Francis

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Notre Père qui êtes aux cieux.

Ce soir-là, quand les coups avaient commencé, elle savait que Francis les regardait. Il était de plus en plus souvent caché dans le couloir à les surveiller. Comme s’il avait voulu apprendre de son père le moyen de frapper celles que celui-ci appelait les femelles.

– Il faut pas qu’elles prennent le pouvoir, les femelles, Francis. Et pour pas qu’elles le prennent, t’as pas le choix. Faut cogner plus fort.

Et c’est ce qu’il faisait.

Que Ton nom soit sanctifié.

Il cognait de plus en plus fort. Elle avait maintenant du mal à dissimuler les marques laissées par ses poings, et employait des subterfuges pour que les voisins ne se rendent compte de rien.

Pour que sa mère continue à penser qu’il s’agissait de quelques gifles qu’elle avait méritées.

Celle-ci continuait à apporter des gâteaux à ses petits-enfants et voyait d’un très mauvais œil sa fille maigrir de jour en jour. Elle la soupçonnait de se laisser maigrir volontairement et la gavait de tarte aux pommes à chaque fois qu’elle venait.

C’est pas que des gifles, Maman. Il cogne pour de vrai. Tu devrais comprendre.

Mais sa mère ne comprenait pas. Elle ne voulait pas comprendre.

Que ton règne vienne.

Elle avait vu la silhouette de Francis s’inscrire dans l’ombre du couloir, puis les coups avaient été si violents qu’elle n’avait plus pensé qu’à se protéger, à mettre ses bras devant son visage.

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Sa volonté, à lui, c’était l’attacher à ces barreaux, faire entrer dans son corps tout ce qu’il pouvait trouver de long et de dur, jusqu’à ce qu’elle ait mal.

Il ne pouvait jouir que quand elle souffrait.

Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.

Elle essayait de donner à ses enfants tout l’amour dont ils avaient besoin.

Le pain de chaque jour. L’amour de tous les instants. Elle devait les protéger de ce qu’il lui faisait subir. Ils ne devaient pas être témoins de ces exactions. Francis n’était pas là. Elle avait cru le voir. Elle devait les protéger. Se protéger.

Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.

Elle ne pouvait plus pardonner. Elle ne pourrait plus jamais pardonner à cet homme qui lui avait fait deux enfants. Elle n’avait rien fait de mal.

J’ai rien fait. Pourquoi il me fait mal comme ça ?

Peut-être parce qu’il avait surpris les quelques mots qu’elle avait couchés sur le petit carnet qu’elle cachait dans un des tiroirs de la commode. Ces lignes où elle confessait que Francis et Isabelle n’étaient que le fruit de ces viols répétés et qu’elle avait tellement de mal à les aimer. Ces mots qui lui permettaient de se vider de la haine qu’elle accumulait depuis toutes ces années. Ce carnet qu’elle avait commencé le jour où il lui avait montré les livres de photos et qu’elle avait compris que la folie qui lui rongeait le poitrail ne disparaîtrait pas. Que le Diable ricanait en la voyant crucifiée sur ce lit.

Et ne nous soumets pas à la tentation.

Quelle tentation aurait-elle bien pu avoir ? Il lui interdisait toute velléité d’indépendance. Quand elle allait au marché du Mazet pour acheter du fromage ou un morceau de viande, elle savait qu’il se renseignait pour savoir qui elle avait rencontré.

Mais délivre-nous du Mal.

Elle ne voulait pas que ses enfants puissent voir les traces qu’il laissait sur elle après ses crises. Elle s’obligeait à ne pas crier pour qu’ils n’entendent pas, mais ce soir, elle n’avait pas pu s’en empêcher. Quand il était entré dans la chambre, elle savait qu’il allait cogner. Elle avait appris à reconnaître les coups avant qu’ils commencent à pleuvoir. Elle avait appris aussi à les éviter, en lui autorisant tout ce qu’il voulait. Les mises en scènes, les cordes qu’il utilisait pour l’attacher aux barreaux du lit. Elle n’avait pas compris au début, à quoi allaient servir ces barreaux. Elle n’avait pas compris non plus pourquoi il avait fixé au mur des anneaux de métal.

Jusqu’à la première fois.

Ses jambes écartées à la limite du supportable. Le sourire narquois de son mari qui la fixait depuis de longues minutes.

Qu’est-ce qu’il va me faire ? Et si les enfants rentrent dans la chambre et qu’ils me voient comme ça ?

Les premières années de mariage avaient été sans surprise. Rien que de très normal. Un coup, parfois, mais seulement quand elle exagérait. Elle avait tendance à donner son opinion un peu trop souvent, et il la remettait à sa place comme tous les maris devaient le faire quand leurs épouses se laissaient aller à être plus que de simples femmes de ménage, plus que de simples morceaux de viandes dans lesquels les hommes se vidaient.

Tous les maris faisaient ça.

