Frère Paul

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Le vieux moine se redressa sur sa couche.

Il était en nage malgré le froid polaire qui régnait dans sa cellule. Il avait refusé que le chauffage y soit installé et supportait sans crainte la maladie qui rongeait ses poumons. Les douleurs qui le réveillaient parfois lui rappelaient à quel point il avait cru être indestructible.

Et à quel point il s’était trompé.

La vision qui le sortait du sommeil surgissait de plus en plus souvent. Comme un cauchemar récurrent qui n’aurait de cesse de le hanter jusqu’à ce qu’il puisse le donner à partager. Jusqu’à ce que Dieu accepte d’y mettre fin.

Il savait qu’elle allait venir, mais il espérait qu’elle serait là avant que Le Seigneur le rappelle à Lui.

C’était son seul désir.

C’était pour ça qu’il continuait, jour après jour, à se maintenir debout malgré les douleurs qui vrillaient sa poitrine autrefois si puissante, malgré les quintes de toux qui le pliaient en deux, et cet essoufflement permanent qui l’obligeait à s’arrêter tous les dix pas pour pouvoir reprendre son souffle.

Il faisait ce cauchemar presque chaque nuit depuis deux mois. Il s’en était ouvert à Frère Maxime, un ancien professeur de la faculté de psychologie d’Aix-En-Provence, mais celui-ci n’avait pas pu l’aider. Il lui avait simplement suggéré que si Dieu lui envoyait cette vision, c’était sans doute parce qu’il avait quelque chose à lui dire. Que Paul devait s’interroger et qu’il avait certainement la réponse en lui.

Ça n’avait pas beaucoup aidé Paul, mais il continuait à croire que la jeune femme allait venir.

Un jour prochain.

Un prêtre, vêtu de noir, qui lui paraissait si grand qu’il dépassait d’une tête la croix devant laquelle il se tenait. Le corps de Jésus, supplicié par les hommes, disparaissait derrière le prêtre. Il avait le sentiment d’être face à celui que le Christ aurait pu devenir si L’Esprit Saint ne L’avait pas touché à ce moment-là. S’il avait refusé d’être Celui qui porterait tous les péchés des hommes.

Un autre.

Le même et pourtant tellement différent.

Il l’entendait parler à Dieu, comme s’il s’était adressé au Diable. Il l’entendait jurer que chacun des sacrifices avaient été faits pour Lui, et qu’il y en aurait d’autres. Des dizaines d’autres. Que chacune des filles dont le sang serait versé rejoindrait le puits des âmes où il les enterrait. Que les arbres poussaient en mémoire de Lui.

Il l’entendait hurler.

Puis il profanait la croix en jetant sur le Christ le contenu d’un bol en argent. Un bol immense, sans doute le Saint Graal dans la vision de Paul. Un bol qui contenait le sang de tous les sacrifices.

Et le corps du Christ devenait rouge, son visage se déformait en une grimace de haine.

Et elle apparaissait.

La jeune femme de sa vision, et la jeune femme souriait au prêtre qui allait la sacrifier et elle lui murmurait à l’oreille au moment où le couteau allait lui ouvrir la gorge. Elle lui murmurait les mots qu’il voulait entendre.

Les mots qui arrêtaient le bras du Diable déguisé en homme de Dieu.

Il eut du mal à se sortir du demi-sommeil où le laissaient ces visions.

Il était plus tard que d’habitude. Il le vit à la luminosité différente de celle qu’il croisait au sortir de ses nuits. Sans doute le milieu de la matinée.

Les coups à la porte le firent sursauter.

– Frère Paul ? Nous avons quelqu’un qui est venu vous voir. Accepteriez-vous de la rencontrer ?

La voix du moine venu le chercher était étouffée par la lourde porte qui fermait sa cellule.

– La rencontrer ? demanda-t-il en entrouvrant le battant de chêne.

– En fait, elles sont deux, Frère Paul. L’une d’entre elles est plutôt jeune. Sans doute la mère et la fille. La mère dit s’appeler Marie, et que vous accepterez de la voir.

Marie.

Était-il possible que Marie soit venue le voir ? Il avait coupé les ponts depuis si longtemps. Sans doute un message du Seigneur avant le grand voyage qu’il préparait chaque jour, à travers les prières qu’il adressait à Dieu.

– Marie. Bien sûr. Je vous suis. Donnez-moi quelques secondes.

