Isa

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La petite fille s’était perdue. Elle avait pris le chemin qu’elle n’aurait pas dû prendre. Et ce chemin la faisait revenir sur ses pas. Ça, elle ne le savait pas. Comment savoir, quand on est une petite fille de presque douze ans, que les chemins de la forêt se ressemblent tous ?

Comment imaginer que le Dieu qui surveillait tout allait la ramener précisément à l’endroit qu’elle tentait de fuir ?

Elle marchait. Attentive au moindre bruit. Essayant tant bien que mal de repérer celui du monstre noir qui devait la chercher.

Le grand-duc la suivait. Une ombre au-dessus des branches. Ses yeux perçants qui déchiffraient la nuit ne quittait pas la petite fille. Un guetteur, qui s’était donné un rôle qu’il n’aurait pas dû avoir.

Les hiboux ne sont pas des animaux de compagnie.

Isa, de temps en temps, levait son regard vers lui et s’imaginait que sa première idée avait été la bonne. Le grand-duc était un ange envoyé par le Bon Dieu. Les anges, par définition, protégeaient les petites filles des monstres qui les cherchaient.

Les brindilles la giflaient.

Les branches basses écorchaient ses genoux. Elle n’y prêtait aucune attention. Elle écoutait. Un chemin s’ouvrit soudain devant elle. Elle se rendit compte qu’elle était revenue sur ses pas et qu’elle était maintenant toute proche de celui qu’elle avait voulu fuir. Elle espéra que le monstre était toujours à sa recherche dans la forêt.

Qu’il ne l’avait pas entendu. Elle avait fait tellement attention de ne pas faire le moindre bruit.

Mais les monstres de la forêt sont malins.

Bien plus malins que les petites filles. C’est pour ça qu’ils gagnaient tout le temps. Qu’ils dévoraient les enfants. Qu’ils leur faisaient du mal. Et elle ne voulait plus avoir mal.

Une douleur lancinante la faisait boiter parfois, mais le mal disparaissait au bout de quelques secondes. La rivière lui avait sans doute fait du bien.

Elle se demandait ce qu’il avait bien pu lui faire. Il n’y avait rien à cet endroit.

Juste un trou bizarre qui ne servait à rien. Elle en avait parlé avec quelqu’un une fois, mais elle ne savait plus qui. Ça devait être quelqu’un qu’elle aimait beaucoup. C’était le genre de choses qu’on ne pouvait dire qu’à quelqu’un qu’on aimait beaucoup.

Le grand-duc fit entendre son bouhou caractéristique et s’envola de la branche sur laquelle il s’était posé quelques secondes auparavant.

Il la frôla au passage. Elle aurait presque pu toucher ses ailes. Elle aurait bien voulu qu’il la prenne sur son dos et s’envoler avec lui.

Quelqu’un lui avait lu un livre qui parlait de voyage. Un petit garçon qui voyageait sur le dos des oies sauvages. Elle se souvenait un peu de l’histoire. Elle aurait pu être la petite fille qui voyageait sur le dos du grand-duc. Ça aurait été une belle histoire aussi. Elle aurait pu l’écrire quand elle serait plus grande.

La lune éclairait les branches et elle voyait, à chaque détour qu’elle faisait, des formes monstrueuses fabriquées par les arbres.

Elle avait peur.

Un peu.

Peur surtout de croiser le monstre au détour du chemin qu’elle voyait se profiler à quelques mètres.

Il avait très bien pu se cacher derrière un des pins. Ou derrière les genêts.

Ou derrière les fougères.

Il aurait pu se cacher n’importe où.

Le grand-duc était parti et il n’y avait plus aucun ange du Paradis pour veiller sur elle. Elle était à la merci de tous les monstres qui peuplaient les bois. Elle avait entendu quelqu’un lui dire, elle ne savait plus qui, que parfois, on pouvait croiser des ours dans la forêt. Elle n’avait pas trop peur des ours. Elle les imaginait plutôt comme de gentils animaux, toujours à la recherche de miel et de sucreries.

Mais quand même.

Elle ne savait pas trop comment elle réagirait face à un ours.

