Louis

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Je la guette depuis plusieurs jours, et je la suis, sans me faire remarquer. Me souviens de cette grenouille, qui a peut-être tout déclanché, quand je n'étais encore qu'un môme.

J’ai compris que je ne pouvais plus compter sur le hasard. Le hasard, ça a marché au début, mais maintenant, je dois chasser moi-même. Je ne sais pas comment Francis trouvait les filles, mais sans doute que lui aussi a dû chasser.

J’aime bien la chasse.

Cette attente, à guetter le gibier, à chercher la faille qui va me permettre de l’attraper, puis de la faire mienne. Ce moment avant l’amour que je leur donne.

Cette nuit, j’ai rêvé de Francis. Il était chez lui, avant que tout ça n’arrive. Avant que nous soyons des hommes. Il me racontait comment son père attachait sa mère. Il me disait qu’elle savait qu’il les regardait et qu’il pouvait jouir simplement en les voyant faire. Il me montrait les anneaux scellés dans le mur que son père avait fixés. Il me disait le regard de sa mère posé sur lui quand son père la prenait comme une bête. Quand il la frappait avant de mettre son sexe dans son ventre. Et moi, je l’écoutais, et le rêve était comme une réalité au milieu de mes ombres, comme une lumière au bout d’un chemin où les pierres m’empêchaient d’avancer.

Elle marche vite. Elle se retourne fréquemment comme si elle avait peur d’être suivie. Elle m’a peut-être entendu marcher derrière elle. Elle a peut-être entendu la chaîne au bout de laquelle se balance la croix de Dieu que je porte sur moi en permanence.

Pour qu’il n’oublie pas. Pour qu’il se souvienne de moi le jour où il me verra dans son Paradis.

Des conneries.

Pas de Paradis. Pas d’Enfer. Juste la terre où nous marchons avant de nous effondrer sur le sol et de devenir de la boue. Un mélange de sang et de chair en décomposition, puisque nous ne sommes que cet amas de matière qui rampe avant de disparaître. Un amas de chair en putréfaction du jour de notre naissance à celui de notre mort. Nous croyons disposer de temps, mais nous n’avons qu’une seconde à vivre au regard de l’éternité.

Une seule seconde.

Je m’arrête. Elle s’est arrêtée aussi. Elle cherche ses clés dans son sac, déverrouille sa voiture. Elle se retourne une fois encore, pour vérifier que personne n’est là, et jette son sac sur le siège passager. Elle se jette un regard dans le rétroviseur, et se recoiffe en passant les doigts dans ses cheveux.

J’aime ces gestes. Chaque jour, la même routine. Chaque soir le même trajet jusqu’à cette petite rue. J’aime entendre ses talons claquer sur le trottoir. Un métronome qui l’emmène vers moi. Vers la cabane où elle finira par être aimée plus qu’elle ne l’a jamais été.

Elle est mariée, et je n’aime pas cet homme avec qui elle vit et je pourrais le tuer sans doute. Il est si faible malgré son corps d’athlète. Il ne sait pas comment approcher la mort. Il ne sait pas de quelle manière il peut l’apprivoiser.

Moi, je sais. Souvent, après l’avoir suivie, je me gare dans le petit chemin qui aboutit à sa maison. Et je les surveille et je les écoute et je les entends parfois faire les choses de l’amour. J’ai rêvé de Francis cette nuit. J’aimerais tellement que nous soyons ensemble pour toujours. J’aurais dû me vider de mon âme moi aussi ce jour-là, mais il est trop tard maintenant.

Je monte dans le Kangoo et démarre en même temps qu’elle. Je sais où elle va et ne vais donc pas la suivre. Je ne veux pas qu’elle repère ma voiture. Le risque serait trop grand qu’elle me reconnaisse le jour où elle devra venir avec moi. Après quelques kilomètres, je me gare dans la rue qu’elle devra quitter pour se rendre chez elle. J’éteins les lumières du Kangoo et attends qu’elle se montre.

Après quelques minutes, je vois les feux de sa voiture qui tournent sur la gauche dans le chemin.

Je veux les voir encore une fois, avant de la faire mienne. Je marche jusqu’à la maison. Je suis un prêtre habillé de noir au cœur de la nuit. Personne ne peut me voir.

Elle est entrée. Les fenêtres sont ouvertes et je peux les entendre parler. Il est en colère. Il est tout le temps en colère quand il a trop bu. Je me souviens de ce que Francis disait sur son père. De l’autre homme qu’il devenait quand il buvait plus que de raison.

