Sarah

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Putain, elle avait jamais eu mal comme ça. Elle gardait les yeux fermés parce qu’elle avait peur de les ouvrir. Peur de ce qu’elle allait voir. Elle se souvenait juste du hurlement qu’elle avait poussé. Elle avait hurlé parce qu’elle était entrée, l’espace d’un instant, dans la tête de cette fille. Parce qu’elle avait cru sentir la lame la pénétrer comme aurait pu le faire le sexe d’un amant.

Avec douceur.

Parce qu’elle avait entendu la voix du Diable lui murmurer qu’elle n’aurait pas mal.

Il mentait. Et le Diable ment tout le temps.

Il vous faisait des sourires par-devant et enfonçait son sexe de pierre à l’intérieur de votre cerveau. Il vous murmurait des mensonges pour que vous pensiez qu’il ne vous arriverait rien, et il vous coupait les paupières pour que vous ne perdiez rien du spectacle.

Putain, elle avait jamais senti une douleur pareille.

Sa jambe était coincée par quelque chose. Quelque chose qui lui rentrait dans la cuisse alors elle s’obligea à entrouvrir les paupières et ne vit qu’un amas de tôles froissées.

Tout autour d’elle.

Elles avaient eu un accident. Putain, elles avaient eu un accident et elles étaient coincées dans cette bagnole.

Elle n’avait jamais supporté d’être coincée quelque part.

C’était le bouquet.

Le truc à la con qui ne serait jamais arrivé si elle n’était pas montée dans cette putain de bagnole.

– Marie ? Marie, vous êtes là ?

Elle avait du mal à parler. Sa mâchoire lui faisait un mal de chien.

Et bien sûr, personne ne répondait. Marie avait dû être éjectée. Elle en était sûre.

Sûre et certaine. Parce que les mauvais plans, c’était toujours pour elle.

– Marie ?

Elle entendit un murmure sur sa gauche alors elle essaya de tourner la tête, mais son cou aussi lui faisait un mal de chien. Elle avait dû se casser la colonne vertébrale. Encore un mauvais plan. Elle finirait ses jours dans un fauteuil à se muscler les bras. Pas question d’investir dans ces trucs électriques qui bousculaient les gens sur les trottoirs.

Elle tenta à nouveau de bouger la tête.

Un léger mouvement qui lui permit de constater que Marie était toujours à côté d’elle, dans le siège du conducteur. Sarah, quant à elle, avait la place du mort et ça voulait dire qu’elle allait mourir, finalement. Pas de fauteuil. Pas de deuxième chance.

Rien. Que dalle.

Le vide de l’éternité à côtoyer les anges. Mais elle n’avait pas envie de côtoyer des anges pour l’éternité. Les anges, ils n’avaient pas de sexe. Une éternité sans sexe, c’était juste inconcevable.

Elle bougea son bras et réussit à toucher celui de Marie.

– Ça va Marie ? Vous êtes blessée ?

Elle avait vraiment mal à la mâchoire. Elle avait dû se casser quelque chose dans la bouche.

Le pompon.

La voix de Marie lui répondit dans un souffle.

– Je crois. Je crois que je suis blessée. Je peux pas trop bouger. J’ai mal à la tête. Et j’ai du sang partout.

Sarah se força à regarder la femme à ses côtés. Elle ouvrit grand les yeux et se rendit compte que des éclats de pare-brise avait provoqué une multitude de coupures sur le visage de Marie.

Mais putain, elle croyait que les pare-brises, ça n’explosait plus, qu’ils faisaient des verres spéciaux justement pour éviter ça. Encore la faute à pas de chance.

Elle portait la poisse à tous ceux qui la côtoyaient.

Putain de karma.

Elle s’évanouit.

Et elle se réveilla dans la cabane et elle avait mal et elle était Karine.

