Sarah

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Une route, étroite, bordée sur la gauche d’une falaise à pic, et sur la droite d’un petit muret de pierre. La voiture roulait depuis plusieurs heures, et aucune des deux passagères ne parlait. En contrebas, une étroite vallée serpentait en suivant les reliefs de la montagne. Quelques tunnels, creusés dans la roche par des ouvriers sûrement morts depuis de longues années accentuaient l’aspect désolé des paysages traversés par le SUV de Marie Ruel.

Après plusieurs kilomètres, elles atteignirent une route plus accueillante, bordée d’arbres recouverts de neige. Le soleil peinait à percer le plafond de nuages.

Marie pensait au couvercle de Baudelaire et au spleen qu’il avait engendré.

– À quoi vous pensez ? demanda Sarah.

C’était la première phrase qu’elle prononçait depuis leur départ de Saint Étienne.

– Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle, sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis… Je pensais à un poème de Baudelaire. J’imagine que c’est ce qu’il a voulu montrer quand il a écrit sur le spleen.

– Le spleen ?

– Un état de langueur, de tristesse plutôt.

– Vous êtes triste ?

– En fait, le spleen, c’est quand on est mélancolique, mais sans raison. C’est sans doute ce que je ressens. L’idée de revoir Paul. Il va faire remonter des souvenirs. Des souvenirs que j’ai peut-être préféré ranger dans ma mémoire.

– C’était l’ami de votre père ?

– Oui. Son meilleur ami. Il est parti peu de temps après sa mort. Je n’ai jamais compris pourquoi. Ne sois pas étonnée, c’est un colosse. Il doit faire presque deux mètres, et c’était un bûcheron. Avec tout ce que ça implique en termes de carrure et de gros biceps.

– Il a quel âge ? demanda Sarah.

– Tu as raison. Je n’avais pas pensé à ça. Il doit avoir au moins soixante-dix ans maintenant. Il a dû vieillir lui aussi.

Elle se plongea à nouveau dans ses pensées, et Sarah laissa elle aussi dériver les siennes. Heureuse d’avoir rencontré cette femme qui faisait tout ce qu’elle pouvait pour l’aider, sans contrepartie.

Qu’avait-elle à y gagner ? Rien sans doute.

La voiture s’engagea dans l’allée qui montait vers le monastère. Elles se garèrent sur le parking du musée. Elles apercevaient au-dessus d’elles le monastère. D’énormes bâtisses de deux étages, avec les toits percés de fenêtres.

– Sans doute les chambres des moines.

– Ben ça fait pas envie d’habiter là, remarqua Sarah. C’est tristounet. Ils vont nous laisser entrer ?

– J’espère. Je sais que le monastère ne se visite pas. C’est pour ça qu’ils ont construit le musée. Mais puisqu’on vient voir l’un des moines, nous aurons peut-être une dérogation.

Marie avait récupéré tous les renseignements qu’elle avait pu trouver sur le monastère par le biais du confesseur qu’elle voyait une fois par mois, dans une petite église de la ville. Il lui avait écrit tout ce qu’il savait sur ces moines, ayant pour la plupart fait vœu de silence.

Elle savait qu’il ne serait pas simple d’être reçu au sein de la communauté. Le prêtre lui avait noté également le nom du nouveau prieur. Dom Dysmas de Lassus qui avait récemment pris la succession de cette charge. Elle tenait fermement le petit carnet sur lequel elle avait noirci plusieurs pages de notes.

Quand elles se trouvèrent face à une petite porte de bois, fermée, Marie prit le bras de Sarah.

– Ils ont tous fait vœu de silence, Sarah. Ils se parlent, entre eux, mais évitent tous les contacts sans lesquels nous sommes aujourd’hui incapables de vivre. Notamment les contacts avec les femmes, bien sûr.

– OK. J’ai compris. Je parle pas. Je fais qu’écouter.

La thérapeute sourit à la jeune femme et se décida à frapper légèrement à la porte.

Après quelques minutes, la porte s’entrouvrit et elles entrevirent un visage qui les regardait.

– Je peux vous aider ?

– Je suis venu voir un vieil ami, un membre de votre congrégation. On m’a conseillé de demander à parler à Dom Dysmas de Lassus.

– Au prieur ? Il est au courant de votre venue ?

– Non. Je ne savais pas comment le contacter. Est-ce qu’il est possible de le rencontrer ?

– Je vais demander. Je vous prie de bien vouloir patienter.

