Justine

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Vincenzo ne viendrait pas aujourd’hui, et de toute façon, elle ne voulait pas le voir. En passant devant les photos qui tapissaient un des murs du salon, elle hésita entre les arracher ou découper la moitié où il apparaissait. Réflexe ridicule d’une fille en colère. Le truc des filles, c’était ça. Comme elles imaginaient que les mecs étaient plus forts qu’elles, elles recouraient à ce genre de moyens pour se venger et ne pensaient pas qu’une bonne droite était parfois la seule solution. Elle remerciait son père de l’avoir initiée suffisamment tôt à la boxe thaïe pour pouvoir distribuer des coups à ceux qui le méritaient, même s’il avait été convoqué plus souvent qu’à son tour au collège et au lycée suite aux bagarres auxquelles elle était mêlée au moins une fois par semaine.

Vincenzo.

Elle était sûre jusqu’à la semaine dernière que c’était lui. Que ce serait lui. Le premier. Un an qu’il attendait patiemment. C’est ce qu’elle avait cru. Facile de patienter quand on peut aller vider le trop plein ailleurs. Sa tête quand elle les avait surpris à la sortie de la boite de nuit. Il devait être sûr qu’elle ne pouvait pas les voir puisqu’elle était supposée travailler ses cours de droit. Elle voulait être flic, comme son père.

Commissaire, comme son père. Et un bon flic, tant qu’à faire. Mieux que son père. Son père qui courait après les filles disparues depuis au moins trente ans. Aussi loin qu’elle se souvienne, il avait toujours parlé de ça. Ces « affaires » comme il disait. Il suivait ces disparitions comme d’autres suivent les résultats des matchs de foot. Son bureau était rempli de coupures de journaux, de dossiers récupérés aux archives de la police, de tout ce qui avait, de près ou de loin, un lien avec une fille disparue dans la région stéphanoise.

Depuis quelque temps, il lui avait confié qu’il avait étendu ses recherches à la France entière. Elle n’osait pas imaginer le nombre de pages que ça pouvait représenter.

Quand elle avait pris cet appartement, au cœur de la ville, elle s’était sentie libre, enfin. Plus d’odeur de papier permanente, de journaux et de photos qui traînaient partout, du canapé à la table basse du salon. Sans doute pour ça que sa mère était partie.

Le trop plein. Pas le même que celui de Vincenzo, mais un truc qui déborde. Quand elle pensait à sa mère, elle n’arrivait pas à lui en vouloir. Elle arrivait même à comprendre qu’elle ait fui cette vie pour une autre qu’elle imaginait plus riche en émotions.

Justine n’avait pas eu le choix. Sa mère était partie sans laisser d’adresse et son père et elle s’étaient retrouvés seuls du jour au lendemain. Finalement, elle pensait même que ça l’avait arrangée. Avec une mère à la maison, difficile de justifier les cours de boxe, les ecchymoses, les côtes fêlées, et autres petits inconvénients d’une pratique intensive d’un art martial qui ne pardonnait pas les erreurs.

Même Vincenzo, rencontré au détour d’une salle de fitness, avait du mal à la suivre. La décision qu’elle avait prise de prendre des cours de Krav Maga avait été une source de dispute, et il avait osé lui dire qu’il fallait qu’elle fasse un choix.

Un choix. Il ne comprenait pas. Il ne comprenait rien. Comme tous les mecs, il ne pensait qu’à ça. Comme tous les mecs.

– Tu es la femme de ma vie.

Conneries.

– Je n’aimerai que toi.

Des conneries.

Elle alluma son ordinateur et se fit un café en attendant d’avoir la main. Quand la tasse fut à moitié remplie, elle la saisit et retourna face à son écran. Un clic sur la page YouTube et elle hésita entre « I put a spell on you » et « The son of a preacher man ». Deux morceaux interprétés par Joss Stone. Elle adorait cette nana, une subtile réincarnation de Janis Joplin, avec cette voix cassée impossible à confondre. Visiblement pas sportive, mais chacune son truc. Quand on avait une voix comme ça, elle pouvait comprendre que le sport soit relégué au second plan.

Elle mit les deux morceaux en lecture continue. Pas envie de faire des choix ce matin.