Elle s’appelait Karine, et elle sentait l’haleine de celui qui venait de la retourner pour la posséder encore et encore et elle ne sentait pas la douleur. Comme si son cerveau avait anesthésié chacun de ses nerfs. Ceux qui auraient dû hurler vers le ciel contre le mal qui avait pris possession de son corps.

Elle n’était pas Karine putain ! Elle était Sarah. Elle n’avait rien à faire ici. C’était pas son problème si cette conne s’était faite attraper par le grand méchant loup. Chacun sa merde, putain ! chacun sa merde. Elle avait ses soucis, elle aussi.

Et des putains de soucis, en plus, et elle avait des visions et ça, c’était plus que chiant.

Elle faisait des cauchemars où elle imaginait des trucs de dingues. Des trucs qui n’existaient pas dans la vraie vie.

Juste des films, des films d’horreur.

Et puis elle sut, comme une évidence, que ce qu’elle voyait était en train d’arriver. Qu’au moment précis où le choc avait balayé les derniers doutes de ses neurones quant à la connexion avec toutes ces filles, le Diable était à l’ouvrage avec celle qui s’appelait Karine.

Que si elle ne ressentait la douleur que par à coups, c’était simplement parce que sinon, elle serait morte avec celle qu’il était en train de torturer et elle ne devait pas mourir et elle devait continuer à regarder et elle devait réussir à savoir qui étaient ces monstres et elle pouvait voir par les yeux de Karine.

Elle pouvait sentir les odeurs.

Elle pouvait aussi les entendre.

Sauf que cette fois-ci, elle n’entendait qu’une seule voix. Elle ne voyait que le Diable déguisé en prêtre.

– Tu aimes ce que je te fais ? Tu aimes ça ? Tu te souviens Papa ? Tu te souviens que je voulais pas pleurer ? Tu te souviens que je cachais mes larmes pour pas que tu les voies ? Tu t’en souviens ?

Il avait hurlé parce que le Diable était en colère.

La douleur revint, brutalement, et elle sut qu’elle était de retour dans la voiture et que cette douleur était la sienne. Celle de Sarah, la fille qui venait d’avoir un accident de bagnole.

– Tu t’es évanouie Sarah. C’est la douleur sans doute. Il faut que tu restes éveillée. Les secours vont arriver. J’entends des gens autour de nous.

Sarah tendit l’oreille.

– Ils vont envoyer une équipe pour découper la voiture. Les secours sont prévenus. On ne peut pas vous sortir de là. C’est trop dangereux.

Qui était ce con qui voulait les laisser crever au milieu de la route ? Mais qui c’était ce con qui voulait pas les aider à sortir de cette putain de bagnole ?

Elle avait mal. Tellement de douleur dans une seule personne. Elle avait l’impression d’être cassée en centaines de petits morceaux. Que chacun des os de son corps était brisé.

Les toubibs allaient avoir du boulot pour la réparer, si ce con arrêtait de dire qu’il voulait pas les aider et qu’ils les laissaient pas crever !

Ses yeux se fermaient. Elle avait du mal à rester éveillée, et elle sentait sur sa main la pression du bras de Marie.

– Il faut pas que tu t’endormes Sarah. Surtout pas. Essaye de me parler. Raconte-moi ce que tu as vu. Pourquoi tu as crié tout à l’heure.

Elle avait pas envie de raconter. Elle avait pas envie de retourner dans la cabane et de se retrouver face au Diable et finalement, elle préférait l’éternité et les anges. Tant pis pour le sexe.

Les anges, et plus de douleur, et plus de visions et plus de cauchemars.

Elle n’arrivait pas à fermer les yeux et elle n’arrivait pas fermer ses paupières.

Elle avait juste tellement mal.

Mais non, tout à l’heure elle n’avait pas mal.

Pourquoi maintenant ?

Elle hurla quand les dents commencèrent à arracher la peau de son bras. Elle tourna la tête et vit le prêtre qui tenait à la main une scie égoïne qui venait de lui entailler la chair sous l’épaule.

