Louis

8 minutes de lecture

– Personne ne peut te vider de ton âme Francis. Pas même Dieu. Ton âme lui appartient. Tu en es le dépositaire. Simplement le dépositaire.

Je sens son souffle derrière moi. Je sens son odeur aussi. L’odeur des arbres et de la forêt. Je l’envie presque d’avoir su à ce point se confondre avec cette nature qui nous entoure. Il est sans doute celui de nous deux qui a le mieux réussi à devenir ce que nous voulions être.

Différent. Différent de tous ceux qui nous entourent et à qui nous nous mêlons.

Le Diable est parmi nous, me disait un vieux prêtre. Il est parmi nous et il se cache au milieu des hommes. Ceux qui croient sont sa meilleure cachette. La foi leur laisse imaginer qu’ils sont à l’abri, mais c’est le contraire. Fais attention mon fils. Ta foi ne te protégera pas.

Je me souviens de chacun de ses mots. Il avait sans doute raison. Ma foi ne m’avait pas protégé. Bien au contraire, elle avait parfois accentué ce que je ressentais au fond de moi. Accentué les émotions de mon adolescence. Elle les avait transformées en autre chose. Quelque chose que je ne pouvais contrôler.

Elle m’avait amené ici, pensant que ma force serait suffisante pour sauver Francis. Il n’a pas besoin d’être sauvé. Il est lui-même et je suis un autre. Il n’est pas de notre race.

Il est d’un autre clan. Sans toutes ces règles qui régissent la société dans laquelle nous sommes nés. Dix mille ans plus tôt, nous aurions été considérés comme des dieux. Des dieux au milieu des hommes. L’ironie de la situation me fait sourire.

Je sens la lame sur ma gorge, et j’y entrevois ma rédemption.

– Tu peux le faire, Louis. Fais ton travail de prêtre. Aide-moi.

Je sens l’entaille sur mon cou. J’imagine, à la chaleur qui se répand, le sang qui coule jusqu’au col romain qui entoure ma gorge.

– Juste une entaille, Louis. Juste une entaille.

J’entends le mouvement qu’il fait, et je me rends compte que mes yeux sont fermés depuis de longues minutes.

– Ouvre les yeux, prêtre.

Je fais ce qu’il me dit et me retrouve face à lui. Son regard ne quitte pas le mien au moment où il fait glisser la lame du couteau sur son cou.

– Regarde Louis, la même entaille. J’ai jamais oublié qui nous étions. J’ai jamais renié ce qui nous relie. Je porte toujours la cicatrice. Regarde.

Sa main face à mon visage. Et ma main qui remonte devant moi, comme mue par une force qui m’est étrangère. Mes doigts qui se posent sur les siens.

Nos cicatrices qui se superposent.

– Je vais pas te vider de ton sang ici, Louis. Ce serait pas juste. Tu mourras sous les arbres. Ton âme partira vers le ciel. Ce ciel qui t’a tellement changé. Vers ce Dieu en qui tu crois.

Il se lève, fait quelques pas vers la porte, et introduit la clé dans la serrure. Le déclic caractéristique se fait entendre.

– Tu viens Louis ? On va faire un tour.

Je ne peux m’empêcher d’admirer la grâce avec laquelle il se déplace. Encore une fois, un sentiment d’envie prend possession de moi, que je ne peux réprimer.

Il me laisse me lever et me fait signe de le suivre. La fille va rester sur cette table métallique. Je m’approche d’elle et caresse doucement ce qui reste de son visage. Le sourire qu’elle a affiché en mourant ne l’a pas quitté. Elle repose désormais près du Seigneur.

Je le sais et j’y crois.

– Qu’est-ce que tu fais ?

Francis s’impatiente. Il ne comprend sans doute pas mon geste vers la jeune femme.

– C’est plus rien cette fille, Louis. Plus rien qu’un morceau de viande. C’est tout vide dedans. Je reviendrai l’enterrer après. Viens.