Le battant de bois se referma, laissant les deux femmes face à la porte fermée. Elles patientèrent de longues minutes, puis le battant s’ouvrit à nouveau. Elles étaient face à un moine, sûrement âgé, vêtu d’une robe de bure comme celle que Sarah avait vu au cinéma.

Elle était persuadée que cela n’existait que dans les films, et elle retint un sourire. Le moine leur souriait, et dégageait une impression de sérénité qui transparaissait jusque dans ses yeux, à travers les lunettes qu’il portait.

Elles le suivirent dans une cour herbeuse recouverte de neige, entourée de bâtiments moins hauts que ceux qu’elles avaient vu de l’extérieur. Il les dirigea vers un des bâtiments, et s’effaça après avoir frappé à une petite porte pour les laisser entrer. Un moine était assis derrière un bureau de bois, tout simple, et elles constatèrent que le mobilier qui les entourait devait être aussi vieux que le monastère.

– Je suis Dom Benoît. Je suis le procureur général de l’ordre. Vous ne pourrez pas rencontrer Dom Lassus. Il est en prière.

À nouveau cette bonté qui éclairait le visage de celui qui avait prononcé ces mots. La robe de bure blanche qu’il avait revêtue ne portait aucun ornement. Pas même une croix.

Il reprit la parole, sans qu’elles aient, ni l’une ni l’autre prononcé un seul mot.

– Nous sommes un ordre de contemplation. Les visites ne sont pas autorisées, à moins de circonstances particulières. J’ai cru comprendre, d’après ce que vous avez dit au portier, qu’il s’agissait de circonstances particulières. Pouvez-vous m’expliquer ?

Marie, face à cet homme qui incarnait pour elle la foi en Dieu, cette foi qu’elle avait si souvent reniée ou oubliée, se sentit soudain comme une petite fille devant un homme beaucoup plus grand qu’elle.

Elle choisit de dire la vérité. Sans rien omettre, et raconta son adolescence, entre les deux hommes qui l’avaient aidée à grandir.

Elle parla de sa mémoire disparue, des souvenirs qu’elle s’était fabriqués, tant bien que mal, grâce à son père et à Paul. Puis elle parla de Sarah, de ses cauchemars, de ses visions, des peurs que tout cela engendrait.

Le regard du vieil homme passait de l’une à l’autre et une profonde compassion transparaissait dans ses yeux quand il fixait Sarah. Le vieux moine l’écouta sans l’interrompre, pendant plus d’une heure, et se leva quand elle eut terminé.

– Frère Paul est un frère convers. Il n’est pas moine. Il n’a pas souhaité le devenir. Je lui en ai parlé plusieurs fois, mais il m’a simplement répondu que son âme n’était pas assez pure. Peut-être que votre visite changera certaines choses. Je vais voir s’il accepte de vous rencontrer. Vous êtes Marie, c’est ça ?

Elle opina et il lui fit un sourire avant d’ouvrir la porte par laquelle il disparut. Elle se referma sans bruit, et elles patientèrent à nouveau. Ni l’une ni l’autre ne dirent un mot. Elles étaient, encore une fois, plongées dans leurs pensées. Sarah ne voyait pas comment le dénommé Frère Paul, malgré toute sa gentillesse dont elle ne doutait pas un seul instant, allait pouvoir l’aider, et Marie, toute à l’appréhension de revoir son Tonton. Le meilleur ami de Nounours.

Pas un bruit ne venait distraire les deux femmes, et quand la porte s’ouvrit dans leur dos, après de longues minutes, elles eurent un léger sursaut. Deux moines leur faisaient face.

Deux moines, paraissant aussi frêles que des oiseaux sur une branche, avec pourtant, dans leur regard, une force qui dépassait ce qu’elle pouvait imaginer. La même robe de bure. L’un des deux portait une barbe, aussi blanche que son habit, et la fixait avec une attention telle qu’elle se sentit défaillir.

– Paul ? C’est toi Paul ?

Pas de réponse de celui qu’elle n’avait pas vu depuis de si longues années. Seules quelques larmes coulaient qu’il essuya avec sa manche, dans un mouvement brusque qu’elle reconnut immédiatement.

Il avait vieilli, mais ses gestes étaient les mêmes que ceux dont elle se souvenait. Sarah regardait le colosse dont Marie lui avait parlé, et ne voyait qu’un homme, grand, bien sûr, mais dont l’apparence ne rappelait en aucun cas celui qu’elle s’attendait à voir.