– Tu choisis. C’est le Krav ou la boxe Thaïe. Tu peux pas faire les deux.

Bien sûr. Elle avait choisi. Ce serait les deux, mais sans lui. Des mecs, il y en avait plein et celui-ci, malgré les espoirs qu’elle avait fondés en lui, ne serait pas le voleur de sa virginité. Vol autorisé, mais vol quand même. Le truc dont elle se souviendrait toute sa vie.

The only one who could ever reach me
Was the son of a preacher man
The only boy who could ever teach me
Was the son of a preacher man

– Merci Joss. C’est sympa de te préoccuper de mes amours.

Elle porta la tasse à ses lèvres et apprécia le fumet du café. Un défaut pour certains, mais son père lui avait autorisé le café depuis qu’elle était adolescente. Pas la clope. Il fumait mais ne voulait pas qu’elle commence.

Trop dangereux, il lui avait dit.

Elle voulait bien le croire quand elle voyait les dégâts que ce petit tube de papier avait déjà fait autour d’elle. Le refrain à nouveau. Un fils de pasteur. C’était sympa dans la chanson, mais dans la vraie vie, elle n’en était pas persuadée. Personne ne l’avait jamais approchée, et elle n’était pas sûre de vouloir croire qu’un fils de pasteur serait l’élu. Elle tenta de chanter avec Joss Stone, mais elle n’était décidément pas faite pour la chanson. Elle hurlait plus qu’elle ne chantait, et les voisins allaient appeler la police si elle continuait, surtout à huit heures du matin. Son père serait ravi qu’il y ait une plainte déposée contre elle moins d’un an après son emménagement.

Ravi.

Elle décida de l’appeler dans la journée. Quelques jours qu’elle ne lui avait pas parlé, et elle imaginait immédiatement la solitude dont elle souffrirait elle-même quand elle aurait son âge. Des enfants qui la négligeraient, qui oublieraient de lui téléphoner ou de venir la voir. Elle rinça sa tasse dans l’évier, après une dernière tentative pour reprendre le refrain du fils du prêcheur, mais elle ne réussit qu’à s’érafler la voix au fond de la gorge et fut prise d’une quinte de toux.

Raté.

De toute façon, pour avoir des enfants, il fallait d’abord qu’elle trouve le père, et sûrement pas un fils de pasteur coincé entre son éducation religieuse et l’amour de sa mère… Elle rit toute seule en tournant la clé dans la serrure de la porte blindée.

Cadeau de Papa. Il avait fait le nécessaire pour que sa fille chérie soit en sécurité. Rendez-vous au Puy en Velay à midi, avec une amie qu’elle avait perdue de vue depuis plus de trois ans. Sa meilleure amie au lycée. Une de celles qui lui avaient valu trois points de suture au-dessus de l’arcade sourcilière.

Des filles du lycée qui avaient insulté sa copine sale arabe ! Dégage et retourne dans ton pays ! et Justine ne supportait pas ce genre de commentaires et avait réagi à sa manière habituelle, mais elles étaient trois, et à trois, elles l’avaient rapidement plaquée au sol. Un coup de sac, lesté avec elle ne savait quoi, avait mis un terme à l’altercation en lui ouvrant l’arcade sourcilière. Son père en avait profité pour lui montrer comment elle aurait dû parer l’attaque. Une véritable éducation de fille.

Elle était ravie de la revoir. Ravie surtout qu’elle ait retrouvé son numéro de téléphone. Elles allaient avoir un millier de choses à se raconter, notamment sur le fait que Nass était enceinte et allait avoir un bébé dans quelques semaines.

Enceinte ! Elle allait être marraine et ça c’était la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que Nass voulait absolument lui présenter le frère de son compagnon. Elle se méfiait de ce genre de rendez-vous, qui ne lui avait valu que des déconvenues jusqu’à présent. De toute façon, elle n’avait pas encore quitté Vincenzo. Pas encore.

Elle sortit de l’immeuble et se dirigea vers l’impasse où elle garait sa voiture. Une place attitrée, surveillée par un clochard à qui elle donnait chaque jour une pièce de deux euros. Un peu cher pour un parking, mais elle était sûre de trouver la place libre dès qu’elle en avait besoin.

L’homme ne sentait pas très bon, et personne n’osait le déloger.

