Isa

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La petite fille marchait depuis tellement longtemps qu’elle dût s’arrêter quelques minutes pour reprendre son souffle. Elle s’appuya contre un des pins qui cachaient les étoiles. Elle leva la tête un instant, mais sa nuque était trop douloureuse. Et puis elle avait mal à l’intérieur. Elle se laissa glisser contre le tronc rugueux et se laissa aller.

Elle était si fatiguée. Si fatiguée.

La mousse qui tapissait le pied de l’arbre ressemblait à un matelas très doux. La nature lui offrait un endroit pour qu’elle se repose un peu. Elle s’assoupit pendant plusieurs minutes. Le cauchemar la tira du sommeil. Elle avait entendu le monstre, celui qui la cherchait. Il était après elle. Il s’était rendu compte qu’elle était sortie de la boite où il l’avait mise. Il avait cru qu’elle était mortenterrée.

La douleur lui fit pousser un gémissement. La lune, en sortant des nuages, lui permit d’examiner sa robe. Elle était déchirée à plusieurs endroits. Des taches de sang entre ses jambes. Du sang où elle avait si mal. Elle releva le léger tissu et chercha à voir ce qui était si douloureux.

Rien.

Pas de plaie. Pas d’égratignure. Quand elle y posa sa main, un éclair de souffrance lui fit fermer les yeux. Elle poussa un léger cri, puis se mordit les lèvres en pensant au monstre noir qui la poursuivait.

Elle devait continuer à marcher. Elle devait s’éloigner de l’endroit où il l’avait enfermée. Alors elle se releva, tant bien que mal, et fit quelques pas en direction de la rivière qu’elle entendait un peu plus loin. Les fougères gênaient sa progression, et les bruits des oiseaux nocturnes faisaient comme une musique au cœur de la forêt.

Elle entendait les bruissements des insectes. Des araignées, sans doute.

Elle avait horreur des araignées. Ces monstres petits et velus qui se nichaient dans les endroits où vous ne pouviez pas les atteindre. Elle sentit quelque chose lui glisser sur le cou, et elle se retint pour ne pas crier. Le bras droit lui faisait mal et elle passa sa main gauche sur sa gorge. Elle eut un mouvement brusque pour chasser l’insecte qui s’était posé sur elle, et eut un frisson de dégoût en imaginant les pattes velues qui avaient trotté sur son cou.

La rivière était toute proche. Elle l’entendait distinctement. Elle ne savait pas où elle était. Elle ne connaissait pas cette forêt. Aucun souvenir de son prénom, ou de son nom de famille. Rien qui aurait pu la rattacher à la réalité qu’elle venait de quitter. Juste l’odeur du monstre. Les bruits du monstre. Le souffle du monstre.

Et la douleur.

Il fallait qu’elle s’arrête encore pour uriner. Quelqu’un lui avait dit que c’était les enfants qui disaient qu’ils voulaient faire pipi. Elle savait qu’elle n’était plus une enfant. Les enfants, c’étaient les petits. Elle était grande. Elle avait presque douze ans. Quand elle laissa couler sa miction, une brûlure intense la fit crier. La douleur était intolérable et elle se retint pour ne plus avoir mal.

La rivière, peut-être. La rivière pour enlever cette douleur.

Elle s’approcha du bord de l’eau et releva sa robe. Elle mit les pieds dans le courant, et se rendit compte que ça lui faisait un bien fou. La rivière délassait son corps endolori, et elle laissa ses pieds et ses chevilles profiter de ce nouveau bien-être.

Le froid.

Elle avait déjà connu cette sensation, mais elle ne savait plus dans quelles circonstances. Pourquoi n’avait-elle aucun souvenir de ce qui lui était arrivé avant le monstre ?

Elle trempa ses mains dans l’eau fraîche et se les passa sur le visage. Le froid de la rivière ne la dérangeait pas, comme si elle avait l’habitude de se baigner dans ces eaux peu profondes. Elle remonta sa robe encore plus haut et trempa les fesses dans le cours d’eau et tenta à nouveau d’uriner. Il fallait qu’elle vide sa vessie.

Quelqu’un lui avait dit qu’il ne fallait jamais garder l’eau dans son corps. Il fallait la faire sortir pour ne pas qu’elle croupisse et provoque des infections.

Quelqu’un lui avait dit.

La brûlure était un peu atténuée par le froid du torrent et elle se laissa aller avec délice. Elle eut l’idée de laver sa robe, tachée, mais se décida à repartir pour ne pas se laisser rattraper par le monstre.

T’as des yeux forêtrivières.

Elle avait entendu la voix, distinctement, dans sa tête. Elle ne put y associer un visage, mais la voix, elle la connaissait. Elle s’en souviendrait sans doute plus tard. Elle sortit de l’eau et fit quelque pas en direction des arbres qui trempaient leurs racines dans le cours d’eau.

Pas d’endroit où se cacher. Pas d’endroit pour se mettre à l’abri du monstre.

Elle grimpa à travers les fougères et l’une d’entre elles lui coupa légèrement la main quand elle tenta de la repousser. Elle savait que les fougères pouvaient couper. Quelqu’un lui avait dit. Peut-être la même voix.

Peut-être.

Il lui sembla apercevoir une masse sombre au milieu des arbres. Elle se dirigea, à la lueur de la lune qui éclairait chichement les alentours, jusqu’à une cabane qu’elle ne connaissait pas. De vieux rondins, du lichen presque fluorescent à la lueur des étoiles. Une porte, entrouverte.

Peut-être qu’elle pourrait se cacher ici.

