Isa

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Une musique dans la tête, mais pas Marley, un groupe de Hard-rock.

Disturbed et une chanson de Simon et Garfunkel.

Pourquoi est-ce qu’elle avait ce truc-là dans la tête alors qu’elle savait même pas où elle était ? Alors qu’elle ne savait même pas qui elle était ?

Hello darkness, my old friend, disait la chanson, Je suis venue pour qu’on parle encore, parce qu’une vision s’est insinuée en moi et qu’elle a semé ses graines pendant que je dormais.

Et que cette vision est toujours là dans le bruit du silence.

La voix du mec qui chantait et qui l’entraînait tout au fond d’elle.

Je marchais seule dans mes rêves, dans des rues étroites pavées de pierres.

Elle savait que ces paroles lui étaient destinées. Que le mec qui chantait dans sa tête lui parlait à elle, directement, qu’il essayait de lui dire quelque chose qu’elle ne comprenait pas.

Elle voyait les rues de la chanson. Elle se voyait debout, petite fille, sous le halo d’un réverbère. Elle se voyait remonter le col de son manteau, parce qu’il faisait froid et humide. Elle se rendit compte, dans la nuit qui était la sienne, que chacun des mots était pour elle.

La lumière qui l’éblouit brutalement n’était pas celle d’un néon, mais celle de sa mémoire qui revenait à la surface de sa conscience. Sa mémoire qui déchira la nuit et qui fit résonner le bruit du silence.

Le silence dans lequel elle s’était enfermée presque quarante années plus tôt.

Puis dans la lumière, elle vit les dix mille personnes qu’elle avait croisées avant d’être tué par le monstre. Ces gens qui pouvaient se dire des choses sans parler. Qui pouvaient s’entendre sans avoir à s’écouter. Qui écrivaient des chansons que personne n’avait jamais chanté pour ne pas perturber le bruit du silence.

Elle avait si mal. Elle avait l’impression que sa tête allait exploser. Le bruit de l’accident avait remplacé celui de la chanson. Elle préférait écouter la musique. Elle ne voulait pas être morte au milieu d’un amas de ferraille.

La voix de David Draiman refit surface et fit disparaître les cris des gens qui entouraient la voiture.

Vous tous, les fous, ne savez pas que le silence va grandir, comme un cancer.

Que ce silence l’avait empêchée d’être celle qu’elle aurait dû être. Qu’il avait transformé sa vie en quelque chose de différent. Que quand la petite fille était morte sous les coups du monstre, le monstre avait aussi tué la femme qu’elle aurait pu devenir.

Elle sentait, dans sa chair, le sexe qui la possédait et elle entendait la rage des grognements qu’il poussait en enfonçant son visage dans la terre. Elle sentait son odeur.

Une odeur d’encens, une odeur de sueur acide qu’elle connaissait.

Écoutez-moi, que je puisse vous dire qui il était,

Attrapez mes bras que je puisse vous toucher, que ce qu’il a fait ne reste pas dans l’oubli, et qu’il soit puni pour avoir assassiné une petite fille, pour l’avoir traînée dans la boue de son âme. Pour avoir enterré son corps au plus profond d’un caveau, au milieu des morts, de ceux qui ne pouvaient plus l’aider.

Qui ne pouvaient que hurler en silence.

Parce que mes paroles sont tombées comme de la pluie, et qu’elles ont résonné dans les puits du silence.

Comme une pluie de sang.

Une chanson encore, comme un écho d’autre chose et elle revoyait des gens.

Autour d’elle.

Des gens qui s’inclinaient et qui priaient un Dieu qu’elle avait renié au moment où les portes de l’enfer s’étaient ouvertes, et la voix de Draiman, qui jaillissait comme un hurlement païen. Les avertissements qui clignotaient, tels ceux d’un autel à la gloire d’un dieu qui n’avait jamais existé.

Un Dieu de néon, qu’ils avaient fabriqué eux-mêmes.

Et des mots qui disaient que les paroles des prophètes étaient écrites sur les murs des souterrains et des halls des immeubles et que ces paroles étaient murmurées dans le bruit du silence.

Elle n’entendait que des grognements sourds.

Parfois un éclair, des bruits de sirènes et ils venaient la chercher.