Il se dirigea vers la vasque de pierre encastrée dans le mur et s’aspergea le visage avec l’eau fraîche contenue dans un bol de métal.

Puis il sortit et suivi le moine qui le conduisit au bureau de Dom Benoît.

Celui-ci l’attendait devant la porte.

– J’ai pensé que c’était une visite importante. C’est pour ça que je me suis permis de vous faire chercher. Et la jeune femme a besoin de votre aide.

Il lui fit signe d’entrer sans lui en ouvrant la porte.

Quand il pénétra dans le bureau, avec le moine qui l’avait précédé depuis sa cellule, il reconnut immédiatement Marie. Il n’aurait pas pu se tromper. Ses yeux étaient restés les mêmes.

Ouverts sur le monde et laissant transparaître une curiosité sans faille.

Puis il reconnut la jeune femme qui l’accompagnait.

Le Seigneur l’avait amenée jusqu’à lui.

– Je vais vous laisser, dit le moine qui avait accompagné Paul jusqu’ici. Vous devez avoir des choses à vous dire.

Il sortit et Paul approcha la petite chaise de bois jusqu’à toucher celles des deux femmes.

– Bonjour Marie. Toutes ces années, et tu as toujours le même regard. Ouvert sur les autres. Je t’aurais reconnue entre mille.

Marie lui raconta les visions de Sarah, sans rien omettre de ce qu’il savait déjà.

Ils parlèrent longtemps.

Il entendit le désespoir de Marie face à ce frère qu’elle aurait tant voulu connaître mais que son père lui avait refusé. Il se sentit obligé de lui avouer ce que Jacques lui avait dit sur l’homme qu’il avait croisé, puis se mit à faire le lien avec la jeune femme qui accompagnait la fille de son ami.

Frère Paul lui remit la lettre qu’il portait sur son cœur depuis de longues années et eut l’impression au moment où l’enveloppe changeait de main, qu’un fardeau lui était ôté.

Puis Marie remua sur sa chaise.

– J’espérais que tu pourrais aider Sarah. Tant pis.

Sarah avait jeté un regard au vieil homme.

– C’est pas grave. C’était pas sûr. Marie avait dit peut-être…

Quand elle s’était redressée pour partir, le vieux moine lui avait fait un signe pour qu’elle se rasseye.

– Je ne suis pas sûr de pouvoir vous aider beaucoup, mais j’aimerais que nous discutions tous les deux. Seriez-vous d’accord pour rester un peu ?

– Bien sûr, Mon Père.

– Je ne suis pas prêtre. Juste Frère Paul. Et c’est déjà beaucoup au regard de ce pécheur que j’ai été il y a quelques années.

Marie s’était levée et elle serra le vieil ami de son père dans ses bras.

– J’espère que tu ne m’en veux pas Marie, d’avoir gardé ces choses pour moi pendant toutes ces années.

Ses larmes étaient sincères, et elle s’en voulut de ne pas pouvoir les cacher. Elle les essuya rageusement et renforça son étreinte autour du vieil homme. Même s’il n’était plus que l’ombre de celui qui était l’ami de son père, elle sentait en lui une force beaucoup plus grande que celle du bûcheron qu’elle avait connu.

La foi n’était donc pas un vain mot.

Pour certains, il s’agissait réellement de toucher la puissance de Dieu et d’en être inondé.

– Je suis incapable de t’en vouloir Paulo. Incapable. Tu n’as fait que suivre les dernières volontés de Papa. Qui suis-je pour te le reprocher ?

Une dernière étreinte et elle fit un petit signe de la main à Sarah.

– Je t’attends en bas. Dans le musée. Prends ton temps.

Elle quitta la pièce, et Paul se leva pour s’asseoir tout près de Sarah. Il lui saisit la main et la regarda fixement.

– J’ai rêvé de vous Sarah. Je savais que vous alliez venir. Je ne savais pas que Marie vous accompagnerait, mais je savais que vous viendriez un jour ou l’autre. J’espérais juste que ce serait avant mon départ pour l’autre monde, celui de Dieu.

Voilà.

Ça allait commencer. Les médiums attiraient les médiums et elle était prise au piège dans un truc qu’elle n’avait pas souhaité. Ça commençait très mal.

– Ça veut dire quoi, demanda la jeune femme, quand vous dites que vous avez rêvé de moi ?

Le vieil homme eut un pauvre sourire.

