Sarah

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Un rêve encore.

Le même endroit qu’elle finissait par connaître parce qu’elle s’y était rendue à chaque fois qu’elle voyait ces images.

Le prêtre. Le col du prêtre. Les mots du prêtre. Il parlait sans doute à l’autre homme, mais elle ne pouvait pas les voir tous les deux. Elle ne voyait que le sang. Le sang qu’il buvait et qui coulait le long de son menton. Il tenait un récipient à deux mains. Un récipient qui ressemblait à ces coupes dans lesquelles les prêtres communiaient dans leurs églises. Ces prêtres qui parlaient de Dieu. Qui parlaient du Diable, aussi, parfois. Le prêtre qui lui parlait. Qui lui parlait, à elle.

– C’est moi qui les ai tuées. Toutes. Mais je te dis pas maintenant. Ce serait trop simple. Il faut que je te raconte d’abord.

Il la regardait en souriant. Comme s’il avait espéré qu’elle lui pardonne d’être ce qu’il était. Comme s’il avait pu imaginer qu’elle pourrait comprendre les souffrances infligées à toutes ces femmes. Comme si les hurlements qui la réveillaient du fond de ses cauchemars n’avaient été que le moyen qu’il employait vers sa rédemption.

Il était le Diable. Il était celui que Dieu avait oublié sur la terre pour faire souffrir les hommes. Celui que Dieu avait laissé quand il avait abandonné l’espèce humaine.

Pourquoi ce besoin de se confier à la fille qui était couchée sur la table de métal ? Elle allait mourir, comme toutes les autres. Elle allait hurler quand il enfoncerait les fers rougis dans son corps. Elle hurlerait quand il la dépècerait comme il l’aurait fait d’un animal. Elle repoussa les draps qui la recouvraient. Elle était toujours à l’hôpital. C’était un rêve.

Un putain de cauchemar !

Des images, à chaque fois qu’elle partait en voyage au milieu de ses visions. Les images d’un appartement, clair, lumineux. Des photos sur les murs. Des photos partout. Des photos de la fille qui était allongée au milieu de la salle de torture. La salle de torture. L’endroit où la souffrance s’installait dans les corps pour ne plus jamais en sortir. Elle pouvait voir par les fenêtres de l’appartement de la fille.

Les crassiers. Recouverts par les arbres qu’on y avait plantés des années auparavant. Ces arbres qui cachaient la souffrance de ceux qui étaient morts au fond de ces mines. Remplacer la mort par la vie. Ne plus voir la souffrance. Juste les arbres. Les arbres qui montaient jusqu’au ciel. Qui touchaient le ciel. Elle entendait quelqu’un parler.

Toujours le prêtre.

– J’ai essayé de leur faire imaginer qui j’étais. Essayé de leur faire toucher mon âme.

Son âme.

Elle n’osait pas imaginer la couleur de cette âme. Elle ne pouvait que ressentir le mal qui transpirait à travers chacun des mots qu’il employait.

Justine. Elle était Justine. C’était marqué sur la photo. Justine et Vincenzo. Elle souriait à l’objectif qui avait capturé leur image. Elle était heureuse. Elle pensait à son père. Son père tellement fatigué. Tellement triste de ne pas pouvoir retrouver ces filles qui disparaissaient et qui mouraient sans que personne ne le sache. Personne pour les pleurer.

Personne, sauf elle. Alors elle pleurait. Elle sentait les larmes qui coulaient de ses yeux et ne pouvait rien faire pour les retenir. Elle entendait toujours cette musique. La même que la dernière fois quand elle était morte dans la cabane.

Le piano.

Elle n’avait aucune idée de ce qu’était ce morceau, mais elle était sûre de l’avoir déjà entendu. Pas seulement dans cette pièce. Pas seulement avant de mourir, crucifiée par ce prêtre qui avait renié Dieu.

Un film. Quel film ?

Elle tentait de s’échapper pour revenir à l’hôpital. Pour revenir dans la vie de Sarah. Elle ne voulait pas rester là-bas. Elle ne voulait pas mourir une fois encore. Elle ne voulait plus souffrir. Elle ne voulait plus être une de ces filles qu’ils attrapaient pour les tuer. Pour dévorer leur âme. Ils se nourrissaient de cette souffrance qu’ils leur infligeaient.

Une lumière, au-dessus d’elle. Des voix. La voix de Marie. Elle remua dans les draps blancs, et laissa échapper un gémissement.

La voix du prêtre. Encore. Elle ne voulait plus l’entendre. Elle ne voulait plus être cette fille qui s’appelait Justine et qui allait mourir.

