Sarah

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Elle avait le regard fixé sur la thérapeute depuis de longues minutes et Marie eut soudain le sentiment que Sarah voyait plus loin que l’image qu’elle se forçait à donner à ceux qui la connaissaient.

Beaucoup plus loin.

La jeune femme poussa un long soupir avant de prendre la parole.

– Une semaine, c’est long sans venir vous voir. Comme un manque. J’ai dit à ma mère que j’avais trouvé quelqu’un qui m’aidait vraiment, mais je crois que je me suis gourée. Je me demande si c’est pas plutôt moi qui vous aide.

La thérapeute sourit et se tourna vers la chaîne stéréo qui passait la musique en sourdine. Le même album de Marley que la dernière fois. Elle avait le sentiment que cette musique était une des clés.

– Nombreux sont ceux qui ont essayé de m’aider, Sarah. J’ai vu un nombre de psy depuis mon adolescence dont vous n’avez pas idée. Des bons, des moins bons, et même certains qui étaient carrément mauvais. Ils n’ont rien pu faire pour ma mémoire. Sans doute parce que je ne veux pas me souvenir, d'ailleurs.

Sarah se recroquevilla au fond du canapé où elle s’était installée en arrivant. Cette pièce était ce qui ressemblait le plus à un havre de paix. Un endroit où rien ne pouvait l’atteindre si elle ne le voulait pas. Le seul moyen était qu’elle donne son accord pour être plongée dans cette transe hypnotique qu’elle ne maîtrisait pas totalement.

Si seulement elle pouvait se souvenir de tout ce qu’elle voyait, lors de ses voyages terrifiants, elle était persuadée que la solution n’était pas loin. Elle avait peur maintenant de dormir dans son appartement, tant ces cauchemars devenaient récurrents et de plus en plus violents. Chaque nuit, et depuis une semaine, les yeux la regardaient depuis le fond d’un abîme sans fond.

Ils la fixaient et une fois ou deux, elle avait cru entendre un rire. Un rire venu du fond des âges.

Elle hésita à s’en ouvrir à Marie, mais se décida finalement.

– Je dors presque plus depuis la dernière fois. Je fais ce cauchemar toutes les nuits.

– Le même cauchemar ?

– Non. Il y a des variantes.

Un sourire.

– Je fais de l’humour, c’est le seul moyen pour que je devienne pas complètement dingue.

– Vous n’êtes pas dingue, Sarah. Simplement, il se passe quelque chose que ni vous ni moi n’arrivons à maîtriser.

– Ouais, ben moi, les médiums, je croyais que c’était juste dans les films. J’avais pas prévu d’en être une. J’ai rien demandé à personne.

– C’est un don, Sarah. Un don qui existe depuis aussi longtemps que l’humanité.

– C’est des conneries. Les médiums, le Diable, le Bon Dieu, tout ça c’est des conneries.

– Vous croyez vraiment ?

Un long soupir encore, et Sarah laissa couler les larmes qu’elle retenait depuis qu’elle s’était assise sur le canapé, face à Marie.

– J’en peux plus. Je suis épuisée. Je vais pas pouvoir tenir longtemps en dormant deux heures par nuit. Je suis allée voir un toubib pour qu’il me mette en maladie. Il a voulu me filer des médocs pour dormir. J’ai dit oui, mais je les prends pas. J’ai pas confiance dans ces trucs chimiques. Mais j’en peux plus Marie. J’en peux plus. J’en peux plus...

Sa phrase s’acheva dans un murmure et Marie eut le sentiment d’être en face d’une toute petite fille. D’ailleurs, Sarah s’était recroquevillée en chien de fusil, et avait passé ses bras autour de ses genoux. Une attitude de protection, ou de défense, caractéristique des jeunes enfants qui se sentaient en danger.

– Pourquoi croyez-vous que ce soient des conneries, ces histoires de Bien et de Mal.

– Je dis que c’est des conneries, parce que c’est des conneries. On nous raconte des histoires depuis combien de milliers d’années, sur Dieu, le Diable, et tout ça ?

– Vous avez une autre explication ?

Marie savait qu’en faisant parler Sarah, elle allait réussir à la détendre. Elle éloignait la conversation des cauchemars, pour y revenir sans doute dans un moment. Pour l’instant, il était nécessaire que la jeune femme se détende.

– Bien sûr que j’ai une explication, mais elle va pas vous plaire.

Un sourire timide illumina le visage de Sarah et Marie se rendit compte soudain à quel point la jeune femme était jolie quand elle souriait. Elle n’avait pas été attentive, jusqu’à présent, à l’immense fatigue qui avait transformé Sarah en une image d’elle-même, une espèce de corps éthéré qui semblait parfois flotter dans l’espace. Elle avait noté qu’elle avait perdu du poids depuis qu’elles se connaissaient, mais n’avait pas encore jugé utile de lui en parler. Ce qui la dérangeait le plus, c’était ces marques sur ses bras. Des marques rouges comme si on l’avait serrée tellement fort qu’elle en portait les stigmates.

Plus tard.

– Je suis pas sûre que le but de cette thérapie soit de me plaire, et surtout, je suis réellement impatiente d’entendre votre théorie. Vraiment Sarah.

Sarah resserra encore l’étau de ses bras autour de ses genoux, et Marie comprit soudain comment les marques sur ses bras étaient apparues. Les doigts de Sarah, comme des griffes, dont elle n’était pas consciente. La jeune femme se décida à parler.