Ils étaient là pour empêcher le monstre de la prendre. Il suffisait qu’elle y croie et cela allait arriver. Elle reviendrait quarante ans plus tôt, et rien ne se serait jamais passé. Elle serait à nouveau une petite fille de presque douze ans. Elle n’aurait jamais été mortenterrée.

– Marie ? Marie, vous êtes là ?

Quelqu’un l’appelait.

Elle était Marie maintenant, elle n’était plus la petite fille. Elle avait grandi sans être celle qui était amoureuse de lui. Elle ne savait pas encore qui était lui, mais elle sentait que les bruits du silence de la chanson étaient en train de faire remonter à la surface de sa mémoire les images et les sons qu’elle avait cachés.

Enfouis.

Oubliés.

– Marie ?

Il fallait qu’elle réponde. Il fallait qu’elle laisse le chanteur de Disturbed hurler sa haine de ce faux Dieu en qui elle aussi avait cru.

– Ça va Marie ? Vous êtes blessée ?

La voix de Sarah. Cette môme qui voyait dans ses rêves des choses horribles. Cette môme qui aurait pu être la sienne dans une autre vie. Aussi brune qu’elle était blonde. Elle aurait ressemblé à son père, celui dont elle était amoureuse. Celui dont elle ne connaissait pas encore le nom.

Il fallait qu’elle soit patiente. Elle savait que les mots allaient revenir. Elle savait que les images que le monstre avait effacées étaient juste au bord de sa mémoire et qu’elles allaient franchir les barrières qu’elle avait installées pour pouvoir vivre sans la douleur.

– Je crois. Je crois que je suis blessée. Je peux pas trop bouger. J’ai mal à la tête. Et j’ai du sang partout.

Elle tourna la tête et se rendit compte que Sarah s’était évanouie. Les mouvements de ses yeux laissaient penser qu’elle était à nouveau en pleine vision. Que sans doute, le cri qu’elle avait poussé et qui avait détourné l’attention de Marie de la route, juste un instant, avait été provoqué par ce qu’elle voyait dans son rêve.

Dans son cauchemar.

Elle se sentit partir elle aussi, mais les bruits à l’extérieur de la voiture la tinrent éveillée. Elle essayait d’être attentive à ce qu’il se passait autour d’elle. Puis Sarah remua la tête et tourna ses yeux vers Marie.

– Tu t’es évanouie Sarah. C’est la douleur sans doute. Il faut que tu restes éveillée. Les secours vont arriver. J’entends des gens autour de nous.

Au moment où elle prononçait ces mots, elles entendirent une voix, venue du côté droit de la voiture, à quelques centimètres de l’épaule de Sarah.

– Ils vont envoyer une équipe pour découper la voiture. Les secours sont prévenus. On peut pas vous sortir de là. C’est trop dangereux.

Elle se rendit compte que les yeux de la jeune femme se fermaient et qu’elle risquait de sombrer encore dans sa vision. Elle eut peur qu’elle ne se réveille pas.

Elle ne voulait pas la perdre. Trop de choses entre elles. Pas assez de moments partagés encore. Elle voulait plus que ça.

Elle voulait l’aider, la connaître mieux.

Elle ne voulait pas qu’elle meure.

– Il ne faut pas que tu t’endormes Sarah. Surtout pas. Essaye de me parler. Raconte-moi ce que tu as vu. Pourquoi tu as crié tout à l’heure.

Mais elle vit que c’était peine perdue. Que la jeune femme était reparti vers ses contrées obscures. Vers des contrées qu’elle était seule à même d’explorer. Vers lesquelles elle ne pouvait emmener personne.

Pourtant Marie aurait tellement voulu l’accompagner pour la soulager un peu.

Les yeux de Sarah qui s’ouvraient à nouveau. Les yeux de Sarah remplis de la peur de ce qu’elle avait vu et puis le voile passa devant son regard et elle fit à nouveau face à ce qui venait de leur arriver.

Le courage de cette môme.

Marie se sentit fière d’elle, comme une mère aurait pu l’être de sa fille.

Les liens qui t’unissent à ta vraie famille…

Nounours aurait été heureux de savoir que les mots de Bach continuaient à exister dans un coin de la tête de Marie.

– On arrive Mesdames. On va vous sortir de là !