Quelqu’un lui avait dit qu’il fallait éclater de rire. Que les ours avaient peur du rire des hommes. Qu’un type qui s’appelait Davy Croquette (elle se souvenait de ce nom) les faisait fuir en riant.

Ça lui paraissait bizarre quand même.

Elle ralentit le pas, et contourna les genêts. Personne ne la guettait. Elle était rassurée mais comprit aussi qu’elle ne pouvait pas retourner vers le monstre noir qui l’avait blessée.

Même si le chemin goudronné paraissait plus sûr, elle devait faire demi-tour et retourner dans la forêt. Elle sentit un liquide chaud couler le long de sa jambe et la douleur refit son apparition. Elle cria légèrement, mais mit sa main devant sa bouche pour étouffer le bruit. Elle se rendit compte que la peur lui avait fait relâcher sa vessie.

Elle venait de se faire pipi dessus. La honte l’envahit et elle regarda autour d’elle si personne ne l’avait vu.

Personne. Personne n’en saurait rien.

Jamais.

Si elle ne le disait pas. Elle ne le dirait pas.

Jamais.

Elle reprit le chemin qu’elle venait de quitter à travers les arbres. Elle savait qu’elle n’avait pas le choix puis elle se retourna, comme pour marquer dans sa mémoire, les lieux où le monstre l’avait brutalisée. La colline, les pins, le cimetière au loin. Elle pouvait voir les croix les plus hautes qui dépassaient des murs. Les petites maisons des morts.

Elle était finalement contente de ne pas être mortenterrée.

Contente d’avoir tapé si fort sur les planches pour ouvrir la boite.

Même si elle avait toujours un peu mal aux mains, la douleur n’était rien face à une éternité de silence, enfermée dans une boite.

Quelqu’un lui avait dit que l’éternité, c’était tout le temps qui restait quand on était morenterré.

C’est sûr que c’était très long.

Elle était toute à ses pensées. Des pensées qui la ramenaient obstinément vers le monstre noir. Vers l’odeur de la terre dans son nez. Vers le goût de la terre dans sa bouche.

Pourquoi les monstres faisaient-ils ça ?

Comment pouvaient-ils aimer faire du mal aux petites filles ?

– T’es bête. C’est des monstres. Les monstres, ils aiment ça, faire du mal.

Elle se rendit compte qu’elle venait de se parler à elle-même et se mordit la langue pour éviter de recommencer. Il n’était pas là, mais il pouvait l’entendre. Les monstres, ça entend tout.

Si ça se trouve, il avait plus de deux oreilles. Pour entendre tout ce qu’elle disait.

Et des antennes. Pour entendre tout ce qu’elle pensait.

Elle se força à ne plus penser à rien, mais c’était difficile.

Quelqu’un lui avait dit que pour ne penser à rien, il fallait être morenterré.

Quand t’es morenterré, tu penses plus à rien du tout. Tu peux plus penser parce que c’est ton âme qui pense. Et quand t’es morenterré, ton âme elle est partie. Alors tu vois bien. Tu peux plus penser à rien puisque t’as plus d’âme.

Elle se souvenait de cette voix et quand elle y pensait, ça lui faisait quelque chose au fond d’elle, comme du bien quand elle mangeait un gâteau. Un gâteau à la crème.

Elle savait qu’elle aimait les gâteaux à la crème. Elle se rendit compte qu’elle mourait de faim. Rien à manger. Elle savait que même si elle trouvait des champignons, elle ne pourrait pas les manger sans les faire cuire. Et puis elle ne connaissait pas les champignons.

Quelqu’un lui avait dit qu’il fallait être prudent avec les champignons. Et être prudent, ça voulait dire qu’il fallait faire attention.

– Y a des champignons, si tu les manges, tu peux finir mort. Mort jusqu’à la fin de ta vie.

Elle n’avait pas envie d’être morte jusqu’à la fin de sa vie.

Elle avait faim, mais elle ne mangerait pas de champignons, même si elle en trouvait. Elle mangerait des mûres.

Mais les mûres, elle n’en avait pas vu. Des airelles non plus.

Rien à manger.

