Louis

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Je suis en train de me rendre compte que Francis était la lumière dans ma nuit. Le phare vers lequel je naviguais, au milieu de mes tempêtes. Celui qui m’empêchait de dériver vers les contrées obscures que j’ai côtoyées pendant mon enfance, et de me fracasser sur les récifs.

L’excuse qui me laissait imaginer que les autres avaient tort et que nous seuls avions raison. Que j’étais là simplement pour être avec lui, pour le protéger des démons qui le hantaient déjà et ne pas le laisser devenir le monstre que je devinais en lui.

Conneries. Les monstres étaient en nous.

En moi.

Que si Isa n’avait pas disparu, nos routes auraient été différentes. Qu’elle nous aurait empêchés de sombrer dans cet abîme.

Qu’elle nous aurait tendu la main. Que tout ce que nous avions fait n’était finalement que vivre. Je peux aussi imaginer que je suis devenu prêtre pour me venger de celui qui m’a brutalisé. Que les croix marquées au fer rouge sur mon âme étaient ce qu’il représentait pour moi.

Des croix de Jésus liées à la trahison de ce Dieu vers lequel je me suis tourné. Y voir un Père, un chemin marqué par les potences de celles que nous avions torturées.

Je peux espérer que sans lui, je ne serais pas celui que je suis devenu. Je sais, au fond de moi, qu’il est responsable de mes péchés. Francis me le disait, quand nous n’étions que des enfants.

Un père, ça se frotte pas.

Un père, ça protège ceux qu’il porte sur ses épaules.

Ça leur met pas le visage dans la boue.

Un père, ça se cache pas derrière un faux Dieu.

Ça vit en pleine lumière.

Il n'était pas ce père-là.

Je me souviens de la liste qui me hante. Je me souviens de leurs prénoms. Cette liste écrite à l’encre noire sur les photos du livre de Francis. Ces photos qu’il a recréées, sur la table de métal.

Son sourire quand il me les a montrées. La fierté qui était la sienne en me prouvant qu’il avait réussi. Ma jalousie quand j’ai compris qu’il était le meilleur de nous deux.

Toutes ces filles qu’il a torturées sans moi. Pendant que je me remplissais de bondieuseries. Pendant que j’imaginais que la rédemption était le but que je devais atteindre. Pendant que je fermais les yeux pour ne pas voir qui j’étais vraiment. J’imagine tous ces regards que je n’ai pas pu voir. J’imagine les cris que je n’ai pas entendus.

Florence. Judith. Ghislaine. Nathalie. Valérie. Sandrine. Isabelle. Céline. Émilie. Aurélie. Virginie. Stéphanie. Audrey. Julie. Élodie. Laura.

Et Marion.

Celle dont Francis vient de boire le sang avec délectation. Je tourne le regard vers lui, allongé les yeux tournés vers les étoiles, comme s’il y cherchait le chemin qu’il devait prendre. Peut-être est-il devenu l’une d’entre elles.

J’aurais dû les compter. Cette remarque me fait sourire.

Qui peut compter les étoiles ?

Dieu le peut. Dieu peut les compter, puisqu’il les a créées. Dieu sait si Francis est parmi ces lucioles qui éclairent le chemin des hommes, ou s’il est descendu vers les abysses qu’il espérait quand il était vivant.

Rencontrer celui que les hommes ne veulent pas nommer. Celui qu’il disait voir dans ses rêves. Le sang est noir à la lueur de la lune. Il m’attire et je passe la main sur la mousse. Sur les épines de pins recouvertes de la vie de Francis.

Quand je lève les doigts à la hauteur de mes yeux, je ne peux m’empêcher de les passer sur ma langue et de goûter à ce sang qui lui permettait de vivre.

Le sang.

La vie.

J’aime ce goût dans ma bouche.

Je me penche sur le cou de mon frère, et je lape longuement ce qu’il me donne à boire. Comme durant la communion des chrétiens que l’on m’a enseignée. « Prenez et buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude, pour le pardon des péchés ».

Est-il possible que le sang versé de Francis soit celui de l’alliance ?

