Isa

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Elle venait de s’éveiller.

Elle savait qu’elle ne serait plus jamais Isa. Qu’Isa avait disparu et ne reviendrait pas. Chacun des souvenirs qui était remonté à la surface de sa mémoire avait eu un goût de cendre. Elle n’avait pas compris ce qui l’avait poussée à annoncer à Sarah qu’elle était Isa. Sans doute un besoin presque vital d’entendre une dernière fois ce prénom.

Entendre une dernière fois la couleur de ses yeux, ce que Louis inventait pour décrire ce qu’il voyait, ce qu’il lui racontait pour lui expliquer les monstres. Les monstres cachés par les arbres, auxquels il ne croyait pas.

Ceux qui vivaient autour de lui. Le monstre qui vivait avec lui. Celui qui avait tué Isa et qui l’avait enterrée dans le cimetière du Mazet.

Qui avait fermé la boite dans laquelle elle était restée à tout jamais.

Les monstres que Francis et Louis étaient devenus au cœur de la forêt.

Elle n’avait aucun doute sur les deux hommes qui déchiraient les cauchemars de Sarah. Personne à part Louis n’aurait pu savoir la couleur de ses yeux. Personne n’aurait pu les décrire en les appelant forêtrivière. Seul Louis savait les dire.

Louis.

Francis.

Les deux garçons qui auraient dû l’aider à devenir une femme. Les deux garçons qui avaient grandi et étaient devenus des hommes.

T’as les yeux forêtrivière et t’as été mortenterrée.

C’est ce qu’il aurait dit.

Elle revoyait le père de Louis, vautré sur elle, et lui envoyant dans le cou son haleine nauséabonde. Elle pouvait encore sentir son sexe fouiller son corps de petite fille. Elle voulait qu’il meure. Elle voulait que ça s’arrête, et ça avait continué pendant presque quarante années. Quarante années pendant lesquelles elle avait refusé de se laisser toucher par un homme. Quarante années de sa vie de femme gâchées parce qu’un monstre tout noir avait décidé d’en faire sa proie.

Sa proie.

Francis.

Louis.

Isa.

Sarah.

Elle n’avait aucune idée de la manière avec laquelle la jeune femme avait été mêlée à ce triptyque, et surtout ne comprenait pas comment elle pouvait voir les deux garçons de façon aussi claire. Elle n’arrivait pas à les imaginer autrement que comme des jeunes garçons. Ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être au fond de ses souvenirs.

Elle entendait à ses côtés Sarah s’agiter dans son sommeil. Elle savait que la jeune femme était encore partie dans ses songes et luttait contre ses visions cauchemardesques. Le seul moyen de les arrêter était sans doute de tuer les deux garçons. Pour que tout s’arrête.

Elle ne doutait pas, pas un seul instant, que ce que voyait Sarah était la réalité.

Même si elle avait été tentée au début de n’y voir que des rêves, des fantaisies imaginées par l’esprit débridé de la jeune femme, elle savait aujourd’hui qu’elle n’avait rien inventé.

Que les deux tueurs étaient réels et qu’elle devait les dénoncer.

Les dénoncer.

Appeler la police et leur dire que deux assassins vivaient en Haute-Loire, qu’ils tuaient des femmes, blondes, et avec des yeux verts.

Des yeux verts Monsieur le policier.

Elle allait sans doute passer pour une dingue, sauf s’ils décidaient de lui faire confiance et vérifiaient leur fichier de personnes disparues depuis quarante ans. Si les descriptions de Sarah correspondaient, ils devraient les croire.

Et s’ils décidaient de les croire, ils allaient fouiller la forêt et arrêter tout ça.

Arrêter tout ça.

Mon Dieu.

Mon Dieu, Vous qui avez transformé deux petits garçons en tueurs en série.

Pourquoi ?

Aux dires de Sarah, les victimes étaient dix-sept. Et s’il y en avait eu d’autres ? D’autres qu’elle n’aurait pas vues ? D’autres filles disparues. D’autres filles torturées. D’autres dont elle ignorerait l’existence.

Une victime par année depuis qu’Isa était morte.

Une seule.

Quarante mortes.

Quarante âmes pour torturer celle de Sarah.

Elle commençait à comprendre, sans vouloir l’admettre, de quelle manière la jeune femme était contactée. En revanche, elle ne comprenait pas pourquoi.