– J’ai menti, Karine, tout à l’heure. Tu vas avoir mal. C’est tellement mieux quand vous avez mal. Et tes cris sont enregistrés. Tu peux voir le micro là-haut, juste au-dessus de toi.

Elle se rendit compte qu’un petit micro pendait au bout d’un fil, juste au-dessus de son visage. Que ce malade était en train d’enregistrer les hurlements qu’elle poussait. Que ce monstre devait collectionner les cris et se les repasser de temps en temps comme d’autres tournent les pages de leurs albums de timbres.

Elle était Karine, et elle était Sarah.

Sarah qui voyait tout et Karine qui voulait mourir.

Sarah qui entendait tout et Karine qui voulait mourir.

Sarah qui essayait de repérer quelque chose qui aurait pu lui faire deviner où étaient ces filles et Karine qui voulait mourir.

Karine qui voulait mourir maintenant pour ne plus avoir mal.

La douleur dans sa cuisse.

Elle ne savait pas ce qui l’avait coupée, mais elle savait que si elle perdait trop de sang elle allait mourir. L’éternité, les anges, tout ça.

Il fallait qu’elle tienne le coup.

Elle entendit un bruit énorme. Le bruit d’une scie qui attaquait furieusement les tôles qui les retenaient prisonnières.

– On arrive Mesdames. On va vous sortir de là !

Le mec avait crié comme si elles avaient été sourdes.

Elles n’étaient pas sourdes. Elles étaient blessées et attendaient depuis des heures et des heures que quelqu’un les sorte de cette putain de bagnole.

Elle sentit des bras la saisir et elle hurla quand elle fut arrachée à la prison qui la retenait. Sa cuisse était ouverte, et le sang recouvrait sa jambe de sa chaussure jusqu’au bas de sa veste. Elle sentit qu’on l’allongeait sur un brancard aussi dur qu’un planche de bois, et elle ouvrit les yeux pour voir des dizaines de chaussures autour d’elle. Certaines bougeaient, d’autres restaient immobiles. Certaines étaient plutôt bien cirées, et d’autres n’avaient pas vu de chiffon depuis très longtemps. Un visage était juste en face d’elle et lui souriait.

Un type avec des lunettes et une barbiche ridicule.

– Je suis le docteur Fournier. On va vous emmener à l’hôpital avec votre amie. Vous ne paraissez pas avoir de lésions trop importantes, mais nous allons devoir faire d’autres examens. Vous allez vous en tirer.

Pas de chance. Elle aurait pu tomber sur un de ces toubibs qu’ils montrent à la télé dans les séries à la mode, et il fallait qu’elle tombe sur lui.

La poisse jusqu’au bout.

Elle ne pouvait plus fermer les yeux. Il lui avait coupé les paupières. C’est pour ça qu’elle avait mal. Tellement mal et elle n’avait plus la force de hurler et elle ne pouvait que geindre comme un animal blessé et elle avait lu quelque part que les loups, s’ils étaient pris dans un piège, pouvaient se ronger la patte jusqu’à la couper et pouvoir s’échapper.

Elle poussa un cri. Elle ne savait plus comment arrêter de hurler. Elle ne pouvait pas bouger les bras ou les jambes. Elle ne pouvait pas arrêter ce supplice.

Elle tenta de bouger tout son corps, mais elle ne parvint qu’à soulever son bassin vers l’avant.

– Tu veux encore mon sexe dans le tien ? Après. Si tu es sage.

Cette voix encore et le sourire du Diable déguisé en prêtre et elle entendit distinctement la scie qui commençait à ronger l’humérus.

Le cri qu’elle poussa était le premier cri de l’humanité face à la douleur.

Il était celui qu’on pousse juste avant de perdre sa voix tellement la peur est immense, et quand elle cria, un vaisseau capillaire éclata à l’intérieur d’une de ses cordes vocales. L’hématome qui se forma lui fit perdre sa voix aussi soudainement qu’un micro dont on aurait coupé l’électricité.