Des conneries. Des bondieuseries, il disait.

J’ai envie de hurler vers la lune, comme le font les loups après avoir chassé et tué. Envie de hurler à Dieu que je ne suis pas comme son fils, que je ne pardonnerai pas à celui qui m’a offensé. Que chacune de celles qui sont mortes le sont en mémoire de lui, et que chacune de celles qui mourront le seront en mémoire de moi.

Que Dieu et Jésus-Christ soient témoins de ce qu’il adviendra.

Alors je hurle un cri de souffrance pour celles qui vont venir. Un cri de délivrance pour celui qui est mort sous la lune et qui gît à mes pieds.

Je ne peux pas le laisser sur la terre qui nous a enfantés.

Je me lève, et je retourne vers la cabane de rondins qui nous abrite depuis que nous sommes nés à celui que l’on ne doit pas nommer. La porte est restée ouverte. Je saisis la boite d’allumettes posée sur une des étagères, et une petite chandelle enchâssée dans un bougeoir de métal argenté.

Après avoir allumé la bougie, je la dépose sur la table de bois. La même que celle où nous déposions nos vêtements quand nous étions plus jeunes. Je retourne dans la chambre où m’attend la fille morte.

Marion.

Celle qui m’a demandé de recueillir sa confession.

Sa confession.

Quel mal avait-elle fait au regard de ceux que nous sommes ? Au regard de ceux que nous étions.

Je suis seul maintenant. Vivre sans l’idée de Francis, m’attendant au sein de cet abri.

Je trébuche sur la chaise restée au milieu de la pièce. Mes yeux sont fixés sur elle. Son regard est apaisé. Elle a cessé de souffrir. Le gobelet d’argent de Francis est toujours posé sur la table, aux pieds de Marion.

Est-elle encore Marion, ou n’est-elle simplement plus rien ?

Je trempe le petit récipient dans la cavité creusée par mon frère, et le porte à mes lèvres.

Le goût métallique de ce sang provoque cette sensation que je connais bien mais que je croyais avoir oubliée.

Mon sexe se durcit et mes yeux se posent sur le sacrifice ultime de Francis. Le sacrifice ultime à celui qu’il ne nommait pas.

Je retourne la fille.

– Tu te souviens ? Tu te souviens quand je croyais que tu mettais un morceau de bois à l’intérieur de moi ?

Mon père me regarde. Il regarde mon sexe pénétrer la fille morte.

– Tu te souviens quand je ne savais pas pourquoi ce miel sur mon dos quand tu avais fini ?

Mon père me regarde. Il regarde l’élixir de vie qui jaillit de moi et coule sur le dos de la fille.

Tu as joui. C’est pour ça.

Les mots de Francis dans ma tête. Les paroles de mon frère dans mon cœur.

Un interrupteur est enchâssé dans le mur du fond. Quand je le tourne, la lumière varie et prodigue cette légère pénombre nécessaire à la méditation. Combien de fois est-il resté dans cette chambre, à penser à son frère qui l’avait abandonné ? La jalousie qui m’avait envahi tout à l’heure.

L’envie d’être celui qu’il n’a jamais cessé de devenir. Celui qui est allé jusqu’au bout de ses convictions les plus intimes. Celui que les hommes appelleraient un jour le monstre.

Une petite pelle-bêche est posée contre un des murs. Je suppose que c’est avec elle qu’il a donné aux arbres qui nous entourent la nourriture dont ils ont besoin pour grandir. Je peux sentir l’empreinte de ses mains sur le manche quand je l’empoigne. Comme s’il avait laissé sur le bois la chaleur de ses croyances.

Après être ressorti, je me rapproche de l’endroit où repose Francis.

Un bruit, sur une des branches, me fait sursauter.

Les yeux rouges qui me regardent sont ceux d’un grand-duc que je n’ai jamais vu auparavant dans cette forêt. Les yeux du démon me contemplent. Des yeux flammemorts.

Je décide de laisser Francis reposer au pied du grand pin où il m’a demandé de le sacrifier.

Des conneries. Des bondieuseries encore.

