Louis

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Elle n’est pas comme les autres.

J’ai jamais fait ça avant de la connaître. J’ai toujours attendu qu’elles soient sur la table pour profiter d’elles. Toujours attendu qu’elles hurlent pour avoir du plaisir. Elle est différente parce que c’est elle qui ressemble le plus à ce qu’Isa serait devenue.

Les autres auraient pu. Elle est.

Même son prénom me ramène à celui que j’ai failli devenir. Celle qui a enfanté Isaac alors qu’elle n’était plus qu’une vieille femme. Celle qui a donné naissance à une nation à travers son fils.

J’aurais pu être légion et pourtant je serai seul. Je rêve souvent de cette descendance qui ne verra jamais le jour, de ce morceau de moi, moi qui aurais pu grandir dans le ventre d’une femme. Cette femme que je n’ai jamais rencontrée. Quelle femme aurait accepté de porter mon fils ? Quelle femme aurait voulu devenir la compagne du monstre ? L’épouse du Diable ?

J’ouvre les yeux au bout de quelques minutes. L’homme regarde le jardin. Il regarde dans ma direction, mais ne me voit pas. Il ne peut pas me voir. Je ne suis qu’une ombre. Juste une ombre au milieu de cette nuit éclairée de sang par la lune qui me sourit.

– Mets de la musique Sarah. J’ai envie d’écouter de la musique.

Elle n’est pas là. Elle n’a pas entendu. Elle a dû s’échapper vers la salle de bains. Je sais ses habitudes. Je sais comment elle fuit après qu’il a joui dans sa bouche. Je sais qu’elle se sent salie par la semence de cet homme. Je sais qu’elle ne l’aime plus et je sais qu’elle a peur.

Je suis là. Tu n’as plus à avoir peur. Je serai là jusqu’à la naissance de mon fils.

Elle n’entend pas ce que je lui murmure.

– Putain Sarah ! T’es où ? Mets la musique ! T’es sourde ?

Je la vois sortir du couloir derrière lui. Elle est presque nue. Une simple nuisette recouvre ce corps qu’il ne mérite pas. Ces yeux qui me regardent à travers lui, mais elle ne le sait pas. Elle ne voit que cet homme. Elle n’a pas entendu mon âme qui lui parlait.

Elle sera le réceptacle.

C’est à ce moment précis que je prends ma décision. La seule qui sera offerte à la vie. La seule qui ne connaîtra pas la souffrance qu’il me faisait endurer. Elle sera Isa. Les yeux, les cheveux, même le rire que j’ai parfois entendu. Je suis sûr qu’Isa riait comme ça. Et pourtant, j’ai oublié sa voix. Cette voix que j’entends parfois dans mes rêves. La voix qui demande à mon père de la laisser. De ne pas la prendre comme si elle n’était qu’une bête. De la laisser vivre jusqu’au lendemain. De la laisser respirer l’odeur de la forêt. De laisser son ventre de petite fille.

De ne pas l’enfermer dans le cercueil. Et je vois mon père, habillé de noir, qui ne l’entend pas.

Et je vois le sexe de mon père arracher les entrailles d’Isa comme le ferait celui d’un bouc. Et je sens les larmes qui coulent sur mes joues et je veux tellement qu’Isa porte mon fils dans son ventre et la musique envahit l’espace et vient jusqu’à moi, jusqu’à cette ombre qui se meut lentement en direction de la baie vitrée entrouverte. Jamais je ne me suis approché aussi près de Sarah. Jamais je n’ai pris un risque aussi grand d’être vu. Je ne connais pas cette musique, mais elle me parle. Les mots sont presque les miens. La voix est presque la mienne.

Is there a fire in the sky ?
Is there a moon up there ?
Is there anything alive now ?
This darkness is what I hear

J’aime ces phrases prononcées face à la nuit. Je me suis trompé. Mon âme a touché la sienne, et elle me parle à travers la musique.

This is a breathless silence
A moment out of time
I see your face in the shadows that tell tale
Signs are in your eyes

Je suis devant la baie vitrée. Il me tourne le dos. Il est face à elle, dans un énorme fauteuil qui monte au-dessus de sa nuque. Elle est allongée sur le canapé et profite de ces instants de répit. J’imagine ses yeux qui se sont fermés. Les yeux d’Isa dans les miens. Je peux sentir l’odeur de la peau de l’animal mort pour fabriquer ce canapé. Je peux sentir l’odeur de transpiration de celui qui ne la mérite pas et je sens aussi celle de la forêt qui entoure la maison et j’ouvre sans bruit la grande baie vitrée qui coulisse sur ses rails d'inox. Personne ne peut m’entendre, la musique est trop forte.

J’ai dans la main le couteau de Francis. Le couteau de mon anniversaire. Il ne m’a jamais quitté. Francis ne m’a jamais quitté.
More than I can hold in my hands
Running through the cracks like water
Aching with a passion inside
As deep as the river
All desire, the ashes and the fire
Turning this night inside and the light from you

La lumière qui vient d’elle, de celle qui sera le réceptacle. La lame ouvre sans bruit la gorge de l’homme. Je ne ressens rien. Pas d’émotion particulière. Il est juste en travers de la vie que je veux aujourd’hui. Il est juste un obstacle. Il n’a pas un mouvement. Comme s’il attendait la mort que je lui offre en contrepartie du mal qu’il a fait à SarahIsa.

Le sang qui jaillit de son cou. La vie qui coule, chaude et presque noire de la plaie que je viens d’ouvrir. Elle n’a pas entendu. Ses yeux sont fermés. Je savais qu’elle aurait les yeux fermés.

