Louis

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J’ai cette chanson qui me tourne dans la tête depuis ce matin. Je sais pas où je l’ai entendue, sans doute dans ma vie d’avant. Celle où Francis était vivant encore. Combien d’années depuis qu’il m’a demandé de l’aider à partir ?

Je ne sais plus.

Je ne compte plus.

Je ne compte même plus les filles qui se sont baignées dans la pluie de sang que je fais couler, comme si j’étais Dieu lui-même.

Ou le Diable.

« I never meant to cause you any sorrow,

I never meant to cause you any pain

I only wanted one time to see you laughing

I only wanted to see you laughing in the purple rain

Purple rain, purple rain. Purple rain, purple rain.
I only wanted to see you bathing in the purple rain. »

Suis même pas sûr que la chanson dise la vérité. Pas sûr de jamais avoir voulu leur faire de mal.

Pas sûr. Pas voulu qu’elles rient sous la pluie.

Des conneries.

Quand je marche dans les petites rues du village, les gens ne me saluent pas. Je suis le fils de la folle. Celle qui aurait dû être internée. Celle qu’on aide par pitié, pour aller au Paradis. Parce que c’est ce qu’ils espèrent tous.

Frapper à la porte de Leur Dieu et qu’Il les laisse entrer.

Si les ragots sont la monnaie pour le passage, ils vont tous entrer par la grande porte de leur Paradis.

Tous.

Parfois, j’ai envie de chasser au milieu de leurs rues. Parfois, j’ai envie de leur prendre toutes ces vies qui ne servent à rien. Envie de sacrifier le village tout entier à celui que Francis ne voulait pas nommer. Parfois je pense à cette sœur que je n’ai jamais eu. Morte avant de pouvoir exister. Tuée par ce père qui a façonné mon âme à coups de boutoir à l’intérieur de mon corps.

Parfois, la haine est tellement grande que je dois la vomir. La vomir au pied des pins qui me regardent mourir à petit feu, puis revivre à nouveau quand je me suis débarrassé du poison qui remplit mon corps.

Je ressemble à Francis aujourd’hui. Quand je me suis regardé dans la vitrine du boucher chez qui il travaillait, j’ai cru que c’était lui qui me souriait dans le reflet. J’ai même fait un signe pour être sûr qu’il n’était pas sorti de terre. Je sais que les morts ne sortent pas de terre pour revivre.

Me souviens des explications à donner à Francis quand on avait parlé des morts-vivants. Quand nos enfances étaient encore pleines de promesses.

Pleines de futur.

Je suis aussi maigre qu’il l’était à la fin. Je mange si peu.

Et j’ai du mal à garder la nourriture au fond de moi, alors je me nourris de plantes, de quelques carcasses d’écureuil disputées aux renards. De légumes que je fais pousser derrière la cabane, à côté du compresseur qui me donne le peu d’électricité dont j’ai besoin.

J’ai rasé ma tête pour porter la perruque que j’ai achetée et ressembler encore plus à Francis.

Parce qu’il me manque.

Il me manque tellement.

Chacune des filles sacrifiées depuis l’a été en mémoire de lui.

Les habits de prêtre sont une clé vers la confiance de ces femelles que je croise. Je vais souvent à l’église du Chambon. L’avantage des petites églises, c’est qu’il n’y a qu’une seule messe le dimanche matin. Elles sont fermées le reste du temps.

Mais je suis prêtre.

J’ai la clé.

La clé de l’enfer pour celles qui croisent le chemin de ce prêtre qui peut les ramener chez elles. Je pénètre dans l’église par la petite porte sur le côté. Si quelqu’un me voit, rien de plus normal qu’un prêtre entrant dans une église.

Je suis face à Lui. Face au corbeau cloué sur sa croix. Face à celui que son père a sacrifié. L’histoire de la chrétienté est remplie de ces sacrifices. De ces pères qui ont tué leurs fils.

Qui ont suivi les ordres de leur Dieu.

– Tu croyais que je te suivrais jusqu’à la fin ? Tu croyais que j’avais oublié le sexe de mon père dans mon cul ? Tu croyais que j’avais oublié la douleur ? Tu croyais que le pardon était la seule solution possible ?

Je viens de hurler.