Après avoir creusé la tombe de celui que je ne reverrai plus jamais, je suis en nage. Le froid de la nuit n’est pas suffisant pour empêcher la sueur de couler le long de mon cou. Elle suit le parcours de mes veines, et glisse, le long de mon col d’homme d’Église.

Vide-moi de mon âme, Prêtre.

Les derniers mots de Francis.

J’enlève le manteau noir que l’église offre à ses prêtres et le dépose au fond de la tombe que je viens de creuser. Elle est suffisamment profonde pour recueillir deux corps. Je sais que Francis aurait aimé cette idée.

Après avoir poussé ce qui n’est plus que le corps sans vie de mon frère au fond de la tombe, je retourne à la cabane pour prendre celui de Marion.

La lumière brille toujours dans la chambre de torture. La chambre de torture. Les inquisiteurs, au Moyen-Âge, possédaient eux aussi ces lieux où la parole de Dieu était donnée à travers la douleur.

Un léger ronronnement derrière le mur.

Francis a sans doute installé un appareil pour produire cette électricité.

Marion est légère. Le poids de son âme, sans doute. Légère comme un oiseau, mais je n’ai jamais porté d’oiseau. Jamais pris une colombe entre mes mains. Je dépose son corps sur celui de Francis.

Elle est nue et risque d’avoir froid, mais je compte sur lui pour la réchauffer.

Les pelletées de terre recouvrent les deux corps presque enlacés, comme des amants de passage. Je dépose sur le visage de mon frère quelques épines de pins, et une plaque de mousse, pour le protéger de la terre. Je veux que son visage reste intact. Qu’il ne soit pas souillé par la boue.

Pas de croix.

Les croix, il les a gravées sur les murs de rondins. Elles sont assez nombreuses pour lui et pour celles qui viendront.

Je ne ressens rien. Pas de peine. C’est ce qu’il voulait. Finir son éternité aux pieds des grands pins. Leur apporter l’essence de la vie dont ils ont besoin pour monter vers le ciel. Le phare que je regarderai quand elles viendront.

Le grand-duc est toujours posé sur la branche. Il fixe la tombe, comme pour protéger ceux qui reposent à l’intérieur. Son cri me surprend et me rassure. La nuit recouvre la dernière demeure de Francis, et le guetteur empêchera les anges d’approcher.

Le visage des anges, ils m’ont dit.

– Regarde les enfants et tu verras le visage des anges.

Des conneries, encore.

Pas de lumière électrique dans la cabane, elle n’est disponible que dans la salle qu’il a aménagée.

Un vieux fauteuil, posé près des livres. Des bougies, dont la cire a coulé sur l’accoudoir. Je referme la porte et je fais le tour de ce qui sera désormais ma maison.

Changer ce sommier de place. Je veux dormir sous la fenêtre pour regarder la lune et les étoiles. Pour apercevoir le phare, la lumière de Francis qui me guidera vers celui que je ne veux pas nommer.

– Tu n’es pas là, Dieu. Tu n’as jamais été là. Quand je T’appelais, Tu détournais le regard. Quand je Te suppliais pour qu’il arrête, Tu fermais les yeux pour ne pas voir. Quand je pleurais à cause de la douleur, Tu te bouchais les oreilles pour ne pas entendre. Tu n’as jamais été là. Cette maison n’est pas La Tienne. Tu n’es pas le bienvenu.

Les murs sont couverts de croix. Un champ de tombes gravé sur chacun des rondins. Je déplace le sommier pour le pousser sous la fenêtre, et décide d’y mettre le fauteuil à la place.

Les croix s’arrêtent à la hauteur du lit. Francis ne l’a jamais bougé pour finir de graver les croix qui le hantaient et quand je m’assieds, le couteau à la main, à l’angle du mur, chichement éclairé par la flamme de la bougie, mes yeux sont attirés par une marque, presque effacée.

Des mots, écrits sans doute par la main d’un enfant avant que Francis n’investisse les lieux.

Je rapproche le bougeoir des rondins.

Je lis.

« J’ai des yeux forêtrivières ».

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