– Ils ont jamais su que c’était moi. Ils m’ont croisé, chaque jour, sur les chemins qui mènent tous à la place du village. Ces chemins qui viennent de la forêt. J’aime bien la forêt. Je te raconterai aussi.

Elle voulait juste qu’ils ne lui fassent plus mal. Elle voulait juste ne plus ressentir les souffrances innommables qu’ils infligeaient à ces filles qu’ils enfermaient dans cette cabane. Ces filles qu’ils faisaient hurler jusqu’à ce qu’elles meurent.

Justine. Elle s’appelait Justine.

Elle s’appelait Justine. Justine.

Je sais Bordel ! Je sais que je m’appelle Justine !

Il fallait qu’elle s’en souvienne. Il fallait qu’elle se souvienne de ce visage, au teint hâlé et à la peau mate. De ces cheveux blonds vénitiens. De ces yeux verts, et transparents comme l’eau de la rivière. Elle savait que c’était important. Elle ne savait pas encore pourquoi, mais elle devait conserver l’image de cette fille juste devant ses yeux. Comme une photographie posée sur le mur de ses cauchemars.

– J’ai pas eu de sœur. Après moi, Maman, elle a arrêté. Mais ils disent ça quand même. Que ça peut pas faire des gens normaux. Des gens comme eux. Des gens. Je suis pas un gen. Je suis pas l’un d’entre eux. Ils croient. Ils savent pas. Ils viennent jamais dans ma cabane. Ils disent que je suis un peu sorcier. Que je fais de la magie noire. La magie du Diable. Des conneries.

De quoi il lui parlait ? Pourquoi il parlait à la fille comme s’il se confiait ? Et pourquoi n’entendait-elle que le prêtre ? Elle n’entendait plus l’autre homme. Elle ne le voyait plus. Il avait disparu. Le prêtre était seul et il lui parlait encore.

Elle était différente des autres. Sarah regardait le prêtre à travers les yeux de la fille et se rendait compte qu’elle n’avait pas peur. Justine n’avait pas peur du prêtre. Pas encore. Elle geignait, mais n’avait pas encore mal.

– Arrête de geindre. Ça sert à rien. Elles ont toutes gémi et ça n’a rien changé. Tu finiras comme les autres. En morceaux.

Mon Dieu !

Une de plus. Elle savait les souffrances qu’elle allait endurer. Elle savait les hurlements qu’elle allait pousser. Elle savait l’animal qu’elle allait devenir. Elle avait peur de ne pas pouvoir revenir. Peur d’être perdue au fond de sa vision. Empêtrée dans cette boue faite de sang et de chair. Mélange d’aiguilles de pins, de terre, et des fluides qui s’échappaient de tous ces corps en décomposition.

La lumière encore, à travers ses paupières.Les voix. Elle ouvrit les yeux et se trouva face à Marie. Marie, habillée, en train de boutonner sa veste de cuir.

– Vous allez où Marie ?

Celle-ci la regarda et lui sourit.

– Je vais accompagner le commissaire. Tu te souviens de lui ? Tu l’as rencontré il y a quelques jours. Sa fille a disparu. Je sais où ils les cachent Sarah. Je le sais. Je sais qui ils sont. Je l’ai toujours su, mais je ne m’en souvenais pas. Peut-être que sans moi, rien de tout ça ne serait arrivé.

Elle fixa l’homme qui était aux côtés de Marie. Elle avait déjà vu ce visage. Elle avait déjà vu ce nez droit et ce teint mat. La photo qu’elle devait garder en mémoire. La photo de son cauchemar.

La fille. La fille allongée sur la table de métal. La fille qui n’avait pas encore peur. Pas encore.

Billoux eut le sentiment que Sarah cherchait à voir à travers lui. Qu’elle cherchait à apercevoir son âme. Ce n’était pas lui qu’elle voyait. Elle voyait quelqu’un d’autre. Elle murmura à l’adresse de Sarah et il entendit distinctement les mots qu’elle prononçait.

– Sa fille. Elle a mon âge. Elle s’appelle Justine. Et elle a les yeux verts.

Au moment où elle laissa échapper ces paroles, les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes.

– Je l’ai vue dans mon rêve. Elle n’a pas peur. Le prêtre lui parle. Il lui parle pour ne pas qu’elle ait peur.

Le commissaire Billoux ne quittait pas Sarah des yeux. Au moment où il allait dire quelque chose, son portable émit une vibration et il l’attrapa au fond de sa veste.

– Je t’écoute.

Son interlocuteur lui parla longuement et Billoux raccrocha au bout de quelques minutes. Il regardait Marie et Sarah.

– Celui qui s’appelle Louis Brun. C’est lui qui est prêtre. Vous le saviez ?

Sarah hocha la tête en signe d’assentiment.