Quand je suis face à Lui, je sens la colère qui monte. La colère et la douleur qui me reviennent de mon enfance. Les larmes que je retiens pour ne pas pleurer devant lui. Ma colère envers celle qui ferme les yeux pour ne pas voir.

Alors le cri.

Alors la haine vers cette humanité que j’exècre.

Alors le besoin de tuer à nouveau.

Alors je reprends la route pour rentrer chez moi.

Dieu y pourvoira.

Alors le désir qui me raidit le sexe quand je la vois.

– C’est une petite voiture, mais elle roule bien. Elle ne tombe jamais en panne. Montez, ma fille, je vous dépose.

Le Kangoo les rassure. Cette petite voiture utilitaire n’a pas son pareil pour les mettre en confiance.

Celle-ci est si jolie, comme presque toutes les autres.

Elles sont sans doute jolies parce que je les vois telles qu’elles seront après. Je les imagine se vidant de leur sang. J’imagine les deux petits bacs se remplissant de leur vie.

Mon sexe durcit.

Je ne l’écoute pas.

Je ne sais pas de quoi elle parle. Quelques mots, pris au hasard, et un sourire perpétuel pour qu’elle s’imagine assise près d’un homme de Dieu, pas à côté du Diable.

Du monstre.

– Mais c’est pas la bonne route Mon Père. Je crois que vous vous êtes trompé.

Elle rit et je ne supporte pas ce rire.

Il sonne faux. Il sonne faux comme tout ce qu’elle est. Faux comme ses yeux trop maquillés. Faux comme sa jupe trop courte.

Comme ses seins trop fermes et ses jambes trop blanches et son sexe que je devine épilé.

– Il faut que je regarde la carte. Elle est derrière. Je vais m’arrêter pour la récupérer.

– D’accord Mon Père. Mais vous savez, c’est pas grave. On n’est pas pressé.

Je stoppe la voiture. Je connais cette petite route où personne ne passe sauf quelques voyageurs égarés. Nous sommes loin de la départementale. Je n’emprunte que ces chemins perdus que plus personne ne connaît.

– Il faut que vous m’aidiez, j’ai cette grosse valise à déplacer. Sans vous, je crains de ne pas y arriver.

Elles s’imaginent toutes que je ne suis qu’un vieil homme malade et faible. Elles souhaitent toutes aider le vieux prêtre qui leur a proposé de les conduire. Elles ne savent pas que j’ai la force de deux hommes. Que les exercices physiques auxquels je m’astreins chaque jour ont endurci mes muscles et que les porter jusqu’à la chambre nuptiale ne sera qu’une formalité.

Quand elle découvre l’énorme valise, elle ne peut s’empêcher d’éclater de rire.

– Mais vous avez quoi là-dedans Mon Père ? Un cadavre ? C’est pas une valise, c’est une malle de magicien.

– Ma fille…

– Je plaisante Mon Père. Je plaisante. Mais vous pouvez m’appeler Karine si vous voulez.

Karine.

Je crois que c’est la première. Je suis sûr que c’est la première.

Si elle savait.

Elle se penche pour saisir la poignée, et c’est à ce moment précis que je la frappe sur le crâne avec la balle lestée. Le seul moyen pour ne pas les abîmer avant qu’elles soient chez nous.

Dans notre maison.

Déposées sur le lit qui va les accueillir et leur ouvrir les portes.

Nos portes.

Elle s’effondre dans le coffre de la Kangoo.

J’ouvre la malle, la pousse à l’intérieur et l’attache avec les sangles qui ne sortent jamais de la valise. Elle va sans doute s’éveiller pendant le trajet, et c’est bien.

J’aime les entendre crier.

Supplier, puis hurler quand elles comprennent que la valise ne s’ouvrira pas.

Je referme la malle, puis glisse le cadenas d’acier dans les anneaux.

Je reprends le volant et redémarre la voiture. La radio ne fonctionne pas. Je n’aime pas les bruits de ces personnages que je ne vois pas qui sortent de cette boite. Je préfère écouter mes pensées.

Je préfère écouter la musique que j’ai dans la tête.

Purple Rain, purple rain…

Je me surprends à fredonner cet air qui ne me quitte pas depuis ce matin.

Au bout de quelques kilomètres, j’entends la fille se réveiller. Encore quelques secondes avant qu’elle comprenne où elle est et qu’elle se mette à crier.

Certaines le comprennent de suite, et d’autres plus lentement.

