Sarah

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– Ça veut dire quoi un don ?

La jeune femme fixait la route depuis qu’elles avaient quitté le monastère. Marie lui avait suggéré que sans son don, elle n’aurait pas pensé à venir voir le vieil ami de son père, et que son passé aurait été enterré avec lui. Qu’aujourd’hui, elle avait le choix. Un choix qu’elle n’avait jamais eu, et que c’était finalement grâce à elle et à ses visions. Sarah l’avait fixée quelques secondes et s’était enfermée dans un mutisme têtu dès qu’elles étaient montées dans la voiture. Elle n’avait pas dit un mot et paraissait perdue dans ses pensées.

Marie ne l’avait pas interrompue. Elle avait glissé la lettre dans la poche de sa veste et ne l’avait pas encore ouverte. Comme si elle avait décidé d’attendre avant de rencontrer le passé. La question de Sarah la fit sursauter et elle fit un léger écart sur la petite route.

– Pardon. Je ne m’attendais pas à ta question. En fait je ne m’attendais pas à ce que tu m’adresses la parole avant que nous soyons rentrées à Saint Étienne.

– Ça veut dire quoi un don ? insista Sarah.

Marie réfléchit un instant avant de répondre. Elle fouilla dans sa mémoire et tourna les pages des livres qu’elles avaient pu lire sur la médiumnité et tout ce qui s’y rattachait.

– De tous temps, il y a eu des gens qui pouvaient communiquer avec autre chose que ce que nous connaissons tous. Au Moyen-Âge, on les faisait brûler sur des tas de bois. On les traitait de sorciers, d’hérétiques, et de tout une collection de noms plus ou moins aimables. Une chose est sûre, en tout cas, c’est que ces personnes ont toujours eu vocation à aider les autres. Tu as entendu parler des époux Warren ? Ed et Lorraine Warren ?

– Jamais. Quel rapport avec moi ?

Marie était gênée, mais elle décida d’aller jusqu’au bout de ses explications. Il fallait que Sarah prenne conscience que ce qu’elle voyait comme une malédiction n’en était peut-être pas une. Qu’elle avait la possibilité d’aider des gens et qu’il suffisait, si tant est que cela soit possible, de canaliser ses rêves.

– Les époux Warren sont des enquêteurs. Des enquêteurs paranormaux. C’est le terme employé par ceux qui ont écrit sur eux. Lorraine, en particulier, est une médium réputée dans le monde entier. Elle a la capacité de voir des choses cachées au commun des mortels. Ils ont écrit des bouquins, dont un que j’ai lu récemment. « Satan’s Harvest ». Ils ne sont pas traduits en français, je crois.

– Quel est le rapport avec moi ? Je suis une médium ? Mes cauchemars, c’est des trucs de paranormal ? Vous êtes en train de me dire que je suis une sorte de monstre qui peut voir des gens qui sont morts ?

– Pas tout à fait Sarah. C’est un peu compliqué à expliquer comme ça. Si tu veux, on passe à mon cabinet, en arrivant, et je te montre quelques articles que j’ai collectés depuis qu’on se voit.

– Ça fait un moment que vous pensez que je suis un monstre si vous collectez des articles depuis qu’on se voit.

– Tu n’es pas un monstre Sarah. Je pense au contraire que tu peux être une bénédiction pour ces filles qui ont besoin de toi. En tout cas pour leurs familles, qui n’ont jamais pu faire le deuil puisque personne n’a su leur dire ce que sont devenues leurs enfants. Si tu réussis à savoir où elles reposent, où elles ont été enterrées, tu peux faire le bien autour de toi.

