Louis

9 minutes de lecture

Je sens quelque chose d’étrange depuis ce matin. Je sens des signes dans la forêt et des silences seulement troublés par le bruissement des arbres. Les branches des pins caressent le ciel et se laissent bercer par le vent. Le vent qui m’apporte des odeurs que je ne connais pas. Pas seulement celle des feuilles mortes qui pourrissent dans la terre, pas seulement celle de la chair de ces filles qui ont été sacrifiées.

Autre chose.

Je suis resté allongé des heures dans le noir. Des heures à écouter les enregistrements de ces cris qui m’emportent dans mon Paradis à moi. Des heures à repenser à celui que j’étais avant. Avant lui. Avant qu’il ne me transforme. Avant qu’il ne me prenne mon enfance. Pourquoi chercher la rédemption ou le pardon ?

Pourquoi imaginer que tout ce que j’ai fait ne l’a été que par vengeance ?

Pourquoi chercher des excuses à ce que je suis depuis toutes ces années ?

Pourquoi nier le plaisir que m’ont donné ces filles en poussant ces cris de bêtes ?

Je me suis repu de leur peur. Repu de ce qu’elles m’ont offert pendant que je les torturais. Je me suis abreuvé de la terreur qu’elles ont exsudée par tous les pores de leur peau, et je m’en abreuverai encore. Jusqu’au jour où je n’aurai plus soif. Jusqu’au jour où je partirai me nourrir ailleurs.

Loin d’ici. Loin de ces chemins que je connais, loin de ces gens qui ne sauront jamais qui je suis vraiment et loin de cette cabane qui nous a vus grandir.

Loin de ces arbres qui ont vu mourir Francis. Qui m’ont vu le vider de son âme. Loin de ces traces laissées dans le sol, comme autant d’empreintes de ma vie et de celle de Francis.

Je me suis levé tout à l’heure et j’ai passé encore une fois la main sur les marques qu’Isa a laissées pour moi, puis sur les croix gravées par celui qui était le seul frère que j’ai jamais eu. Des champs de morts à perte de vue. Sa vision de la terre après notre passage. Et au milieu de toutes ces tombes, les yeux d’Isa. Ses yeux qui nous ont vus pendant toutes ces années. Les yeux d’Isa qui nous ont regardés jouir de ces filles.

Isa qui n’est jamais revenue vers nous. Isa qui est partie et nous a laissés avec nos fantômes.

Je suis seul aujourd’hui, et je sais que le seul moyen de ne plus être seul est de continuer ce pour quoi je suis né après la violence de mon père.

Né après qu’il a brutalisé l’enfant que j’étais.

– Des conneries ! Tu dis des conneries ! Ton père y est pour rien ! Est-ce que t’entends ça Papa ? T’y es pour rien. Je suis pas celui qui est né après ton sexe dans mon ventre. Celui qui a su qui tu étais avant même que Francis ne le lui dise. Celui qui savait avant d’être dans le ventre de sa mère qu’il prendrait le cœur de toutes ces filles qui ont croisé son chemin. L’âme qui attendait de naître pour devenir ce que je suis aujourd’hui. T’entends ça ? Tu parlais des âmes ! Tu parlais des anges ! Tu parlais du Diable ! Je suis le Diable ! Tu l’as engendré ! De ton sexe tourné vers ton Dieu, tu as engendré le Diable ! Tu m’entends ?!

Je viens de hurler. Comme si j’avais eu besoin d’extérioriser toutes ces ombres que je porte en moi, au plus profond de mon âme. Je suis au bout du chemin de terre. Je viens de pénétrer dans le monde réel où vivent ceux que je hais. À cette heure-ci, je ne croiserai personne. Le soleil peine à éclairer le paysage. Il est pâle et froid. Un soleil d’hiver qui ne réchauffe rien ni personne. Je décide d’aller ramasser quelques champignons. Je sais où trouver les cèpes que les promeneurs s’arrachent.

À la sortie du village, une entaille dans la forêt. L’endroit où reposent jusqu’à leur départ vers la scierie les troncs qu’ils ont arrachés à la terre. Je connais les amis du champignon que je cherche. L’amanite tue mouche, et les mères du cèpe. Petites taches blanches sur les feuilles mortes.

Quand je me penche, je discerne immédiatement, comme s’il m’attendait, le cèpe de Bordeaux imposant caché sous les feuilles. Je tends la main vers lui quand le bruit d’une voiture me fait relever les yeux. Il est tôt pour des touristes. Ce sont sans doute des villageois partis eux aussi en quête de quelques champignons pour agrémenter leurs repas.