– Je vais vous laisser, dit le moine qui avait accompagné Paul jusqu’ici. Vous devez avoir des choses à vous dire.

Il s’éclipsa sans bruit et referma la porte derrière lui.

Paul, Frère Paul maintenant, se dirigea vers la petite chaise de bois posée devant la fenêtre qui laissait entrer une lumière chiche dans la pièce. Il la déplaça jusqu’à être tout proche des deux femmes. Puis il prit la parole.

– Bonjour Marie. Toutes ces années, et tu as toujours le même regard. Ouvert sur les autres. Je t’aurais reconnue entre mille.

– Mais toi Paul, répondit Marie. Toi ? Mon Dieu, tu as perdu tellement de poids.

– Je suis malade, Marie. Dieu va sans doute me rappeler à Lui dans les semaines qui viennent. Quelques mois s’Il juge utile de me laisser un peu de temps. Dom Benoît m’a dit que tu avais des choses à me demander. Que la jeune fille qui t’accompagne avait besoin de moi. Je t’écoute.

À nouveau Marie raconta les visions de Sarah, sans omettre cette fois, ces fréquentes références au Diable. À ses yeux qui la regardaient.

Frère Paul ne l’interrompit pas plus que Dom Benoît ne l’avait fait, et il écouta avec attention chacun des mots de Marie. Quand elle se tut, il saisit dans sa main celle de Marie.

– Tu te souviens, quand nous sommes allés chez le notaire ? Ce petit homme habillé en noir, qui voulait te parler de certaines choses que ton père t’avait laissées ?

– Oui, bien sûr. Les contrats d’assurance, la maison. Tout ce qu’il a fait pour que je ne manque jamais de rien.

– Il y avait autre chose. Quand tu as quitté le bureau, tu te souviens qu’il m’a dit qu’il y avait une lettre pour moi ?

Elle fouilla dans ses souvenirs et se remémora vaguement que le notaire avait retenu quelques secondes Paul dans son bureau.

– Peut-être, oui, lui répondit-elle.

– Il m’a donné une lettre, cachetée, qu’il devait me remettre en main propre. À moi et à personne d’autre. Il avait bien insisté sur ce point.

Marie et Sarah ne perdaient pas une miette de ce que leur racontait Frère Paul.

– Dans cette lettre, il m’a écrit qu’il avait cherché à savoir d’où tu venais. Qui tu étais. Un soir, tu as sans doute oublié, nous étions en train de parler de ça. Peu de temps avant que tu n’entres dans la maison, il venait de me dire qu’il avait croisé un type, et que ce type lui avait parlé d’une petite fille qui avait disparu, des années auparavant. Un type bizarre, il m’avait dit. Avec une drôle de voix. Des drôles de cheveux aussi, comme ceux de Marley. C’est pour ça que ça l’avait étonné. C’était plutôt rare à l’époque, de croiser des Rastas à la campagne.

Le vieil homme reprit son souffle, et étouffa une quinte de toux avec difficulté.

– Le Seigneur me punit pour toutes ces cigarettes que j’ai fumées.

Il laissa passer quelques secondes, puis reprit sa diatribe.

– Le type en question lui avait dit aussi que la petite fille était sa sœur. Que personne n’avait jamais eu de nouvelles. Jacquot n’a pas osé t’en parler. Il a eu peur que ces souvenirs, s’ils revenaient, te soient plus néfastes que bénéfiques. Il est mort sans doute avec ce regret de n’avoir pas eu le temps de te le dire, quand il t’aurait jugée plus forte. Dans sa lettre, il me demandait de ne jamais t’en parler. Mais je crois qu’il y a prescription. Il aurait sans doute jugé nécessaire de te dire les choses aujourd’hui, s’il était encore vivant.

– De me dire quoi ? l’interrompit Marie.

– Le nom du village d’où tu viens, celui de ta famille. Te dire qui tu étais avant de croiser sa route, et de changer sa vie et la tienne. Tout est noté dans la lettre. Je la cache sur moi depuis toutes ces années, comme un secret qui pèserait plus lourd que tous les péchés que je porte.

Marie hésitait entre l’envie de hurler, et celle de laisser aller les larmes qu’elle sentait au bord de ses paupières.

Sarah les regardait tous les deux sans savoir quel parti prendre.

– Sa Sœur ? Papa avait croisé celui qu’il pensait être mon frère, et il ne m’en a jamais parlé ?

– Il lui a fait peur, Marie. Parce que ton père était sûr d’avoir croisé le Diable.

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