Elle n’en était pas sûre au début, mais quand elle en avait parlé à sa mère, celle-ci le lui avait confirmé. Son père aussi avait parfois la main un peu leste. À elle de faire attention à ne pas pousser le bouchon trop loin.

Après le premier coup qui l’avait étourdie et envoyée valdinguer sur le lit, il avait décidé de l’attacher pour pouvoir profiter d’elle en toute liberté sans qu’elle ne puisse réagir ou seulement bouger. Plusieurs semaines que ce n’était pas arrivé.

Il allait sans doute épancher ses envies au Puy, avec des professionnelles. Elle préférait ça à devoir subir ses assauts aux relents d’alcool de mauvaise qualité. L’odeur acide de son haleine, le goût innommable de ses vomissures sur elle, quand il avait trop exagéré sur le vin et qu’il ne pouvait se retenir après quelques coups de boutoir. Elle se demandait parfois si toutes les femmes subissaient ce genre de malédiction, mais elle savait au fond d’elle que d’autres étaient heureuses avec des maris attentifs et gentils.

Pas elle.

Son destin se résumait à élever ses enfants, et à supporter l’homme qui lui malaxait les seins, sous le regard de son fils. Parce qu’il les regardait. Elle avait les yeux rivés sur l’espace entre le mur et la porte entrouverte. Elle ne savait plus si elle imaginait ou s’il était réellement là.

Les yeux de Francis. Le sourire de Francis.

Mon Dieu. Il sourit quand son père me frappe. Il sourit quand son père me touche. Mon Dieu. Sa main. Mon Dieu, sa main.

La main de Francis. Le mouvement de sa main dans la culotte de son pyjama. Elle ne sentait plus le sexe de son mari en elle. Elle ne sentait plus l’odeur infecte qu’il portait sur lui en permanence, cette odeur de sueur et d’alcool qu’elle n’arrivait plus à faire partir de ses vêtements. Elle ne voyait que les mouvements de la main de Francis.

Elle ne voyait que les yeux de son fils, posés sur elle et sa main qui remuait au rythme du sexe de son père. La langue de Francis qui passait sur ses lèvres comme s’il avait léché le sexe d’une femme, et le reflet de la salive qui coulait le long de son menton.

Elle se mit à geindre pour avertir son mari. Elle se mit à geindre et il imagina qu’elle avait du plaisir, alors le rythme de ses allers-retours s’accéléra et le rythme de la main de Francis suivit le même mouvement. Elle ne pouvait plus détacher les yeux du visage de son fils. Il fixait les seins de sa mère. Les seins qui l’avaient nourri quand il n’était qu’un enfant sans défense.

Il fixait la bouche de sa mère. La bouche qui l’avait embrassé quand il avait besoin de cet amour sans condition qu’elle lui avait offert.

Elle pouvait presque sentir le souffle de Francis. Elle pouvait entendre les halètements annonciateurs de la jouissance qui allait tordre son corps de petit garçon vers l’avant et pousser son sexe dans celui de sa mère. La bouche déformée par le plaisir qu’il sentait venir, il s’appuya sur le chambranle et entrouvrit encore un peu la porte de la chambre.

Il ne semblait pas avoir conscience du regard de sa mère sur lui. Pas avoir conscience que sa mère le fixait avec des larmes dans les yeux. Il était devenu quelqu’un d’autre.

Elle ferma les paupières pour ne plus voir cet enfant qu’elle avait porté dans son ventre. Cet enfant qui regardait son père la violer et la traiter comme il aurait traité une prostituée sur un étal de boucher.

Quand son mari éjacula sur son ventre, elle ouvrit les yeux et se rendit compte que son fils n’était plus là.

Elle avait tout imaginé sans doute. Les coups avaient fabriqué cette illusion, comme une vengeance envers celui qui la battait et qui ne serait plus jamais l’homme idéal. Celui dont elle était peut-être tombée amoureuse quelques années auparavant.

Peut-être.

Francis serait l’homme idéal. Elle le savait. Il serait celui que son mari n’avait jamais été. Elle sentit le corps de la brute basculer sur le côté. Il s’endormait en général au bout de quelques minutes. Elle espérait qu’aujourd’hui ne serait pas différent.

Elle l’entendit ronfler et se leva pour aller se nettoyer dans la salle de bains. Les chambres des enfants étaient fermées. Un rai de lumière brillait sous la porte de Francis, et elle ouvrit la porte de son fils.

Il dormait. Il avait sans doute oublié d’éteindre la lumière. Il lisait souvent le soir et s’endormait avec la lampe de chevet allumée. Il avait repoussé la couverture et le drap qui le recouvraient. Il avait sans doute eu trop chaud. Elle passa la main sur le front de Francis et sentit la sueur lui mouiller les doigts. Elle ne remarqua pas la tache d’humidité sur le pantalon de pyjama et appuya sur l’interrupteur de la petite lampe.

Elle balaya d’un geste les dernières bribes de la vision qu’elle venait d’avoir et se morigéna.

Comment peux-tu imaginer des choses pareilles ? Comment peux-tu imaginer que ton fils est un pervers ?

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