– Si seulement, jeune fille, si seulement. Mais je suis vieux et malade. Ce genre de rêve ne m’est plus arrivé depuis de longues années.

Elle comprit la méprise avec laquelle le vieux moine avait pu interpréter sa question.

– C’est pas ce que je voulais dire, pas du tout. Je voulais juste savoir de quoi parlait ce rêve…

Elle était gênée et venait de rougir jusqu’aux oreilles.

– Ça aussi, il y a bien longtemps que ça ne m’est pas arrivé. Faire rougir une jeune fille. Quand je vous regarde, je me dis que les jeunes gens d’aujourd’hui ont bien de la chance de pouvoir croiser votre sourire.

Du coup, Sarah eut un léger rire et pressa la main du vieux moine.

– Pardon, je suis ridicule. Je suis un peu perdue pour ne rien vous cacher.

– Je sais.

Il fixait le crucifix sur le mur. Un grand crucifix, et Le Christ les regardait tous les deux. Elle avait le sentiment que Frère Paul y puisait sa force et le courage de faire face à la maladie.

Frère Paul, en revanche, y cherchait ce que les autres n’y voyaient pas. La haine que Le Christ aurait pu ressentir pour l’humanité qui le sacrifiait. Il y cherchait le visage de sa vision. La grimace du fils du Diable. Et il n’y voyait que l’amour et le pardon.

– J’ai rêvé de vous, disais-je. Écoutez-moi bien, Sarah. Écoutez bien ce que je vais vous dire. Chacun des mots que je vais prononcer a son importance. La vision qui m’a été offerte est la porte que vous devrez emprunter pour sortir des enfers où vous allez être plongée.

Elle savait.

Elle savait qu’elle avait mis le doigt dans un truc qui la dépassait. Que sortir de cet engrenage allait être compliqué et que ce n’était pas qu’un simple cauchemar qui la réveillait. C’était plus que ça. Quand elle disait qu’elle avait vu le Diable, elle savait qu’elle ne se trompait pas beaucoup.

– Comment ça ? demanda-t-elle.

Une profonde inspiration du prêtre, une quinte de toux à moitié étouffée, et il reprit ce qu’il était en train de lui dire.

Il lui saisit le bras, et elle ne put s’empêcher de poser sa main sur la sienne.

– Vous serez debout face à un prêtre. Un prêtre immense, habillé de noir, mais pas de l’habit des moines. Il porte des vêtements de ville. Le seul moyen de le reconnaître c’est le col romain qu’il arbore. Un col romain rougi par le sang des sacrifices. Il hurlera des abominations contre Dieu et Son Fils. Il hurlera contre le Père. Je ne sais si ses vociférations seront dirigées contre Notre Seigneur ou contre quelqu’un d’autre. Ce n’est pas clair. Mais il semblera tellement en colère. En rage contre l’humanité, contre tous les hommes. Je le vois jeter du sang à la face du Christ. Et vous êtes face à lui, petite fille, avec votre sourire. Au moment où il abaissera un immense couteau pour vous percer le cœur, vous lui murmurerez quelque chose. Quelque chose que vous ne devez jamais oublier. Vous lui direz : « Je m’appelle Isa, et j’ai les yeux forêtrivières ».

Elle fixait le vieux moine avec des yeux agrandis par la stupeur.

Il venait de lui décrire celui qu’elle voyait dans ses cauchemars.

– C’est pour ça que quand je me réveille, je suis morte de peur. Il est le Diable. Mais pourquoi est-il tout seul maintenant. Quand j’ai commencé à rêver de lui, je voyais quelqu’un d’autre aussi. Ils étaient deux. Ce n’est que depuis les dernières visions qu’il est seul.

Il ne savait pas.

Frère Paul ne savait quoi répondre.

– Racontez-moi comment arrivent vos cauchemars. Qu’est-ce que vous voyez et surtout qu’est-ce que vous entendez ?

– Des cris. Des hurlements. Du sang. Des filles torturées. La mort partout. Tout autour de moi. Et puis des arbres et une rivière. J’ai entendu la rivière couler. Et le col du prêtre dont vous avez parlé. Ce col qui est couvert de sang.

Une quinte de toux, plus forte que celles dont elle a été témoin depuis le début de leur discussion. Elle comprit que le vieux moine était en train de s’affaiblir.

– J’oublierai pas Frère Paul. Je suis Isa, et j’ai les yeux forêtrivières.

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