Enfin.

Au moment où quelqu’un prononçait ces mots à l’extérieur de la voiture, elle se sentit partir, au cœur de la voix de David Draiman.

Au cœur de qui elle avait été avant d’être Marie.

Des lumières, tout autour d’elle. Elle ne pouvait distinguer le réel de ce qu’elle avait enfoui, caché derrière cette tenture noire comme la nuit dans laquelle l’avait plongée le monstre.

Elle connaissait l’odeur qu’il lui donnait à renifler. Elle savait ces effluves d’encens et de poussière. Elle voyait les yeux qu’il voulait lui cacher en poussant son visage dans la terre.

Elle voyait celui qui lui disait de ne pas avoir peur. Celui qui lui disait qu’il serait toujours là pour prendre soin d’elle. Celui qu’elle était venue voir ce matin. Celui dont elle allait guetter la lumière dans le lever du jour, pour qu’il vienne avec elle se promener dans la forêt.

Parce que lui, il n’avait pas peur des monstres. Lui, il n’avait peur de rien. Il était son amoureux à elle.

Francis n’aimait pas trop ça, elle le savait.

L’odeur d’encens, encore, qui vint se frotter à elle quand il s’enfonça violemment au milieu de son corps. Qu’il la força à accepter ce morceau de lui en elle. Elle en eut le souffle coupé et elle ne pouvait plus respirer et celui qui lui faisait si mal était le père de Louis. Le père de celui qui devait la protéger et qui n’était pas là.

Des flashs. Puis des lumières diffuses. Des mots murmurés à son oreille.

– T’as les yeux forêtrivières.

Alors elle laissa les larmes couler. Elle laissa les images reprendre possession de sa mémoire. Elle laissa la douleur reprendre possession de son corps. Elle laissa les hurlements reprendre possession de sa voix.

Les médecins qui surveillaient les écrans eurent un mouvement de recul quand ils entendirent le hurlement qu’elle poussa. Elle était allongée sur la table d’examen depuis quelques minutes et l’IRM n’avait rien révélé d’anormal. Quelques modifications dues sans doute au choc frontal que le crâne de Marie Ruel avait encaissé, mais pas de lésions apparentes.

Le cri qu’elle poussa les surprit d’autant plus qu’elle aurait dû être inconsciente au vu de ce qu’ils lui avaient injecté avant de commencer l’examen.

Puis le calme sembla revenir et les bruits de la machine recouvrirent les plaintes de leur patiente.

L’odeur du pain grillé la fit sourire. Elle adorait ces matins, dans la cuisine, attendant avec Francis que leurs tartines soient beurrées et prêtes à être trempées dans le chocolat que Maman leur avait préparé dans la petite casserole.

Elle aimait le chocolat.
C’était pour ça qu’elle n’en avait jamais plus avalé un morceau. Tout ce qui l’aurait ramené à cette époque avait été effacé.

Et le rire de Francis, quand ils courent sur le chemin, le long des genêts, et qu’elle fait semblant de courir moins vite que lui pour qu’il reste son grand-frère et parce que les grand-frères doivent courir plus vite que les petites sœurs. Elle le sait.

Les yeux de Francis, parfois, quand il regarde les marques que sa mère porte sur le visage. L’abîme qui s’ouvre et qu’elle ne comprend pas.

Francis qui est deux personnes à la fois.

Elle laissa à nouveau son cerveau dériver, toute au bonheur de retrouver les images et les sons qui lui manquaient pour que sa vie soit entière, mais toute à la peur qui l’avait envahie d’être à nouveau à la merci du monstre.

Des sentiments contradictoires qu’elle n’arrivait pas à maîtriser. Francis et ses yeux parfois si noirs qu’ils lui faisaient peur.

Louis et son sourire. Louis et les mots qu’il inventait. Les mots qu’il inventait tout le temps et qu’elle n’avait plus jamais entendus.

Ces mots qui avaient été à nouveau prononcés.

Parce que quelqu’un d’autre les avait murmurés.

– T’as les yeux forêtrivières. C’est toi qu’il cherche, Marie.

Isa ouvrit les yeux sur la table de l’IRM. Elle ouvrit les yeux et vit le visage de Louis, juste devant elle.

Et le visage de Louis était couvert de sang.

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