La voiture n’est pas d’ici. Je connais chacune des automobiles qu’ils conduisent. Celle-ci ressemble à un gros 4 × 4 comme ceux que les habitants des villes achètent pour imaginer qu’ils vivent à la campagne et qu’ils ont besoin de voitures à quatre roues motrices.

Je peine à distinguer la silhouette à travers les vitres légèrement fumées. Le mouvement que j’ai fait a attiré l’attention du conducteur. La voiture ralentit, puis s’arrête, et fait une marche arrière vers les troncs d’arbres coupés par les bûcherons.

Je m’assieds sur un des arbres, et attends que la portière s’ouvre.

À quelques mètres, je peine à distinguer, dans le contre-jour, s’il s’agit d’un homme ou d’une femme.

La voix qui m’interroge est celle d’une fumeuse invétérée. Une voix rauque et cassée par la toux qui doit lui arracher la gorge à chacune des bouffées de mort qu’elle s’inflige.

– Le Mazet, c’est bien ici ? J’ai pas vu le panneau.

Pas une formule de courtoisie. Suis-je devenu à ce point si misérable qu’elle n’a pas jugé utile de me saluer de quelques mots ?

– Pourquoi ?

Ma question la surprend. Elle ne s’attendait pas à ce genre de réponse. C’est une femme qui est habituée à être obéie.

– Pardon, Mon Père, je n’avais pas vu que vous étiez prêtre.

Le col romain. Le signe de mon appartenance au monde des hommes et de Dieu. Elle est rassurée. Elle descend de sa voiture, s’approche et me fait même un sourire.

Quand elle me tend la main, je la saisis avec douceur.

– Je suis Gisèle Krikorian. Je travaille pour une entreprise de construction.

Elle n’est pas très jeune. Sans doute une quarantaine d’années. Plus âgée que Karine que je viens d’enterrer au bord de la rivière. J’imagine tous les fluides de ces corps coulant dans la rivière. Nourrissant les racines qui viennent y chercher l’énergie dont elles ont besoin.

Elle me regarde avec curiosité.

– Vous êtes matinal Mon Père.

– Vous savez, la mission de Dieu nous impose des horaires chargés, et nous dormons très peu. Nous sommes habitués dès notre sacerdoce à pouvoir être disponibles à chaque heure du jour et de la nuit.

Elle semble hésiter.

– Vous voulez que je vous emmène quelque part ? Vous ramassez des champignons ? Mon Dieu, si je puis dire, c’est un beau spécimen que vous avez là.

Elle désigne le cèpe que je tiens à la main.

– Dieu a pourvu à mon repas. Il s’est montré généreux aujourd’hui. Ce n’est pas tous les jours aussi facile.

– Vous êtes le prêtre de l’église du Mazet ?

– En quelque sorte. Il n’y a plus de prêtre au Mazet. Il y a un temple protestant, mais c’est un pasteur qui en assure le service. Je ne fais que quelques messes le dimanche. J’ai garé ma voiture un peu plus loin. J’ai marché un peu, et je ne me suis pas rendu compte que j’étais allé aussi loin.

– Montez, Mon Père, je vous emmène à votre voiture.

Elle me fait signe de faire le tour de son 4 × 4. C’est le même que celui dont disposait l’évêque au Vatican. Une grosse voiture allemande. Très difficile à garer. Très difficile à faire disparaître. C’est sans doute à cet instant que je prends la décision de la laisser partir. Je dois m’en tenir à mes habitudes. Il n’est pas temps de les changer. Ce n’est que me faire courir un risque trop grand.

Et puis, cette femme n’en vaut pas la peine. Elle allume une cigarette.

– La fumée ne vous dérange pas, Mon père ?

Bien sûr que ça me dérange. Je pourrais la tuer pour ça. Mais ce serait laisser une trace trop visible.

– Je vais ouvrir la fenêtre. Ne vous en faites pas.

J’appuie sur l’interrupteur enchâssé dans l’accoudoir de la portière et laisse pénétrer un filet d’air froid dans la voiture.

Elle n’a pas un mouvement pour éteindre sa cigarette. Pas un mouvement pour m’éviter de subir les assauts de ce nuage qui se dirige vers moi, attiré par les courants d’air créé par ma fenêtre entrouverte. Je devrais la tuer et je sens cette émotion liée à l’émergence de la douleur qu’elle va ressentir. J’entends ses cris à l’intérieur de moi. Ses cris liés à ce que je vais lui faire subir. Je cherche désespérément une solution pour me débarrasser de la voiture.

