Isa

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– Mes chers amis, C’est avec une profonde tristesse que nous sommes réunis aujourd’hui. Nous sommes ensemble pour célébrer la mémoire de Jacques. Je pense à la peine ressentie par ses proches, et je pense particulièrement à sa fille.

Ça commence bien. Tu parles d’une réunion. Ils sont huit. C’est même pas son chiffre préféré. Heureusement qu’elle a pensé à venir avec le chien et le chat.

Mais bon, ses amis, ils sont là.

Tous là.

Elle est même pas sûre d’en faire partie. Elle n’était que sa fille après tout. On ne peut pas être à la fois la fille de quelqu’un et sa meilleure amie. Elle a caché ses yeux rougis derrière des lunettes de soleil qui lui mangent la moitié du visage et elle écoute le prêtre qui continue son sermon et se tourne vers les copains de bières.

Copains de bières, avant et aujourd’hui.

Les mots. Du mal à réprimer un sourire quand elle les revoit tous les neuf, assis par terre dans le salon. Neuf, parce qu’à ces moments-là, Papa était encore avec eux.

Papa.

Elle se souvient du jour, pas si lointain, où elle lui a demandé l’autorisation de l’appeler comme ça.

Connerie de filiation. Elle se souvient aussi de la phrase dont il lui avait fait cadeau à cette occasion.

Le livre, corné presque à chaque page, a simplement changé de table de chevet depuis trois jours. C’est la seule chose de lui qu’elle a souhaitée emporter. Elle n’a que des images, tout au fond d’elle.

Nounours qui la regarde. Nounours qui sourit. Nounours qui met en route l’immense tronçonneuse qui l’a tué. La lame a eu raison de celui qui pour elle était Superman, si tant est qu’il existe.

Papa qui pleure quand elle a mal. Papa qui rit aux éclats quand elle lui annonce qu’elle est thésarde. Papa qui téléphone à tous ses potes pour leur dire que sa fille est Toubib.

– Putain ! Toubib, je te dis. Elle a réussi ! On fait la fête samedi soir pour célébrer son diplôme !

Les paroles du prêtre, à nouveau, pénètre la chape de plomb dont elle s’est recouverte.

– Son sourire irradiait de gentillesse les êtres qui avaient la chance de le côtoyer. Cet homme pour qui la vie a été cruelle, et je pense notamment à l’accident qui l’a privé, il y a quelques années, et si brutalement, de sa femme et de sa fille. Je pense aussi à la façon dont il a élevé celle qu’il considérait comme sa seconde fille. Non pas une fille de remplacement, mais bien plutôt un cadeau du Seigneur. Il s’était confié à moi, il y a quelques mois, sur le bonheur qu’il ressentait à la simple vue de la jeune femme qui l’a accompagné ces dernières années.

Alors ça, c’est pas possible. Nounours n’avait jamais mis les pieds dans une église. Le prêtre ment, et c’est pas bien pour un prêtre.

– Pour éviter de ternir une réputation à laquelle il tenait, je me dois de préciser que nos rencontres avaient lieu dans un endroit bien connu des buveurs de bières de la région.

Un sourire, encore, et les larmes qui coulent derrière les lunettes de la jeune femme. Pourquoi est-il monté sur ce pin immense sans le harnachement qui ne le quittait jamais ?

Une urgence ? Elle n’en saurait jamais rien.

– Malgré la disparition de cet ami et le vide qu’il nous laisse, un vide que nous ne comblerons pas, eu égard à la place que lui et ses cent-dix kilos tenaient dans notre vie, je me tourne vers sa fille, et je contredis Lamartine. Un seul être vous manque, mais rien n’est dépeuplé. Le désert qu’il nous laisse est empli de ses rires, de ses éclats de voix. De la tonitruance, tout simplement, qu’il donnait à la vie.

Elle s’échappe encore, sourire mêlé de larmes, vers les souvenirs qu’elle a de lui. Son père imaginé, son père imaginaire. Celui qui l’a rencontrée quand elle n’avait que douze ans. Celui qui lui a dit un jour que le meilleur moyen de ne pas oublier sa date d’anniversaire, c’était de le fêter le premier jour de chaque nouvelle année qu’il passait avec elle. Elle était donc née en février. Le 25. Elle aimait bien être née un 25 février, parce que selon les livres qu’elle avait lus sur le sujet, les poissons étaient des mystiques. Au début, elle ne savait pas très bien ce que ce terme signifiait, puis, quand elle l’avait compris, elle avait trouvé ça plutôt bien et en parfaite concordance avec ce qu’elle voulait faire dans la vie. Elle serait mystique.

Le prêtre continue sa diatribe et elle voit les amis de Jacques qui remuent d’un pied sur l’autre. Elle les connaît et elle sait qu’ils doivent commencer à trouver le temps long.

– Et c’est pourquoi, par notre attitude, nous devrons entretenir sa mémoire et nous y référer souvent. Puisse-t-il nous inspirer de là où il se trouve. Nous aurons alors peut-être la chance de le sentir à nos côtés, et d’être accompagnés. Mes amis, ne soyez pas tristes, ne soyons pas tristes, il a fait son chemin et a accompli sa destinée. Il est en de Bonnes Mains, même, et je dois lui rendre encore cette justice, même si lui doutait quelque peu de ces Mains Charitables qui nous attendent le jour où commence notre repos éternel. Un jour, nous le reverrons. Je suis sûr qu’il nous attend déjà… Que ce jour de tristesse devienne un jour de joie, car Jacques est désormais allégé des vicissitudes de l’existence, et peut maintenant se consacrer uniquement à nous aider et à nous guider. Mes amis je vous propose de nous recueillir maintenant devant le cercueil… Paix à son âme !