Son père avait été très fier de la combine, d’autant que dans le quartier il était impossible de trouver une place de stationnement en moins de trente minutes. Elle fit un signe au clochard qui ne la quittait pas des yeux.

– Ça va Charles ? La forme, aujourd’hui ?

– Pareil qu’hier Mademoiselle Justine. Je vous garde la place ?

Elle s’approcha de l’homme et lui tendit sa pièce quotidienne, qu’il attrapa avec dextérité.

– Je veux bien. Je devrais rentrer en fin de journée.

– Comptez sur moi Mademoiselle Justine. Vous aurez la place en revenant.

Elle devrait peut-être un jour parler un peu avec lui. Savoir ce qui l’avait amené juste ici, sur ce trottoir, avec ses sacs en plastique pour bagages.

Ouais, mais faudra qu’il prenne une douche avant.

Elle s’en voulut de cette pensée. Le pauvre homme aurait sans doute souhaité un appartement à lui, et une salle de bains, plutôt que la rue. C’était nul de ne pas avoir de compassion. Elle était nulle parfois.

La petite voiture réagit au quart de tour et la musique démarra instantanément. Son smartphone était couplé à l’autoradio et la voix de Joss Stone jaillit des six haut-parleurs. Sans doute pour ça qu’elle l’avait cherché ce matin sur YouTube. Elle l’écoutait hier en rentrant de la fac.

Pas à dire, ces voitures coréennes étaient vraiment au top. Son père avait râlé, bien sûr, car seules les voitures françaises trouvaient grâce à ses yeux. En revanche il avait reconnu, quand elle l’avait récupéré à l’aéroport, qu’elle était plutôt bien équipée. La seule concession qu’il avait pu faire. Étrange comme elle pensait à son père aujourd’hui. Il était plus présent que d’habitude, et elle revoyait le visage épuisé qu’elle avait croisé quelques jours auparavant. Ces dossiers de filles disparues le minaient. Et les responsabilités énormes du poste qu’il occupait ne devaient rien arranger.

Le temps était au beau et elle décida de prendre la route du col de la république. Pas d’autoroute. Elle avait la matinée devant elle et Nass ne lui en voudrait pas si elle avait quelques minutes de retard. De plus, le paysage était magnifique. Les arbres recouverts de givre dans le bas de la vallée et le soleil qui envoyait des reflets presque magiques à ceux qui savaient les voir. Elle hésita à s’arrêter pour profiter du spectacle mais laissa finalement ses pensées dériver vers son amie.

Un gamin, déjà.

Et elle ? Elle pensa à Vincenzo, et à la réaction de son père quand il l’avait croisé dans l’appartement de Justine. Le jeune homme n’avait pas demandé son reste suite au regard du commissaire. Il lui avait rapidement dit au revoir et avait quitté les lieux sans un mot de son père.

– C’est qui ce type ?

La question qu’elle attendait.

– C’est mon copain.

– Il a dormi ici ?

La deuxième question qu’elle attendait.

– Non. Personne ne dort ici, Papa.

Billoux avait hoché la tête d’un air satisfait et avait savouré sa tasse de café. Justine sourit en repensant à la scène qui s’était déroulée quelques jours plus tôt. La route qu’elle avait choisie n’était pas la plus courte, mais elle adorait passer par Montfaucon, et y acheter une des brioches réputées dans toute la région. Elle passerait ensuite par Tence, le Chambon, et rejoindrait le Puy par les petites routes. Beaucoup plus sympa que de prendre les nationales.

Elle ne risquait rien. La Kia tournait comme une horloge suisse et elle ne prenait jamais d’auto-stoppeurs. Trop risqué. On ne savait jamais sur qui on pouvait tomber et son père l’aurait tuée s’il avait appris qu’elle s’était arrêtée pour ramasser quelqu’un.

C’est à la sortie du Chambon qu’elle le vit. Il était assis à côté de son vélo, et paraissait un peu sonné. Un prêtre.

Ça va Papa. Je risque rien. C’est un curé. Juste je m’arrête et je lui demande si ça va. C’est de la compassion. Venir en aide aux personnes en difficulté. Tu fais ça tous les jours.

Tous les jours. Sauf que Papa n’était pas là.

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