Nous traversons la cabane et à nouveau, il fait un mouvement de la main pour que je le suive. Quand nous sortons, la nuit est tombée sur la forêt et la lune éclaire le chemin qu’il emprunte, en direction des grands arbres qui bordent la rivière. Les épines de pins et la mousse amortissent notre marche, et nous progressons quasiment sans un bruit. Je me rends compte encore combien sa démarche est légère.

Presque aérienne.

Il n’est plus le petit Francis que j’ai connu, parfois emprunté, souvent brutal, même dans sa façon de se mouvoir. L’envie irrépressible, encore, de lui ressembler, s’empare de moi. Il est pourtant l’antithèse de ce que je suis.

L’antithèse de ce que je veux être.

– À quoi tu penses prêtre ?

Sa question me surprend. J’étais perdu dans mes pensées.

– À la mort. À ce qui m’attend après.

– Tu crois que ton Dieu t’attend ?

– Je sais qu’il m’attend, Francis. Ce n’est pas une espérance, c’est ancré au fond de moi. Chacun des hommes d’Église que j’ai rencontré m’a offert un peu de sa foi pour renforcer la mienne. Aucun d’eux ne se posait de question. Ils savaient, tous, que Dieu nous attend, à la porte de notre mort.

Une branche basse que Francis vient de déplacer me fouette le visage. Comme si la nature me giflait. L’odeur des pins s’installe autour de nous.

– Tu as raison, prêtre, tu as sûrement raison. Il est parfois sage de croire aux mensonges. La vérité nous empêcherait de vivre. Comment passer toutes ces années sur terre en n’espérant rien de la mort… Ce serait un suicide collectif, et on en a déjà parlé. Avance, prêtre. Ne perds pas de temps. Ça changera rien.

Je me rends compte soudain qu’il ne m’appelle quasiment pas par mon prénom.

Pour lui, je suis le prêtre. L’envoyé de Dieu sur terre.

– Je ne suis plus Louis pour toi. Je suis juste un prêtre. Un envoyé de Dieu.

Il s’arrête, et je peux à peine distinguer ses traits. La lune n’éclaire pas suffisamment sous les arbres. Je devine sa silhouette adossée à un tronc énorme et noueux.

– Assieds-toi Prêtre. Je vais te répondre.

Je fais ce qu’il me dit et me laisse glisser sur le sol. Le tapis d’aiguilles m’accueille comme un matelas confortable. La sensation d’être revenu chez moi s’installe à nouveau et je ne peux rien faire pour l’empêcher. Je suis vraiment chez moi. Cette forêt est ma maison, ces arbres en sont les gardiens. Les oiseaux de nuit les guetteurs. Les insectes les fossoyeurs.

Je passe la main sur la mousse qui tapisse l’endroit où nous nous sommes arrêtés.

– Tu l’aimes, cette forêt, hein Prêtre ?

À nouveau, sa question me tire des pensées où je me suis caché.

– Oui, Francis. Je pensais que j’étais revenu chez moi. Je me rends compte à quel point elle m’a manqué. À quel point elle est importante.

– C’est pour ça que je vis ici, prêtre. Je vais répondre à ta question. Écoute bien ce que je vais te dire.

Il semble réfléchir un instant, puis se rapproche de moi.

– Tu te souviens quand on s’est coupé la main, après la grenouille ?

Bien sûr que je m’en souviens. Je me souviens de moi, vomissant sur la mousse, après qu’il eut transformé l’animal en une bouillie infâme et méconnaissable. Ce souvenir fait partie de moi. Comme ces filles, égorgées, découpées, torturées.

Ces hurlements.

Et le bien être qui m’envahissait à chaque fois.

– Oui, je m’en souviens.

– Tu te souviens comme t’as été malade ? Comment tu as vomi tellement t’étais dégoûté ?

– Oui, je réponds.

