Sarah

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– Sarah… Sarah, c’est moi qui ai les yeux forêtrivières, et je m’appelle Isa.

Elle fixa, les yeux arrondis par l’étonnement, Marie Ruel qui venait de prononcer les mots qu’elle-même avait entendu plusieurs fois dans les cauchemars qui la hantaient. Les mots que lui avait aussi murmuré Frère Paul durant la conversation qu’ils avaient eu dans le bureau de Dom Benoît.

Elle eut soudain l’intuition qu’elles étaient liées et que leur rencontre ne devait rien au hasard. Un étrange sentiment l’envahit au moment où Marie posa les yeux sur elle. Quelque chose qu’elle n’avait jamais ressenti, même avec sa mère.

Et pourtant Sarah adorait sa mère. Elle admirait la force avec laquelle elle avait fait le deuil du seul homme qui avait jamais compté dans sa vie.

– On va vous laisser récupérer toutes les deux, vous avez besoin de repos.

Le médecin fit un sourire à Sarah, et posa la main sur l’épaule de Marie.

– Il est possible que les souvenirs qui vont vous revenir petit à petit soient un peu durs à encaisser. J’ai regardé votre dossier, et le choc de votre enfance a été très violent. Vous risquez de passer par des phases de tristesse, voire de dépression. N’hésitez pas à faire appel aux infirmières. Elles vous aideront du mieux qu’elles pourront. Si les cauchemars s’installent, comme pour Sarah, il sera sans doute préférable que je vous prescrive quelque chose.

Putain, il l’avait appelée Sarah.

Elle allait peut-être avoir de la chance au milieu de ce gâchis.

Peut-être.

Ou pas.

– Il y a la télé ? On peut regarder un peu la télé ? Ça vous embête pas Marie ?

Le médecin s’approcha de la table de chevet et saisit la télécommande avant de la déposer sur le lit de la jeune femme.

– Elle est toute à vous.

Un sourire. Il fallait absolument qu’elle réussisse à lui sourire, mais la douleur était vraiment forte. Il eut conscience de ses efforts et lui fit quant à lui, un sourire éblouissant.

– Ne forcez pas. Je vous ai dit qu’une luxation de la mâchoire est douloureuse et va le rester pendant quelques jours. Vous me sourirez la prochaine fois. D’accord ? Je vous laisse vous reposer. Pas trop fort la télévision…

Marie fixait le plafond. Elle était perdue dans ses pensées. Perdue dans ses souvenirs. Des souvenirs qui la ramenaient au jour où elle avait tout oublié. Elle n’avait à l’évidence pas très envie d’en parler.

Sarah zappa à la recherche d’un programme de musique.

L’hôpital était relié au câble ou à une box quelconque au vu du nombre de programmes proposés. Elle arrêta son choix sur une chaîne de clips vidéos. Pas de hasard, encore une fois.

Le groupe Metallica en concert, et « Nothing else matters ». La ballade parfaite pour deux convalescentes sorties presque indemnes d’une bagnole réduite à l’état de morceaux de ferraille.

– J’adore cette chanson, dit le toubib en quittant la chambre.

Elle l’adorait aussi. Rien de mieux que ces groupes de métal qui se lançaient dans les ballades. Oui, elle l’adorait aussi.

Et toujours pas un mot de Marie, hormis ceux qu’elle avait prononcés en entrant dans la chambre quelques minutes plus tôt. La jeune femme hésitait à l’interrompre et décida de profiter de la musique. Elle baissa le son pour ne pas déranger Marie.

Elle repensait au vieux moine. Elle repensait surtout à ce lien qui s’était créé entre eux sans qu’ils aient pu, ni l’un ni l’autre, y changer quoi que ce soit.

Les visions communes. Et comment allait-elle se trouver face à ce prêtre, autrement qu’en rêve ? Pas sûr qu’elle ait envie de croiser sa route.

Après tout, elle n’avait rien demandé. Après tout, elle voulait juste qu’on lui foute la paix. Les nanas qui finissaient dans les pattes de ces dingues n’avaient qu’à pas aller se balader dans la forêt. Elle n’y allait pas, elle.

Elle, elle restait bien tranquillement chez elle, ou en ville. Rien à foutre de la forêt, de la campagne et de tous les écureuils de la terre.

Rien à foutre.

La télé jouait en sourdine. Elle laissa son esprit dériver vers d’autres contrées et lutta contre le sommeil qui tentait de s’emparer d’elle. Pas question qu’elle se retrouve encore une fois au milieu de cette putain de cabane. Pas question qu’elle ouvre les yeux et qu’elle voit dans un reflet ce que ces types étaient en train de faire à une pauvre fille tombée entre leurs pattes.