Le prêtre tourna la tête et la regarda avec curiosité.

– Tu ne cries plus ?

Elle ne pouvait qu’expirer et des sons gutturaux s’échappaient de sa bouche entrouverte.

– C’est dommage. J’aimais bien quand tu criais. C’est vraiment dommage.

Il déposa le bras qu’il venait de détacher du corps de Karine le long d’une de ses cuisses.

– Il faut cautériser, sinon tu ne pourras pas profiter du spectacle alors je vais chercher ce qu’il faut.

Elle le vit sortir de la pièce.

Sarah aperçut des rondins et des dizaines de livres sur des étagères et une bougie et une fenêtre et la nuit et des arbres.

Des pins. Elle connaissait les pins.

Le prêtre referma la porte et brandit un outil terminé par une plaque chauffée à blanc. Il l’approcha de l’épaule de Karine.

Elle s’évanouit.

– Vous êtes réveillée ?

Ben évidemment qu’elle était réveillée. Elle ne savait plus vraiment où elle était, mais en tout cas, elle n’avait plus mal.

Et elle était dans un lit. Un chouette lit blanc et confortable.

Elle tourna la tête pour regarder celui qui venait de lui poser cette question idiote. Sûre, à nouveau qu’elle n’avait pas de chance avec les toubibs.

Sauf que là, à cet instant précis, elle sut que Dieu existait.

Putain qu’il était beau !

Elle voulut lui faire son plus charmant sourire, et elle savait à quel point ce sourire pouvait être ravageur, mais elle en fut empêchée par une douleur violente au coin de sa bouche.

– Ça va tirer un peu pendant quelques jours. Il a fallu réduire la luxation de votre mâchoire. Rien de cassé, mais vous devrez porter un pansement de contention pendant une semaine à peu près. Juste pour vous empêcher d’ouvrir la bouche trop grande. Je vous ai prescrit des analgésiques en cas de douleurs trop fortes.

Putain, elle lui aurait bien demandé son numéro de téléphone.

– En revanche, il serait bien que vous reveniez me voir d’ici une petite semaine que je vois si tout se passe bien. J’ai dû recoudre une plaie sur votre cuisse. Une grosse coupure. Les points se résorberont tout seuls, mais je veux être sûr qu’il n’y aura pas d’infection.

L’image du bras de la fille, déposé à côté de sa cuisse, était imprimée sur sa rétine. Comme un rêve qui résiste à l’éveil et qui vous poursuit.

– Vous bougiez beaucoup, juste avant de vous réveiller. C’est l’accident qui provoque ce genre de rêves récursifs. Ça va passer en quelques jours. Ne vous inquiétez pas.

S’il savait. Elle tenta de lui parler et murmura.

– Un genre de cauchemar. Ça m’arrive de temps en temps. Mais ça va maintenant. Où est Marie ? La femme qui conduisait la voiture ?

– Dans le lit qui est à côté du vôtre. Nous sommes en train de finir de l’examiner. Elle a reçu beaucoup d’éclats de verre. Sans doute une bouteille qui a explosé dans l’habitacle. Mais pour elle non plus rien de grave. Quelques hématomes, et beaucoup de contusions. Elle a eu un choc important à la tête et nous avons dû lui faire un scanner pour être sûr que tout allait bien.

Au moment où il prononçait ces mots, la porte s’ouvrit pour laisser passer un brancard. Sarah aperçut Marie, allongée, le crâne entouré d’un bandage, et les yeux grands ouverts levés vers le plafond.

– Marie, vous allez bien ?

Marie tourna la tête au moment où les infirmiers la faisaient glisser sur le lit.

Elle lui souriait.

– Sarah… Sarah, c’est moi qui ai les yeux forêtrivières, et je m’appelle Isa.

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