Voilà.

C’est fait.

Plus jamais il ne la réveillera le matin avec le café au lait qu’elle adore. L’odeur des tartines grillées sur le poêle. Le lit qui bascule de son côté quand il s’allonge près d’elle pour lui faire un câlin.

Plus de câlin. Terminés les câlins.

– Faudra trouver quelqu’un d’autre, il lui disait tout le temps. Tu crois que je vais passer ma vieillesse à faire des gouzis-gouzis à ma fille ?

Jacques est mort. Nounours est mort. Papa est mort. Ils sont morts tous les trois. Le cercueil est descendu au fond du trou et elle n’a pas un regard pour la dernière demeure de celui qui représentait sa seule et unique famille.

« Il est rare que les membres d’une même famille grandissent sous le même toit. »

Sa famille. Elle se tourne vers Paul, qui s’est tenu à ses côtés tout au long de la cérémonie.

Un autre bûcheron.

Un autre colosse.

Il pleure comme un gosse en regardant le cercueil de son vieux copain descendre dans la terre qui va bientôt le recouvrir et il tourne son regard vers elle et murmure à son intention.

– C’est rien qu’un truc vide maintenant, tu sais. Il aurait voulu que je te dise ça. Un truc vide sans plus rien dedans. Des planches de chêne qui entoure plus rien du tout. Son âme est partie.

Elle sait. Vingt-et-un grammes de substance inodore. Vingt-et-un grammes d’absence qui vont peser plus lourd que le poêle en fonte du salon.

– Tu vas bien ?

– Oui. Je me souviens des belles choses qu’on a vécues ensemble. Je préfère…

– Tu as raison. Souviens-toi de lui vivant. C’est le meilleur moyen de ne pas…

– L’imaginer dans cette caisse ?

Il a raison. Penser à l’ours énorme allongé dans ce cercueil lui fait froid dans le dos. Il était tellement plein de vie. Comment Dieu autorise-t-il ce genre de choses ?

– Tu crois en Dieu, Nounours ?

– Dieu… Est-ce qu’il croit en moi, Lui ? Je n’en suis pas sûr.

Rien à ajouter.

Un type vient de rentrer dans le cimetière. Costume noir, une gueule de croque-mort, et un chapeau qui a l’air de dater du siècle précédent. Il slalome entre les tombes, et s’approche de celle où se recueille ceux qui ont accompagné son père.

– Vous êtes sa fille, Mademoiselle ?

– Bien sûr que c’est sa fille. Qui veux-tu que ce soit ?

C’est Paulo qui a répondu. Paulo, le garde du corps par substitution depuis trois jours. C’est lui qui a ramassé son vieux pote au pied du grand pin. C’est lui qui lui a fait les garrots qui auraient pu le sauver si l’ambulance était arrivée plus vite. Une demi-heure pour se rendre sur le lieu de l’accident.

Jacques était mort dans ses bras et ses dernières paroles avaient été pour sa fille.

– Prends soin d’elle, s’il te plaît Paulo. Ne laisse personne lui faire du mal.

Il avait murmuré quelque chose à propos d’une route, l’hiver, et d’un endroit dont il ne fallait pas qu’elle s’approche, et Paul avait compris.

Sans doute que son ami repensait à cet incident qu’il lui avait raconté autour des bières qu’ils avaient partagées.

– T’es qui toi ?

– Je suis Maître Noquet. Je suis notaire. J’aurais dû vous téléphoner, mais je n’étais pas sûr de pouvoir vous joindre, au milieu de… tout ça.

Il s’adressait à la jeune femme et avait planté son regard dans le sien.

– Il faudrait que vous veniez à mon étude. Votre père vous a couchée dans ses dernières volontés, il y a plusieurs années. Il voulait que vous ne manquiez de rien. Et récemment encore, il avait ajouté un codicille dont il faut que je vous parle.

– Je sais, il en plaisantait tout le temps. Il disait que s’il mourait, il fallait que je garde la maison, et que je m’occupe du chien et du chat.

Elle désigne d’un mouvement de tête le chien qui est couché à ses pieds, et le panier en osier.

– Justement. Il vous a laissé la maison, et il y a des papiers à signer. La maison et autre chose.

– Autre chose ?

– C’est un peu délicat de vous en parler ici. Comme je vous l’ai dit, il voulait que vous ne manquiez de rien. Voici ma carte, Mademoiselle. Appelez-moi dans la semaine, afin que nous convenions d’un rendez-vous. Si cela vous est possible.

Vieille France, courtois, Paulo s’est calmé instantanément à l’écoute de la voix fluette du petit homme, mais il ne peut s’empêcher d’intervenir.

– C’est quoi ces mystères ? Tu peux pas lui dire maintenant ?

– Comme je viens de le dire, Monsieur, c’est un peu délicat.

Il se retourne et fait quelques pas en direction de la grille du cimetière.

Puis il s’arrête, fait demi-tour et revient vers la jeune femme.

– Votre père était un homme bien Mademoiselle. Un des rares que j’ai rencontrés. Il souhaitait pour vous tout le bonheur du monde. Oui. Un homme bien.

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