Le croque-mitaine ne pourrait pas la trouver là, si elle se cachait bien et qu’elle ne faisait pas de bruit. De toute façon, il fallait qu’elle se repose un peu. Pas longtemps. Juste un moment. Juste quelques instants. Elle pénétra dans la cabane et repoussa la porte derrière elle.

Une table, quelques chaises, et un vieux sommier de fer. Un matelas. Un lit pour qu’elle se repose. Elle fit une prière à Dieu pour le remercier de l’avoir guidée jusqu’à cette cabane, pour ne pas l’avoir abandonnée complètement. Elle savait qu’Il avait plein de choses à surveiller. Elle savait qu’Il ne pouvait pas être là tout le temps pour aider ceux qui en avaient besoin.

Quelqu’un lui avait dit ça.

Merci Mon Dieu de m’avoir aidée à trouver cette cabane. Merci de continuer à prendre soin de moi. Merci de m’aider à me souvenir qui je suis parce que là, c’est pas très facile quand même. Merci d’empêcher le monstre tout noir de me trouver ici.

Elle s’allongea sur le matelas qui dégageait une odeur d’épines de pins et d’écorce séchée. Elle ferma les yeux un instant. Juste un instant parce qu’un bruit venait de se faire entendre dans un des angles de la petite baraque. Elle se redressa immédiatement, tous les sens aux aguets et tenta de percer l’obscurité à la faible lueur de la lune qui passait par une vitre sale sur le mur près de la porte.

Il lui sembla apercevoir une silhouette posée sur le sol.

Elle crut d’abord à une illusion. Comment un enfant aurait-il atterri dans cette cabane en pleine nuit ? Puis elle pensa que Dieu lui envoyait un ange pour la protéger.

La silhouette remua et elle se rendit compte que des yeux, énormes et rouges, la fixaient sans ciller.

Le monstre l’avait retrouvée. Un cri étrange se fit entendre, venu du coin de la cabane. Un bouh-ou qu’elle reconnut instantanément.

Elle était face à un hibou.

La lune sortit à nouveau des nuages et éclaira la scène avec parcimonie, mais suffisamment pour qu’elle puisse distinguer le grand-duc qui la fixait.

Il avait déployé ses aigrettes au-dessus de sa tête et n’avait pas l’air d’apprécier avoir été dérangé. Il poussa une fois encore le hululement caractéristique de son espèce, et fit quelques pas hasardeux vers la porte qu’elle avait refermée.

Il s’arrêta à plusieurs mètres de la petite fille.

Elle n’osait plus bouger mais se rendait compte également que si elle n’ouvrait pas la porte, il ne pourrait pas sortir et qu’elle serait coincée avec un hibou en colère de presque sa taille. Il ne bougeait plus et la fixait avec une étrange insistance.

Ses yeux ne cillaient quasiment pas. Elle se décida à essayer de se lever pour voir la réaction de l’animal. Elle se redressa sur le lit, et il ne fit pas un mouvement. Il avait sans doute compris qu’il n’avait pas à craindre grand-chose de la petite fille de presque douze ans qui avait atterri dans sa cabane par hasard.

Elle fit quelques pas vers la porte et l’ouvrit en grand, en évitant de faire des mouvements brusques, puis retourna vers le lit, bien décidée à ne pas avoir peur. Elle se persuadait que le Bon Dieu venait de lui envoyer une épreuve. Le grand-duc, maladroit, s’approcha de la porte, et s’arrêta sur le seuil.

Sa tête bascula comme si elle avait été montée sur des rotules et il regarda à nouveau la petite fille.

Puis il ouvrit ses ailes et décolla sans un bruit vers le haut des grands pins. Elle le suivit un instant des yeux, puis s’allongea sur le matelas taché.

Quelques instants. Juste quelques instants.

Mais s’il y avait des insectes ? Des araignées ? Des scolopendres ? Elle connaissait ce nom. Quelqu’un le lui avait dit. Il fallait qu’elle reparte, mais elle devait faire quelque chose pour remercier Le Bon Dieu de lui avoir permis de résister à la peur.

Si celui qui lui avait dit ces mots venait un jour dans cette cabane, il fallait qu’il sache qu’elle aussi était venue ici pour se reposer. Elle chercha des yeux quelque chose pour laisser une trace. Une trace qui ne pourrait pas disparaître. Elle tira le sommier et aperçut un morceau de ressort, rongé par la rouille, qui était sur le point de lâcher. Elle le tordit plusieurs fois et il se détacha du sommier.

Au pied du lit, elle s’assit face au mur de rondins, puis réfléchit à la trace qu’elle devait laisser.

Une croix ?

Un dessin représentant le hibou qu’elle avait rencontré ?

Son nom ?

Puis elle se souvint qu’elle n’avait pas de nom. Qu’elle était juste une petite fille de presque douze ans poursuivie par un monstre tout noir qui devait sûrement la chercher. Qui devait fouiller les fougères, à quelques mètres d’elle, pour trouver les traces de son passage. Qui était sans doute presque arrivé à la rivière, et qui allait voir les pas qu’elle avait laissés dans la boue qui la bordait.

Il fallait qu’elle reparte. Il fallait qu’elle recommence à courir. Il fallait qu’elle oublie.

T’as des yeux forêtrivières.

La voix, à nouveau, dans sa tête. La voix qui lui disait de ne pas avoir peur.

T’as des yeux forêtrivières.

Et elle sut que c’était ce qu’elle devait graver sur le rondin, face à elle, pour que celui qui la protégeait la retrouve. Pour qu’il sache qu’elle était venue, et qu’elle n’avait pas eu peur.

T’as des yeux forêtrivières…

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