– Une bénédiction. C’est n’importe quoi. Excusez-moi, je veux pas vous manquer de respect, mais c’est vraiment n’importe quoi. Vous aimeriez que quelqu’un vienne vous voir et vous dise d’arrêter d’espérer. Que votre fille est morte, qu’elle a été torturée, découpée en morceaux, qu’elle a hurlé tellement la douleur était insupportable, qu’elle a été violée par deux types avant de mourir, qu’ils lui ont mis des trucs dans le vagin, qu’ils lui ont découpé les paupières, tranché les oreilles, coupé la langue parce qu’elle avait mal et qu’elle criait…

Les yeux de Sarah étaient pleins de larmes qu’elle ne cherchait pas à retenir.

Marie arrêta la voiture au bord de la route.

Elle fit signe à Sarah de venir plus près et la jeune femme vint se blottir au creux des bras de Marie. Elle murmura à son oreille.

– Oui. Je pense que oui. J’aurais voulu savoir que sa dernière pensée était pour moi. Le reste, ce n’est pas nécessaire.

Sarah se recula et saisit la main de Marie. Elle la serra avec une force presque désespérée.

– Le reste, c’est de la boucherie, Marie. De la boucherie. Et puis je sais pas qui elles sont, ces filles. J’ai aucune idée de leur nom, d’où elles viennent. Je sais rien d’elles à part leur douleur. Quelques images, parfois, mais c’est tout.

– Peut-être que nous ne sommes pas allées assez loin. Peut-être qu’on devrait essayer de les connaître. Peut-être que tu as cette capacité et que tes cauchemars ne sont qu’une porte entrouverte vers autre chose. C’est ton choix Sarah, juste ton choix. On peut essayer, ou pas.

Elle se tut et regarda celle pour qui elle commençait à éprouver un attachement presque filial. Elle en était même persuadée. L’enfant qu’elle n’avait pas eu aurait pu ressembler à Sarah. Et elle en aurait été fière.

La jeune femme se cala dans le siège passager, et fixa à nouveau la route et les voitures qui les doublaient. Le bas côté était proche de la voie de circulation, et certaines d’entre elles les frôlaient.

– On y va ? Je vais réfléchir. Je suis fatiguée, je vais essayer de dormir un peu. Ça vous dérange pas ?

– Bien sûr que non. Repose-toi. Tu veux que je mette un peu de musique ?

– Ouais. Je veux bien. Mettez Bob Marley…

Marie sourit et hocha la tête.

– C’est drôle que tu me le demandes. Je suis allée l’acheter à la FNAC ces jours-ci. C’est de ta faute, tu me l’as remis en tête.

– C’est pas moi qui vous l’ai remis en tête. C’est le fantôme que j’ai croisé. Celui qui hurlait dans ma tête tellement ça lui faisait mal. C’est pas moi. C’est sûrement pas moi. Ça me fait penser que vous avez pas lu la lettre.

– Je suis pas sûre d’avoir envie de la lire. J’ai peur de ce que je vais y trouver. Et la phrase de Paul m’a laissée perplexe.

– Il était sûr d’avoir croisé le Diable. Ça fout la trouille. Moi, le Diable, je l’ai vu. Il m’a regardé dans les yeux. Il m’a parlé. Si votre père l’a croisé, j’imagine que ça a pas dû le motiver à vous dire les trucs de votre enfance.

– Sans doute pas. Ce qui me fait peur, surtout, c’est ce qu’il a dit sur mon frère. Si mon frère est toujours vivant, est-ce que je dois aller le voir ? Lui dire qui je suis ? Il y a quarante ans qu’il n’a plus aucune nouvelle de moi. Quarante ans. Mon Dieu. Il a perdu une sœur de douze ans, et il en retrouve une de plus de cinquante. Et pourquoi a-t-il fait peur à mon père ?

– Ouais, ça c’est bizarre. Apparemment, votre père était pas du genre à se laisser impressionner par n’importe qui.

– Non, effectivement. C’était pas son genre. Repose-toi, Sarah.

Elle glissa le CD dans l’autoradio, et la musique prit possession de l’habitacle, comme si elles avaient été entourées des instruments, ou au milieu du concert.