Il s’allonge sur le tapis de mousse, et plante le long couteau dans la terre, juste à côté de lui. Il cherche ses mots, puis prend une longue inspiration.

– Ce jour-là, je crois que j’ai compris qu’on était pareil, même si tu crois qu’on est différents. Au début, j’ai pensé que tu jouais la comédie, pour rester ami avec moi, et surtout pour continuer à voir Isa, mais quand elle a disparu, t’es resté. Ça, c’était une preuve.

Sa main saisit le couteau, et il trace sur le sol des figures géométriques.

Des croix.

– Tu vois, moi aussi, je dessine des croix de Dieu. Tout le temps. T’as pas fait gaffe, mais il y en a partout dans la cabane, gravées sur les rondins, à côté des images de ton Dieu.

– Des croix de Dieu ? Je demande.

– Pour voir. Une fois, tu m’as dit qu’il pouvait faire des trucs de dingue, ton Dieu. Faire monter l’eau jusqu’ici, noyer tout le monde, envoyer des éclairs.

– C’est vrai. Il peut faire des choses comme ça. Mais il est surtout pardon et amour.

– Des conneries, Prêtre. Des conneries. Pourquoi il m’a rien fait à moi ?

Il est tellement perdu dans ses songes qu’il ne m’a pas entendu.

– Il t’a pardonné Francis. Il t’a déjà pardonné. Quels que soient tes péchés, Son fils les a pris pour Lui. C’est pour ça qu’Il a été crucifié.

Il tourne son visage vers moi, et la lune se reflète un instant dans ses yeux.

– T’y crois vraiment, Prêtre ? Tu crois vraiment qu’Il nous a pardonnés ? Tu crois vraiment qu’Il m’a pardonné ? Que quoi que je fasse, Il est amour et pardon ?

Je pensais qu’il n’avait pas écouté, mais je me rends compte qu’il est attentif aux mots que je prononce.

– Oui Francis. Bien sûr que je le crois.

– Alors pourquoi se priver de faire le mal ? Pourquoi t’empêcher d’être qui tu es vraiment ?

Je suis incapable de répondre à sa question. Incapable de lui expliquer que le pardon de Dieu n’est pas celui des hommes.

– Dieu t’a pardonné, mais les hommes ne pourront pas le faire. Pour eux, tu es un monstre. Nous sommes des monstres. Des assassins qui ont torturé et tué des jeunes femmes au-delà de ce qu’ils peuvent même imaginer. Ce sont les hommes qui ne pourront pas nous pardonner, Francis. Les hommes.

Il hoche la tête d’un air dubitatif, et me fait un sourire éclatant.

– Voilà. Les hommes. Est-ce qu’ils ont seulement de l’importance ? Qui sont-ils pour décider de qui nous serons, de quelle façon on doit vivre notre vie ?

Les croix, encore, comme un message subliminal qui s’imprime sur la rétine de mes yeux.

– Vide-moi de mon âme, prêtre. Je te l’ai déjà demandé. Fais ton boulot d’homme de Dieu. Fais ton travail. Celui pour lequel tu crois que tu vis. Celui que tu as appris dans le noir de tes églises. Vide-moi de mon âme. S’il te plaît.

Il enfonce une fois encore le couteau dans le sol.

Juste à côté de moi.

Il est allongé, les yeux levés vers les étoiles qu’on aperçoit à travers les branches des pins qui nous surplombent et je sens cette envie, celle que je ne peux pas refouler, qui s’installe en moi, comme un drap qui recouvrirait celui que je suis.

Un drap taché de sang.

Quand la lame ouvre sa gorge, je me rends compte qu’il me sourit.

Que ses yeux sont grands ouverts et tournés vers la nuit qui nous enveloppe de son manteau d’oubli.

– Regarde, Louis, les arbres, ils touchent le ciel…

Annotations

Vous aimez lire Nicolas Elie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0