Elle refusait de croire à ces histoires dont Nounours l’avait abreuvée quand il l’avait recueillie. Il était persuadé que les âmes restaient un moment sur la terre pour parler aux vivants et qu’il suffisait de les écouter. Il s’en était sans doute convaincu à la mort de sa femme et de sa fille. Il lui avait raconté l’accident, un soir, devant le poêle à bois, témoin de toutes les histoires qu’on chuchotait à la nuit tombée.

Une seule fois.

Elle avait entendu la souffrance du colosse derrière les mots qu’il avait murmurés. Elle avait entendu l’espoir qu’il fondait dans l’idée de ces âmes qui continuaient à vivre avec lui, et qui lui envoyaient parfois un signe de la main.

Un signe de la main.

Elle se souvenait de l’expression qu’il avait employée et qu’elle n’avait pas comprise tout de suite. Puis il lui avait expliqué les rêves qu’il faisait parfois. Des rêves dans lesquels sa femme était vivante, et où sa petite fille apprenait à faire du vélo. Des rêves dans lesquels elle lui faisait un signe de la main.

Il lui avait dit les rires qu’il entendait et qui résonnaient encore quand il ouvrait les yeux.

Dix millions d’âmes, qui avaient traversé l’océan des souvenirs des hommes pour s’échouer sur les plages des rêves de ceux qui pouvaient les entendre.

Sarah.

Elle sentit une main posée sur son bras et elle ouvrit les yeux. Un type, à ses côtés, qui sentait le tabac froid et le café réchauffé. Des lunettes à montures d’écailles, dans un costume trois-pièces qui visiblement avait connu de meilleurs jours. La barbe, poivre et sel, qu’il ne rasait sûrement que sporadiquement quand il passait devant un miroir, ce qui ne devait pas arriver très souvent.

Il s’assit sur la chaise de plastique posée près de la table de chevet.

– Je suis flic. Je vous le dis pour éviter que vous vous posiez des questions. Je suis le commissaire Billoux.

– On se connaît ?

– Non Madame, on ne se connaît pas. Je connais la jeune femme qui dort dans le lit à côté. Je l’ai vu il y a quelques jours. Elle m’a rendu visite au commissariat. Elle disait faire des cauchemars où elle voyait des types torturer et tuer des jeunes femmes disparues. Je ne l’ai pas crue vraiment pour ne rien vous cacher. Peut-être que j’aurais dû.

– Oui, vous auriez dû. Elle s’appelle Sarah. Et elle voit des choses dans ses cauchemars qui suffiraient à vous faire vomir, malgré votre boulot.

Le flic remua sur la chaise, et sortit un paquet de tabac de sa poche. Un paquet bleu que Marie reconnut. Paulo fumait le même.

– Je suis pas sûre que vous ayez le droit de fumer ici.

– C’est juste pour m’occuper les doigts. Je vais me rouler une clope pendant qu’on parle. Ça vous dérange pas ?

Elle fit un mouvement de la tête pour lui signifier que ça ne la dérangeait pas.

– Quand elle est venue au commissariat, j’étais sous le choc. C’est pour ça que je l’ai à peine écoutée. J’avais sans doute pas très envie d’entendre ce qu’elle avait à me dire.

– Vous étiez sous le choc ?

– Oui Madame.

Elle eut un petit sourire, en le voyant avoir le même mouvement des doigts que Paulo quand il roulait le tabac dans la feuille.

– C’est moi qui vous fait rire Madame ? C’est à cause de la cigarette ?

Elle se rendit compte que son sourire avait pu être mal interprété et se justifia.

– Pas du tout. Le meilleur ami de mon père roulait ses cigarettes comme vous, et il avait la même mimique au moment de mouiller la feuille. C’est tout. Ça m’a rappelé de bons souvenirs. Rien de plus. Et vous pouvez m’appeler Marie. Madame, c’est un peu trop formel…

– D’accord, Marie.

Elle aimait bien la façon dont il avait prononcé son prénom. Finalement, Marie lui allait bien. Elle était contente qu’Isa soit morte et enterrée.

Morte et enterrée.

Il allait l’écouter, si elle lui disait les choses calmement.

– Vous avez dit que vous étiez sous le choc, quand Sarah est passée au commissariat.