Juste pas question.

Connard de toubib. Beau gosse, mais il lui avait sûrement filé un truc pour qu’elle dorme.

Connard de toubib.

Connard.

Elle a froid.

Tellement froid. Elle est sur une table en fer. Elle peut sentir la morsure du métal sur sa chair.

Pourquoi elle était là ? Elle était à l’hôpital, pas là !

Mon Dieu, si Tu existes, ramène-moi là-bas. S’il Te plaît, ramène-moi là-bas. Me laisse pas ici. Je veux partir. Je veux retourner au chaud sous les draps tout propres de l’hôpital.

Et puis c’était quoi cette musique ? Elle avait jamais entendu de musique avant. Il n’y avait pas de musique dans cette putain de cabane infernale. Elle était en train d’écouter Metallica. Le toubib lui avait même dit qu’il aimait bien cette chanson.

Elle s’en souvenait. Putain, elle s’en souvenait. Si elle s’en souvenait assez fort, elle allait y retourner.

Dieu !

Dieu ! S’il te plaît. Me laisse pas là.

Ces dingues écoutaient du piano. C’était une blague ? Comment ils pouvaient écouter du piano ?

Des images, des sons qui venaient d’ailleurs. D’une autre mémoire que la sienne. Elle ne savait plus qui elle était.

Ça recommençait.

Elle vit le prêtre se pencher sur elle. Elle sut que c’était lui avant même qu’il murmure à son oreille.

– T’auras pas mal.

– Dis pas ça ! Dis pas ça ! Tu dis ça à chaque fois ! Et à chaque fois elles hurlent !

Elle ne savait pas s’il l’avait entendue, mais il eut un mouvement de recul. Il avait entendu quelque chose, mais elle se rendit compte, au moment où elle pensait prononcer ces mots qu’elle ne pourrait plus jamais parler.

Pas de langue pour toucher ses dents.

Rien que dalle nada juste la douleur.

– Qu’est-ce que tu dis ma chérie ? Je peux pas comprendre. Tu n’aurais pas dû crier tout à l’heure. Francis n’aime pas quand vous criez. C’est pour ça.

À nouveau les images. Une maison, au bord d’une route. Elle ne savait pas où elle était. Elle n’avait jamais vu cet endroit. Elle suivait un petit chemin de dalles posées sur la pelouse et se dirigeait vers la porte d’entrée. Il faisait froid, mais elle était bien habillée. Elle était au chaud dans sa grosse parka d’hiver. Elle poussa la porte et se trouva devant un miroir qui lui renvoya l’image d’une jeune femme, blonde, avec d’immenses yeux verts. Elle accrocha la parka sur un porte-manteau de fer forgé, et se dirigea vers la cuisine après avoir attrapé le courrier déposé dans une petite vasque de verre.

Putain, qu’elle avait mal. Ces dingues lui avaient coupé la langue.

Mais pourquoi ils faisaient ça ? Pourquoi ?

Dieu !

Il était pas là. Il était jamais là.

Elle avait trop mal, et elle se mit à hurler comme une bête à l’agonie. Sa gorge lui faisait mal aussi. Mal d’avoir trop crié. Mal d’avoir trop hurlé la douleur infernale qu’ils l’obligeaient à supporter. Puis ça s’arrêta aussi brutalement que c’était apparu.

Elle était assise dans la cuisine. Elle ouvrait les enveloppes qu’elle avait récupérées quelques instants auparavant. Les enveloppes. Sarah se força à regarder le nom et l’adresse portés sur le courrier.

Sophie Cossange, à Aiguilhe.

Pas de nom de rue. Fallait pas qu’elle oublie ça quand elle allait revenir. Parce qu’elle allait revenir. Il fallait qu’elle revienne.

Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il fait ?

Un nouveau hurlement, mais elle ne savait plus si c’était elle qui criait ou l’autre fille.

Sophie. Elle s’appelait Sophie. Pas oublier.

Pas oublier.

Elle sentit la morsure de la lame sur la peau de sa cuisse.

– Si t’as mal, tu peux crier. Regarde le micro. Tu peux crier autant que tu veux. Je garde toutes les voix de celles qui viennent se reposer ici. C’est beau tu sais. Après, Papa et moi, on les écoute.

Papa et lui ?

Putain, mais ces types étaient complètement barjos. D’ailleurs, elle n’en voyait qu’un. Le prêtre et son col rougi par le sang de Sophie.

Sophie.