La laisser dans les bois. La démonter pièce par pièce. Enterrer chacun des morceaux avec ceux de la femme. Puis je me souviens de la voiture du cardinal. Je me souviens du GPS, du traceur relié à un service de police au cas où le Q7 soit volé.

Et je la laisse vivre. Je décide de la laisser vivre.

– Arrêtez-moi juste ici. C’est très bien. C’est très gentil à vous. Vous êtes au Mazet. Je ne sais pas ce que vous cherchez, mais vous y êtes.

– La mairie. J’ai un rendez-vous avec le maire à sept heures ce matin. Je n’ai que rarement des rendez-vous aussi tôt. Mais celui-ci est exceptionnel. Je peux vous le dire, à vous. Nous allons sans doute construire un village de vacances dans le secteur et je fais le tour de toutes les mairies pour prendre la température.

Un village de vacances.

– Au Mazet Saint Voy ?

Elle éclate de rire.

– Mais non, grand Dieu, non… Dans la forêt. Celle qui est limitrophe à plusieurs communes, d’où ma petite tournée. Pour ne rien vous cacher, on propose aux maires de substantielles enveloppes pour nous laisser construire notre projet. Elle note mon temps d’hésitation quand j’entrouvre la portière. Elle voit aussi le regard que je lui jette quand je me retourne vers elle.

Ils veulent raser ma forêt et ils veulent couper les arbres qui touchent le ciel et ils vont détruire ma cabane.

– Combien de temps ?

– Combien de temps ? Avant que les travaux ne commencent ? Deux ans, peut-être trois. C’est toujours très long. Le temps d’avoir toutes les autorisations, puis d’acheter tous les terrains, de déposer les permis. Oui, trois ans environ.

Je suis soulagé. Elle doit s’en rendre compte, car elle scrute ma réaction.

– Ça vous ennuie ?

Je dois répondre. Il ne faut pas qu’elle se souvienne de moi. Il ne faut pas qu’elle puisse un jour faire le lien avec ce prêtre qu’elle aura croisé et les restes des filles qu’ils découvriront peut-être.

– Pas du tout, bien au contraire. Je me disais que cela risquait de m’apporter de nouveaux visages… peut-être de nouveaux fidèles au sein de l’Église.

C’est la réponse qu’elle attendait.

Je le vois au sourire qu’elle affiche immédiatement.

– Ça, Mon Père, je vous le souhaite, mais ce ne seront que des vacanciers. Bonne journée Mon Père, et priez pour moi !

Je vais prier. Je vais prier pour elle.

Elle m’a déposé dans le bas du village. Je décide de traverser le cimetière pour gagner un peu de temps. Je monte donc jusqu’au temple, celui où officiait mon père.

– C’est là que tu cachais ta honte, hein Papa ? C’est là que tu venais te repentir d’avoir fauté avec ton fils ? Là que tu venais prier Ton Dieu de te pardonner ? Que tu lui expliquais que je n’avais pas mal ? C’est là ?

J’ai crié.

Il est encore tôt et personne n’a entendu. Je suis de plus en plus souvent sujet à ces sautes d’humeurs. À ces absences. Je me tourne de plus en plus vers ce père que je vomis à chaque fois que je pense à lui. Je me tourne de moins en moins vers ce Dieu que j’ai vomi, déjà, il y a plusieurs années. Celui qui aurait dû m’apporter la rédemption à travers laquelle j’ai cru parfois apercevoir le visage d’Isa.

Il m’est de plus en plus difficile de repousser ces pulsions qui envahissent mon être. Des pulsions qui m’obligent à ramasser des filles de plus en plus souvent. Et de plus en plus jeunes. J’ai espéré la dernière fois en croiser une de l’âge qu’avait Isa quand elle a disparu. Le Diable n’a pas voulu.

Il me fait patienter. La prochaine fois, peut-être. La prochaine fois.

Je me nourris de ces âmes que j’envoie au Paradis de leur Bon Dieu.

Je cours. Je cours le long de la route qui descend jusqu’au chemin qui va me ramener chez moi. J’ai besoin de retrouver le calme des arbres qui abritent ma maison. Besoin de retrouver les voix que j’ai enregistrées. Besoin de jouir en les écoutant.

Alors je cours.

Je cours.

Annotations

Vous aimez lire Nicolas Elie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0