– Faites-moi sortir ! Faites-moi sortir ! Mon Père ! Faites-moi sortir.

Je ne réponds pas. À quoi bon ? Elle continue à imaginer que le prêtre qu’elle a croisé est toujours dans la voiture. Elle continue à espérer que Dieu va la faire sortir de la malle.

Alors elle hurle.

Alors je bande.

J’ai presque du mal à me retenir de jouir simplement en entendant ses cris. Francis serait fier de moi. Francis est fier de moi et il me voit et il m’écoute et il m’aime.

C’est sans doute le seul qui m’a aimé tout au long de ma vie.

Je gare la voiture sous les pins, derrière les fougères. Quand je coupe le moteur, elle se tait pendant quelques minutes.

Pour écouter.

Elle n’entendra rien. Rien avant que je lui parle.

Avant que je l’aime, comme il m’a aimé.

Je sors la malle du coffre sans ménagement et elle pousse un nouveau cri.

Une plainte.

Je saisis le diable qui me sert à les emmener jusqu’à la cabane et pousse la malle sur celui-ci. Elle est légère.

Elles sont toutes tellement légères.

Je ne prête aucune attention à ses supplications jusqu’à la cabane.

– Purple Rain, purple rain…

Bientôt.

Le panneau que j’ai cloué sur la porte suffirait à faire fuir des curieux, mais j’y ai ajouté un énorme cadenas.

Comment savoir s’il y a vraiment des pièges à l’intérieur, ou si ce n’est qu’un subterfuge ? Même si personne n’est jamais venu ici durant toutes ces années, il suffirait d’un promeneur égaré pour qu’ils m’enferment dans une cellule.

Je n’ai pas peur des cellules parce qu’elles ont été ma maison durant toutes mes années de prêtrise.

Je redresse la malle et la tire jusqu’à la chambre nuptiale. Celle où nous allons nous unir pour aujourd’hui et à jamais. Elle pleure.

Je l’entends pleurer doucement et je l’entends supplier encore.

Elle n’a pas compris qui l’a attrapée.

Je lui dirai tout à l’heure.

Juste avant.

Je retourne dans la petite pièce où j’ai entassé d’autres livres. D’autres paroles. D’autres traces de ceux qui m’ont précédé et je m’assieds face au mur du fond et je passe les doigts sur l’empreinte qu’elle a laissée.

« J’ai les yeux forêtrivière ».

Les années n’ont pas effacé l’amour que je lui porte.

Elle était là, juste à ma place, assise juste devant ces rondins.

Elle a laissé une trace pour que je sache qu’elle était venue jusqu’ici-avant de disparaître à jamais.

Et ces mots étaient pour moi.

Seulement pour moi.

Qui l’a guidée jusqu’ici ?

– C’est Toi Dieu ? C’est Toi qui l’as amenée jusque dans cette cabane ? Toi qui l’as laissée partir ?

Je viens de hurler et je caresse une fois encore les mots laissés par Isa, puis me lève et me dirige vers la chambre où m’attend ma prochaine épouse.

Quand j’ouvre la malle, elle ouvre les yeux et elle crie.

La gifle que je lui assène l’étourdit. Je peux la déposer sur la table de métal, et l’attacher aux anneaux que j’ai soudé il y a quelques années.

Elle ne réagit pas.

– Qu’est-ce que vous allez me faire ?

– Te tuer. Pourquoi crois-tu que je t’ai amenée jusqu’ici ?

– Pourquoi ? Pourquoi vous allez me tuer ?

La question qu’elles posent toutes. Au début je ne savais pas quoi répondre.

Au début, mais maintenant je sais, et Francis est fier de moi.

– Pour jouir. Pour qu’il soit heureux. Parce qu’il me voit. Francis me regarde et sourit quand je fais des expériences.

Elle hoche la tête de droite à gauche, comme pour nier ce qui va lui arriver.

Elle ne me croit pas. Je vois dans ses yeux qu’elle ne m’a pas cru. Elle n’a plus la force de résister quand je découpe les vêtements qu’elle porte avec le scalpel. Quand la lame s’égare sur sa peau, elle a un petit gémissement. Une fois de plus, mon sexe se durcit. Une fois de plus je dois me retenir pour ne pas jouir trop vite.

– T’auras pas mal, je lui dis.

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