Sarah ferma les yeux. Elle laissa la musique la bercer, et se sentit partir au pays des songes. Elle refusa de lutter et quitta le monde réel.

Marie avait repris la route et suivait les indications des panneaux de direction. L’autoroute n’était pas à plus de quelques kilomètres. Si la circulation restait fluide, elles avaient deux heures de route. Elles seraient rentrées avant la nuit.

Ses pensées fuyaient vers cette lettre qui reposait contre son cœur. Le dernier message de son père, qui ne lui était pas destiné. Elle remerciait Paul au fond d’elle de lui avoir confié cette lettre, malgré la demande de son ami. Il avait su faire la part des choses. Le temps, finalement, avait été l’ami de Marie.

Elle jeta un regard à Sarah, qui dormait profondément. Un léger ronflement s’échappait de sa bouche entrouverte. La jeune femme était effectivement endormie depuis plusieurs minutes. Ce que Marie n’avait pas noté, c’était les signes du sommeil paradoxal.

Les ondes électriques du cerveau de Sarah étaient plus rapides, mais Marie ne pouvait pas le savoir.

Il y avait une disparition totale du tonus musculaire accompagnée de mouvements oculaires très rapides. Mais là encore, Marie ne pouvait pas le savoir. Les fonctions vitales de Sarah, telles que la respiration ou encore le rythme cardiaque, étaient instables et ça non plus, Marie ne pouvait pas le savoir.

Marie était perdue dans ses pensées et avait les yeux fixés sur la route. Elle conduisait toujours prudemment et était attentive aux autres véhicules. Ce que Marie ne pouvait toujours pas savoir, c’était qu’une activité onirique intense emplissait le cerveau de Sarah.

Quant à elle, son cerveau était parfaitement éveillé, et fabriquait des suppositions quant au contenu de la lettre. Avait-il indiqué un lieu ? Paul avait dit que oui. Elle pourrait donc retourner sur les lieux de son enfance.

Retourner à l’endroit où tu t’es faite violer. Tu veux vraiment retourner là-bas ?

Elle avait murmuré et tourna la tête vers Sarah. Celle-ci dormait toujours. Ses paupières bougeaient légèrement, et Marie fut surprise de ces signes de sommeil paradoxal. C’était une phase qui devait intervenir au bout de quelques heures. En aucun cas aussi rapidement après l’endormissement.

Elle mit ça sur le compte de la fatigue de la jeune femme.

Juste voir si ça me rappelle des choses, murmura-t-elle encore. Si je peux retrouver des souvenirs de quand j’étais petite fille. Ce serait bien peut-être. Le visage de mes parents, de mes vrais parents.

Puis la phrase de Paul. Ce qu’il avait dit à son père pour justifier ce silence.

Le Diable, ça n’existait pas.

Ou alors le Diable, il était partout, comme Dieu. L’un sans l’autre ne pouvait pas exister. L’existence de l’Un créait l’existence de l’Autre. Son père ne croyait pas à tout ça. Elle se souvenait de ces conversations à bâton rompu au pied du vieux poêle à bois. Une nostalgie l’envahit et elle se sentit seule tout à coup.

Seule dans sa vie. Seule dans ses rêves. Personne à qui penser, mis à part cette jeune femme qu’elle venait de rencontrer. Elle se surprit à penser à elle avec un élan d’amour si fort qu’elle en eut presque le souffle coupé. Elle regarda à nouveau Sarah qui paraissait sereine. Le sommeil paradoxal l’avait sans doute quitté et elle ne rêvait plus.

Pourtant, Sarah rêvait toujours. Pourtant, Sarah hurlait dans son rêve.

Mais Marie ne pouvait pas le savoir.

Parce que si Marie l’avait su, elle aurait arrêté la voiture.

Parce que si Marie l’avait su, elle n’aurait pas été surprise par le cri de Sarah.

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