Is there a flame in the dark ?
Is there a bright hard star ?
These creatures look the same now
We freeze wherever we are

We wake alone in blackness
We sleep wherever we fall
One dream all around us
This big hush infects us all

Quand le chanteur prononce ces mots, mes mots, Sarah ouvre les yeux. Elle met quelques instants à réaliser que la tache qui s’élargit est le sang de celui qui hurlait tout à l’heure parce qu’elle était en retard. Celui qu’elle a pris dans sa bouche pour qu’il cesse de la frapper. Celui qui n’est plus maintenant qu’un corps sans vie qui a glissé du fauteuil. Puis je vois le hurlement qui va sortir d’elle. Ma main est plus rapide et la balle lestée la frappe avant qu’elle ait eu le temps de crier parce que je ne veux pas lui faire de mal. Je veux qu’elle porte le fils qui sera ma descendance. Je veux qu’elle soit SarahIsa pour l’éternité.

Je ne touche à aucun des meubles qui nous entourent. Je ne regarde pas l’homme que je viens de tuer. Je laisse la musique jouer et dire les mots qui sont les miens. Le disque s’arrêtera tout seul et personne ne saura que je suis venu.

Mes mains gantées soulèvent SarahIsa et l’emportent sous la lune. La lune qui est de la couleur du sang que je viens de verser. Comme un hommage que j’ai rendu à la nuit.

Je l’allonge dans le Kangoo et lui injecte le produit qui va la faire dormir jusqu’à la cabane. Elle est légère, comme le serait Isa, Isa qui sourit, j’en suis sûr, si elle me voit avec cette fille. Elle va dormir pendant deux heures, et me laisser le temps de l’installer dans sa nouvelle maison. La cage que j’ai fabriquée dans la chambre de la cabane. Même Francis n’avait pas imaginé cet aménagement. Aucune d’entre elles ne l’a encore occupée. Comme si j’avais attendu de croiser SarahIsa.

Je suis tellement heureux.

– Tu me vois Papa ? Tu croyais que je la trouverais pas ? Tu croyais que tu m’empêcherais ? Tu croyais que ton sexe aurait tué aussi le fils qui viendra ?

Je hurle dans la nuit et personne ne m’entend et je pense à celui que j’ai laissé derrière moi, baignant dans son sang. Celui qu’elle a aimé avant moi. Celui qu’elle ne regrettera pas.

Jamais.

Je ne ressens toujours rien. Aucune émotion. Avoir coupé la gorge de cet homme ne provoque rien. C’était juste nécessaire. J’arrive au petit chemin qui m’emmène vers la forêt, et je gare la voiture derrière les premiers pins. Même si quelqu’un la voit, elle n’indique pas la direction de la cabane. Ce n’est qu’une voiture, garée par quelqu’un qui doit habiter dans le coin.

Rien de plus.

Elle dort toujours quand j’ouvre la porte arrière du Kangoo. Je la dépose sur mon épaule, sans prendre la peine de l’envelopper dans la couverture jetée au fond du coffre. Personne ne vient dans la forêt à cette heure-ci et dans quelques minutes, j’aurais disparu au milieu des arbres. Pas un bruit ne vient troubler le silence de la nuit. Seul le vent dans les branches qui me rappelle qu’il est celui qui sait. Celui qui assiste à toutes les actions des hommes. Celui qui murmure à leurs oreilles et qui emporte les bruits de la forêt. Qui rit en entendant les hurlements des filles que je sacrifie et qui emmène ces hurlements au loin, et qui s’en repaît pendant des heures.

J’allonge SarahIsa sur le lit et elle ne se réveille toujours pas. J’ai dû lui administrer une dose trop forte. Je garnis le poêle des bûches déposées juste à côté. Je ne veux pas qu’elle ait froid.

Après quelques minutes, la chaleur envahit la pièce. Elle sera bien. Elle aura chaud et ne voudra plus jamais partir.

Elle est belle. Tellement belle. Ce n’est qu’au moment où je l’attache qu’elle a un mouvement de recul. Ce n’est qu’un rêve. Juste un rêve. Elle est avec moi, elle ne peut pas avoir peur. Celui qui la frappait ne pourra plus jamais lui faire de mal et quand ses yeux s’ouvriront, je poserai ma main sur sa bouche. Je ne veux pas qu’elle crie. Je ne veux pas qu’elle trouble le silence de cet instant de bonheur.

Je sens mon sexe qui veut aller en elle. Il s’est redressé et je me débarrasse de ma soutane. Je veux qu’elle porte ce fils dès aujourd’hui. Je veux qu’elle entende ma voix au fond de son âme, qu’elle sente la vie grandir en elle.

Francis me disait que je devais entendre la souffrance pour pouvoir jouir. Je me souviens de ça. Mais il se trompait. Il faut que je sois face à Isa pour que mon sexe devienne dur. Il faut que je sois aux portes de son corps pour que je puisse y déposer la vie qui va jaillir du mien. La lame du couteau de Francis, encore. Cette lame qui ouvre sur mon bras une trace chaude et humide.

La douceur du corps de SarahIsa. Le sang dont je recouvre mon sexe. Ma vie sur lui et dans le corps d’Isa. Cette impression de glisser le long d’un conduit obscur et chaud. Humide.

Elle bouge au moment où mon fils sort de mon corps et elle remue au moment où il trouve son chemin tout au fond d’elle et elle ouvre les yeux.

Je pose ma main sur sa bouche. Je lui souris.

– T’auras pas mal. Je te promets que t’auras pas mal.

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