– Je l’ai vu. J’ai vu son costume de prêtre. J’ai vu son col. Il parle de Dieu, tout le temps.

Un regard étonné de Billoux.

– Vous les entendez parler ?

Sarah ne l’écoutait pas. Elle voyait simplement Marie, prête à partir et elle ne voulait pas qu’elle s’en aille sans elle. Elle sentait confusément qu’elles devaient être ensembles pour affronter le Diable qui les attendait dans la forêt.

– Je vais venir, Marie. Me laissez pas toute seule ici. Emmenez-moi avec vous.

Marie lui sourit et posa la main sur sa joue.

– Tu n’es pas en état, petite fille. Tu n’es pas en état de nous accompagner.

– Mais bien sûr que oui, je suis en état. De toute façon, sans moi, vous pourrez pas lui parler. Je suis la seule qui sait comment lui dire les choses. La seule à qui il a parlé déjà, travers les yeux de toutes ces filles. La seule qui sait les souffrances. Qui peut comprendre pourquoi il a fait tout ça. La seule qui les a entendus.

Marie hésitait. Même si le toubib avait laissé entendre qu’elle pouvait sortir, elle n’était pas sûre que Sarah était assez forte pour affronter la réalité de ces deux hommes qui assassinaient les femmes qu’elle voyait dans ses cauchemars. Ces femmes qu’elle entendait hurler et dont la souffrance laissait au fond d’elle des traces indélébiles.

Sarah s’était levée et se dirigeait elle aussi vers l’armoire dont la porte était restée ouverte. Elle saisit ses vêtements, qui avaient été lavés également, et entra dans la salle de bains.

– Laissez-moi deux minutes pour m’habiller. Me laissez pas Marie. Me laissez pas.

Marie entendit les mots de Sarah et fit signe à Billoux de l’attendre dehors.

– Je vous rejoins dans cinq minutes.

Il lui fit un signe de la tête et sortit dans le couloir. Marie tira la porte de la petite salle d’eau et regarda le reflet de Sarah dans le miroir.

– Tu es sûre ?

– Oui, Marie. Je suis sûre. J’ai le sentiment que je dois pas vous laisser y aller toute seule. Que je dois être avec vous. Comme un pressentiment.

Elle se retourna et Marie, encore une fois, posa la main sur le visage de la jeune femme. Celle qui aurait pu, dans une autre vie, être la fille qu’elle n’avait jamais eue. Elle toucha le bandage qui entourait la mâchoire de Sarah avec une immense douceur, et lui fit un sourire.

– Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, mais je ne vais pas t’abandonner dans cette chambre d’hôpital. Je veux juste que tu me promettes de ne pas t’exposer. D’écouter ce flic qui va nous accompagner, et de ne rien faire qui pourrait te mettre en danger.

Sarah finit d’enfiler le pull de laine qu’elle avait sorti de l’armoire et regarda Marie dans le miroir.

– C’est promis. Pas de truc à la con. De toute façon, j’ai tellement la trouille. Je sais juste que je dois venir, mais je sais pas pourquoi.

Elles sortirent ensemble de la salle de bains, et rejoignirent Billoux qui était au téléphone. Il les regarda, en se demandant si les laisser venir avec lui était une bonne idée.

– Le Mazet. Ouais, je sais où c’est. On a une heure de route. T’envoies les gars là-bas. Ils m’attendent sur place. Pas de bruit, pas de gyrophares. On n’y va pas pour le 14 juillet. On va essayer de coincer des tueurs, Lucas. Des types qui assassinent des gosses depuis des années.

Il écouta quelques secondes le dénommé Lucas qui était à l’autre bout du fil.

– Il y a autre chose, Lucas. Peut-être que Justine est encore vivante. Alors pas de bavure. Vous m’attendez. Vous faites rien sans que je sois là. Attends…

Il se tourna vers Marie.

– Vous avez une adresse, ou un lieu-dit ? Dites-moi que vous avez quelque chose de plus précis.

Marie se concentra une seconde.

– Un peu avant le Mazet, il y a un chemin qui part sur la gauche. Un chemin de terre. Je pense que ça n’a pas changé. Sur le bord de ce chemin, à droite, il y avait des genêts. C’est par là qu’on rentre dans la forêt. C’est par là que je les ai vus partir quand j’étais une petite fille. C’est la dernière fois que je les ai vus.

Marie eut l’image, en même temps qu’elle parlait à Billoux, des deux garçons s’enfonçant dans la forêt. Francis et Louis. Ceux qui étaient devenus les monstres qui vivaient au milieu des arbres.

Les monstres dont elle avait tellement peur quand elle n’était qu’une petite fille de presque douze ans.

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