Elle était à nouveau dans le village. Elle prenait la voiture. Une petite voiture blanche. Une Fiat. C’était écrit sur le volant. La musique dans la voiture. Un mec qui racontait des conneries sur une radio qu’elle n’avait jamais entendue. Il était huit heures du matin d’après l’animateur.

Non !

Elle pouvait pas avoir aussi mal ! Elle ne pouvait pas être à la fois dans la voiture, dans cette putain de cabane, et à l’hôpital, dans ces draps blancs et propres et chauds et merde !

La voiture de Sophie. Pas oublier Sophie.

Pas oublier.

Elle vit le prêtre descendre le micro tout près de sa bouche. Il lui souriait. Ce malade lui souriait. Il souriait à Sophie. Le prêtre qui faisait du stop sur le bord d’une route. Alors elle sut que Sophie s’était arrêtée après avoir fait signe au Diable qui l’attendait sur le bord de sa vie. Elle aurait pu le laisser juste là, au bord de cette départementale, et continuer à vivre.

Elle allait mourir à cause de son bon cœur. Elle sentit la lame découper la peau sur sa cuisse. Elle entendait la musique. Elle entendait le piano. Pas oublier Sophie. Sophie à Aiguilhe.

Se souvenir de cette fille quand elle allait revenir dans le lit chaud et propre de l’hôpital. Dans le lit aux draps blancs.

Elle n’avait même plus la force de hurler. La douleur n’existait que dans le cerveau de Sophie. Il fallait qu’elle meure. Elle espérait tellement qu’elle allait mourir. Elle voulait tellement que ça s’arrête. Elle priait pour que tout soit fini et qu’elle ne sente plus rien.

– Tu la vois Papa ? Tu la vois ? Je t’avais dit qu’il y en aurait d’autres. Des tas d’autres. Regarde ! Je vais lui faire ce que tu m’as fait. Regarde !

Quand elle vit le fer chauffé à blanc, Sarah s’évanouit.

Pas oublier.

Elle ouvrit les yeux dans la pénombre de la chambre, et elle mit quelques instants à comprendre que sa vision avait disparu et qu’elle était revenue dans la chaleur de l’hôpital.

– Ça va Sarah ? Tu as gémi dans ton sommeil. Tu as fait un cauchemar, encore ?

Sarah tourna la tête vers Marie, qui la fixait avec inquiétude.

– Je l’ai laissée là-bas, Marie. Je l’ai laissée là-bas. Elle va mourir. Elle a tellement mal. Je pensais pas qu’on pouvait faire souffrir autant. C’est le Diable, Marie. Le Diable est avec elle et il va la tuer. J’ai vu des choses. Il enregistre les cris qu’elles poussent. Il collectionne la peur de ces filles.

Marie écoutait la jeune femme sans oser l’interrompre. Lui dire qu’elle n’était plus Marie mais Isa n’aurait fait qu’ajouter à la confusion qui régnait dans l’esprit de Sarah.

– Elle s’appelle Sophie. Mon Dieu, je me souviens. Elle s’appelle Sophie. Je l’ai vu dans le miroir. Elle a les mêmes yeux que les tiens. C’est ça ! C’est ça Marie ! Il chasse des filles qui ont les mêmes yeux que les tiens.

– Il chasse ?

Marie Ruel n’avait pu s’empêcher de poser la question.

– J’en suis sûre. Il chasse. Ce n’est pas le hasard qui met ces femmes entre ses mains. Il doit les repérer, les suivre. J’en sais rien. Mais il chasse, c’est sûr.

– Il faut prévenir les flics, Sarah. Il faut leur dire.

– Et passer pour une dingue ? C’est hors de question. Frère Paul m’a dit ce que je devais faire pour lutter contre lui. Pour qu’il me laisse tranquille quand je le croiserai.

Un regard inquisiteur de Marie et elle ajouta avec une grimace de dégoût :

– Si je le croise, mais j’aimerai autant pas le croiser. Peut-être qu’il va s’arrêter, Marie. Peut-être qu’il va s’arrêter.

– Tu ne parles que du prêtre ? Je croyais qu’ils étaient deux.

– Aujourd’hui, il n’y avait que le prêtre. Un putain de prêtre avec un col rouge au lieu d’être blanc. Un putain de prêtre qui a dit à Sophie qu’elle pouvait hurler si elle voulait !

– Sophie ?

– Oui, je vous ai dit. Elle s’appelle Sophie. Sophie Cossange. Elle habite à Aiguilhe. Je sais pas où c’est, mais c’est là qu’elle vit.

Des larmes dans les yeux de Sarah.

– C’est là qu’elle vivait. Elle y retournera plus jamais. Le Diable va la tuer. Il va la tuer et je l’ai laissée là-bas.

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