– Comment tu fais pour rentrer aussi tard ? Putain, mais comment tu fais ? T’as toujours un client de dernière minute ? Et l’autre con, là, il peut pas te laisser partir à l’heure ? T’es obligée de servir ces soûlards jusqu’au dernier moment ? Tu fais chier ! Tu fais chier Sarah !

Elle n’essaye même pas de se défendre. Quand il est dans cet état, elle ne peut pas lutter ou raisonner. Il ne l’écoute pas. Il est perdu dans un monologue où il n’entend plus que lui, et parfois, comme ce soir, j’ai envie de rentrer dans cette maison, de le tuer et d’emmener la jeune femme avec moi.

Comme un prince charmant pourrait le faire.

Être celui qui la protégerait contre le méchant et le méchant, ce soir, ce n’est pas moi, c’est lui. Je m’approche encore et m’assieds dans l’herbe du jardin. La lumière du salon éclaire jusqu’à la limite de la soutane que j’ai revêtue ce matin. Une ombre noire sur la pelouse teintée par le sang de la lune.

Rien de plus. Juste une ombre.

– Il n'a pas voulu que je parte plus tôt. J’ai pas le choix Seb. J’ai pas le choix et tu le sais.

– Arrête tes conneries. On a toujours le choix. T’as qu’à te casser. T’as qu’à démissionner, et c’est réglé !

– Tu sais très bien que je ne peux pas. Comment on va payer le loyer, et les factures si je démissionne ? C’est pas avec les toiles que tu vends qu’on va pouvoir faire les courses…

Elle n’aurait pas dû lui dire ça. Il y a deux jours, ça a dégénéré à cause de ce genre de remarques. Il ne les supporte pas.

J’entends le premier coup qu’il vient de lui donner. Il ne peut pas faire ça. Elle est à moi, même s’il ne le sait pas encore.

– Ça t’amuse de me rabaisser ? Ça t’amuse ? Tu crois que t’es meilleure que moi parce que tu fais la pute dans un bar ?

– Je fais pas la pute, je suis serveuse. Je suis juste une serveuse Seb. Rien de plus.

Il s’approche de la fenêtre et me fixe comme s’il pouvait me voir.

– C’est pareil, Sarah. Serveuse et pute c’est pareil.

Elle s’est relevée. Je vois sa silhouette qui s’approche de lui. Elle va peut-être le tuer. Elle va peut-être le cogner avec un pied de lampe ou un tisonnier. Elle va se débarrasser de ce type qui la rend malheureuse et qui la frappe jusqu’à ce qu’elle tombe sur le carrelage de leur maison. Et pourtant, je vois ses bras qui s’approchent. Ses bras qui entourent le corps de son mari. Je vois sa tête qui se niche au creux de son dos. Je vois ses mains qui caressent le torse de l’homme.

– Je suis désolée d’avoir dit ça Seb. Je sais que tu fais tout ce que tu peux pour t’en sortir. J’aurais pas dû te parler comme ça.

Elle se protège. Elle lui dit les mots qui la protègent. Elle lui dit les mots qu’il veut entendre et ses mains lui parlent et elles le caressent comme savent le faire les mains des femmes sur le corps des hommes.

Je lui demanderai de me caresser comme ça. Peut-être qu’elle voudra.

Peut-être.

Ils sont seuls. La maison est isolée et personne ne peut voir les caresses de ses mains sur le corps de l’homme et personne ne peut voir les mains qui soulèvent le tee-shirt et personne ne voit les doigts qui s’égarent sur le torse et les mains qui défont la ceinture de cuir et les doigts qui passent à l’intérieur du jean et les mains qui font glisser le pantalon sur le sol.

Les doigts qui saisissent le sexe et les mains qui caressent et les doigts qui pressent et les mains qui frôlent et la bouche qui descend vers le corps de l’homme et les lèvres qui l’entourent et la langue sur le sexe.

Les lèvres qui glissent le long du membre de celui que je hais de toute la puissance de mon âme et la bouche encore.

La bouche de Sarah.

Les lèvres de Sarah.

Les doigts de Sarah.

Les mains de Sarah sur le corps de l’autre homme.

Personne ne peut entendre les gémissements qu’il pousse, comme un animal en rut. Personne.

Sauf moi.

Moi qui imagine les lèvres de la femme sur mon sexe dressé et moi qui sens son souffle sur mon corps et moi qui peux entendre les cris qu’elle poussera quand elle sera à moi.

À moi seul.

Moi qui jouis dans la bouche de cette femme qu’elle a refermée sur mon sexe.

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