– Ma fille a disparu. Je n’ai plus de nouvelles depuis presque deux semaines. Elle s’appelle Justine. Elle est partie voir une amie en Haute-Loire, et elle n’est jamais arrivée. Elle vous ressemble d’ailleurs. Elle a les mêmes yeux que vous.

– Elle a les yeux forêtrivières.

Il la dévisagea d’un air surpris.

– Pardon ?

– Je dis qu’elle a les yeux forêtrivières. C’est ce que disait un ami à moi quand j’étais petite fille.

– C’est joli. On peut dire ça, c’est vrai.

– Je pense que cet ami, c’est celui qui tue les filles que voit Sarah dans ses cauchemars. Cet ami, et aussi mon frère. Je ne les ai pas revus depuis plus de quarante ans, et je pense que ce sont des tueurs en série. Ils s’appellent Louis Brun et Francis Roche. Je pense que je sais où ils vivent.

Le commissaire Billoux la fixait sans pouvoir détacher son regard de Marie.

– Vous plaisantez ?

– J’ai l’air ?

Le flic se leva et attrapa son téléphone dans sa poche.

– C’est Billoux. T’as de quoi noter ? Fais-moi une recherche sur Francis Roche et Louis Brun. Tu me rappelles dès que tu as quelque chose. Ouais c’est urgent. Il me faut ça pour hier.

Puis il se tourna vers Marie.

– Vous avez conscience de ce que vous venez de me dire ?

– Me prenez pas pour une débile Commissaire. Ce que je sais, c’est que je peux même vous emmener pas loin de l’endroit où vous pourrez les trouver. Je suis tellement désolée de pas avoir pu vous aider avant. Tellement désolée. J’espère juste que votre fille est encore vivante. Que vous arriverez assez tôt.

Un mouvement de Sarah, dans le lit à côté, attira l’attention du commissaire.

– Elle se réveille ? Ils lui ont donné des tranquillisants ?

– Rien de très fort. Des antidouleurs. Elle a eu la mâchoire luxée. Le médecin lui a dit qu’elle aurait encore mal pendant quelques jours.

– J’ai eu ça, une fois, à la boxe. Ça fait un mal de chien.

Il ne tenait visiblement plus en place. Les déclarations de Marie avaient provoqué un raz de marée au cœur de ses émotions, et il devait sans doute imaginer retrouver sa fille vivante. Elle ne pouvait pas lui être d’une aide quelconque sauf à monter avec lui dans sa voiture et l’emmener au Mazet.

– Passez-moi mes vêtements. Ils sont dans l’armoire. Les vêtements, ils les rangent toujours dans l’armoire au cinéma. Et mes bottes aussi.

Il ne posa aucune question et se dirigea vers l’armoire qui se dressait contre le mur à côté de la fenêtre. Il y attrapa le jean de Marie, son tee-shirt et un gros pull de laine. Les vêtements qu’elle portait le jour de l’accident. Ils avaient visiblement été lavés, et elle ne put y déceler la moindre tache de sang.

En revanche, une des manches du pull était déchirée sur plusieurs centimètres.

– Tournez-vous une seconde. Le temps que j’enfile ça.

Il obtempéra et se tourna vers la porte de la petite salle d’eau.

– Vous allez me montrer ?

– Vous croyez que je m’habille pour aller faire du tourisme ? Bien sûr que je vais vous montrer. Il est peut-être encore temps de les arrêter.

Sarah venait d’ouvrir les yeux et elle fixait avec étonnement Marie qui achevait de boutonner sa veste de cuir. Elle semblait avoir un mal fou à retrouver ses esprits.

– Vous allez où Marie ?

Marie regarda la jeune femme et lui sourit.

– Je vais accompagner le commissaire. Tu te souviens de lui ? Tu l’as rencontré il y a quelques jours. Sa fille a disparu. Je sais où ils les cachent Sarah. Je le sais. Je sais qui ils sont. Je l’ai toujours su, mais je ne m’en souvenais pas. Peut-être que sans moi, rien de tout ça ne serait arrivé.

Sarah fixait le commissaire Billoux. Elle le fixait comme si elle avait cherché à voir quelqu’un d’autre que lui en le regardant.

Ses yeux venaient de se remplir de larmes.

– Sa fille. Elle a mon âge. Elle s’appelle Justine. Et elle a les yeux verts ?

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