

– Que se passe-t-il ?

Ce fut Sarah qui répondit.

– C’est moi. J’ai la trouille. Mais ça va aller. Désolée.

Le flic n’insista pas et leur fit signe de le suivre. Ils marchèrent encore une demi-heure. La lumière commençait à baisser. Ils suivaient un sentier, à peine tracé, mais dont on pouvait deviner qu’il avait été emprunté des milliers de fois. La mousse ne repoussait pas sur une largeur d’environ vingt centimètres.

Au détour d’un virage, ils se trouvèrent face à un passage très humide, et recouvert de boue. Billoux leur montra des traces de pas, profondément marquées dans le sol, à côté de celles qu’il avait lui-même laissées. À croire que celui qui les avait imprimées pesait plus lourd que le flic, et pourtant celui-ci devait approcher le quintal.

Il leur fit un geste pour qu’elles ralentissent. Une mélodie était portée par le vent. Une musique qu’ils connaissaient tous les trois, parce qu’elle avait été rendue célèbre par un tueur de cinéma. Billoux s’accroupit derrière un tronc imposant, et leur fit signe de faire de même. Les troncs étaient immenses.

Noueux. Recouverts de langues de bœufs et de lichen. À quelques mètres, cachée par les branches basses, une cabane de rondins.

Sarah eut un éblouissement. Elle avait reconnu la cabane de ses cauchemars. Elle sut immédiatement qu’ils étaient arrivés. Que le Diable était là.

Juste là. À quelques mètres. Elle pensa à Frère Paul. Au sourire du vieux moine.

À la vision qu’il avait eue, et aux mots qu’il lui avait offerts.

Je le vois jeter du sang à la face du Christ. Et vous êtes face à lui, petite fille, avec votre sourire. Au moment où il abaisse un immense couteau pour vous percer le cœur, vous lui murmurez quelque chose. Quelque chose que vous ne devez jamais oublier. Vous lui avez dit : « Je m’appelle Isa, et j’ai les yeux forêtrivières ».

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