Son ventre émit un gargouillis à la pensée de la crème qui recouvrait le dernier gâteau qu’elle avait mangé. Elle ne savait plus où. Elle ne savait plus qui le lui avait donné. Elle savait juste qu’il était délicieux.

Et qu’elle avait faim.

Que si elle ne trouvait pas très vite quelque chose à manger, elle risquait de finir mortenterrée.

Sortir de cette boite où le monstre l’avait enfermée pour finir mortenterrée quand même, c’était vraiment idiot. Elle ne comprenait pas pourquoi ses souvenirs ne concernaient que des choses qui n’étaient pas des gens. Comme si sa mémoire avait décidé de gommer tous les visages qu’elle connaissait avant le monstre.

Le monstre.

Un bruit au-dessus d’elle. L’ange du Paradis était revenu. Il la surveillait toujours. Le grand-duc volait de branche en branche comme pour lui montrer le chemin à suivre. Alors c’était vrai. C’était un vrai ange. Elle avait eu peur un peu, tout à l’heure dans la cabane, mais il était revenu pour l’emmener loin du monstre noir.

L’odeur du monstre noir.

Une odeur bizarre, pas celle de la terre et pas celle de la mousse ou celle des feuilles mortes.

Une autre odeur qu’elle pourrait reconnaître si un jour elle la sentait à nouveau. Elle repassa près de la cabane, et faillit s’y arrêter à nouveau. Le grand-duc, quant à lui, la dépassa et se posa un peu plus loin.

Elle réfléchit un instant et décida de lui faire confiance.

Le Bon Dieu n’avait pas envoyé un ange du Paradis pour qu’elle perde du temps à se reposer. Il fallait qu’elle marche encore. Il fallait qu’elle avance, malgré la faim et la fatigue.

Et puis, elle s’était reposée un peu tout à l’heure. Elle avait même dormi un peu, peut-être.

Alors il fallait qu’elle marche. Sans se retourner.

Si elle se retournait, elle risquait d’attirer le monstre, parce que ses antennes sentiraient ses yeux tournés vers lui. Et la douleur, encore, la força à s’arrêter quelques minutes. Patiemment, le hibou la fixait et semblait attendre qu’elle reprenne sa marche à travers la forêt. Il l‘attendait. Elle savait qu’il l’attendait.

Le Bon Dieu lui avait dit de la protéger et de lui montrer le chemin.

Les anges, ça obéit au Bon Dieu. Ils ont pas le choix.

Quelqu’un lui avait dit ça.

Le Bon Dieu, c’est le patron des anges du Paradis. Quand il leur dit de faire un truc, ils sont obligés de le faire. Sinon, le Bon Dieu il se met en colère et il les jette sur la terre. Ils perdent leurs ailes et tout et tout. Et ils deviennent des Diables.

Elle avait peur des Diables.

Les Diables, c’était pas de la rigolade. Ils faisaient des trucs encore pires que les monstres. Non, c’était pas de la rigolade.

Le grand-duc se posa sur une branche basse, à quelques mètres de la petite fille. Elle eut l’impression que la forêt s’éclaircissait juste derrière lui. Elle déboucha sur une route goudronnée, et s’assit sur le talus qui la bordait. Elle entendit un bruit et quand elle se retourna, elle se rendit compte que le hibou était parti. Sans doute que le Bon Dieu lui avait dit qu’il pouvait rentrer au Paradis des anges.

La lueur des phares. La voiture qui s’arrêta juste à côté d’elle était énorme. Elle n’en avait jamais vu de si grosse.

– Mais qu’est-ce que tu fais là, jeune fille ?

Cette grosse voix.

Elle ne la connaissait pas. Elle était sûre qu’elle ne l’avait jamais entendue avant.

– Je sais pas. Je sais pas. Je suis perdue. C’est à cause du monstre.

– Du monstre ?

Encore la grosse voix. Et l’homme qui descendit de la voiture était gigantesque.

Un ours. Un ours avec une barbe rouge.

Elle ne s’imaginait pas les ours comme ça, mais elle était trop fatiguée pour y réfléchir.

L’ours s’approcha de la petite fille qui avait presque douze ans.

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