– Le Mal, c’est le Mal. Peu importe les circonstances ou le milieu social. Peu importe où il s’épanouit. Peu importe les gens qui l’entourent. Peu importe Dieu. Dieu ne peut rien y faire, parce que le mal, c’est une force humaine à part entière. Comme Dieu. C’est une force humaine à part entière. C’est quelque chose que certains hommes ont en eux, qu’ils ne peuvent pas maîtriser. Simplement parce qu’ils ne le veulent pas. Vouloir changer ce qu’ils sont les tuerait sans doute. Ça les tuerait. Et je crois que ceux que je vois dans mes rêves sont comme ça.

– Le Mal ? Cette incarnation dont vous parlez ?

Un mouvement d’humeur de la part de Sarah surprit Marie.

– Vous m’écoutez ? Je vous parle pas d’incarnation du Mal. Je vous parle de quelque chose qui est à l’intérieur de ces types. Ils se prennent pas pour Dieu ou pour le Diable. Ils sont dingues. Complètement dingues. Ça c’est sûr. Complètement dingues, mais le mal fait partie d’eux, comme le bien fait partie d’autres personnes, comme vous, par exemple.

La diatribe avait vidé Sarah. Elle reprit son souffle en fixant la thérapeute.

– Je fais quoi avec ça ? Je fais quoi ?

L’épuisement de la jeune femme était flagrant. Marie eut peur un instant qu’elle envisage de faire une bêtise. Elle se souvint des cachets dont elle lui avait parlé quelques minutes plus tôt.

– Je ne sais pas Sarah. Je ne peux pas vous mentir. Je ne sais pas.

Elle saisit le carnet où chacun des cauchemars était scrupuleusement noté, et se mit à tourner les pages.

– Vous vous souvenez de ces dessins ?

Elle montrait à Sarah une page sur laquelle étaient dessinées des croix. Presque rageusement. Elle pouvait voir que la pointe du stylo avait percé la feuille par endroit et presque sentir la colère qui avait animé la petite fille quand elle avait représenté son rêve.

– C’était il y a longtemps. J’avais rêvé de croix sans doute.

– Il y a en presque à chaque page, Sarah. C’est sans doute important. Des arbres aussi, continua Marie en tournant les feuillets.

– Ouais, il y a tout le temps des arbres dans mes rêves. Tout le temps.

Le silence de la thérapeute intrigua Sarah, et elle releva la tête vers Marie. Celle-ci fixait une des pages. Ses mains tremblaient comme si elle avait vu un fantôme.

– Qu’est-ce que j’ai écrit ?

Marie mit plusieurs secondes avant de sortir de ses pensées.

– Comment ?

– Qu’est-ce que j’ai écrit ? Ça a l’air d’être intéressant. Ça fait un moment que vous regardez cette page.

– Ce sont les phrases que tu as écrites. Ce sont les mêmes que celles que j’ai prononcées quand je n’étais qu’une enfant. Les mêmes mots. Il y a forcément un lien, mais je suis incapable de le voir. Tout ce qui s’est passé avant que mon père adoptif me trouve a disparu de ma mémoire. Tout a disparu et je suis incapable de dire où j’ai entendu ces mots.

Elle était revenue au tutoiement presque instinctivement. Elle était en train de transférer sur Sarah l’amour qu’elle aurait tellement voulu donner à un enfant. À l’enfant qu’elle n’avait pas eu.

– Il y a ce dessin aussi. On dirait une maison. Une maison au milieu des arbres.

– Non Marie. Ça, je m’en souviens. C’est pas une maison, c’est une cabane. Une cabane en bois. En rondins de bois comme dans les dessins animés. Je me rappelle de ça. Je sais pas pourquoi. Sans doute que c’était important.

– Sans doute, acquiesça Marie. Sans doute.

La cabane, les arbres, les croix.

La cabane, les arbres, les croix.

Tel un leitmotiv, la rengaine prenait place dans son cerveau.

Cabane, arbres, croix.

Elle sentait, tout au fond d’elle que quelque chose était en train de se produire. Comme si elle avait aperçu une lueur après avoir marché dans le noir pendant des années. Elle n’arrivait pas à comprendre de quelle manière Sarah et elle s’étaient connectées, mais elle ne pouvait pas laisser le hasard prendre cette responsabilité.

– Malgré ce que tu m’as dit, tu crois en Dieu, Sarah ?

Elle tourna le regard vers sa jeune patiente.

– Ben, pas trop. Je vais pas vous mentir. J’y crois pas trop. C’est ce que j’ai dit tout à l’heure. Le Bien, le Mal, tout ça, je crois plutôt que c’est un peu des conneries.

– Tu serais prête à rencontrer quelqu’un d’autre ? Quelqu’un qui pourrait t’aider plus que je ne peux le faire ?

– J’ai pas trop envie. Vous voulez demander aux flics ? Je suis déjà allée les voir. Je suis pas sûre qu’ils peuvent faire quelque chose. Je suis même pas sûre qu’ils m’ont crue quand je leur ai dit pour mes rêves.

Marie eut un sourire. Les flics. C’est vrai qu’elle n’y avait pas pensé. Embarquer les forces de police dans cette chasse à la sorcière, ou plutôt aux sorciers, elles risquaient simplement de passer pour des folles.

– Je ne pensais pas à la police Sarah. J’ai un ami. Un vieil ami de mon père. Son meilleur ami en fait. Quand mon père est mort, il a changé de vie. La dernière fois que je l’ai vu, c’était quelques années après l’enterrement. Il était venu me dire qu’il partait. Je n’ai plus eu aucune nouvelle depuis. Il y a des années de ça. Plus de quinze ans.

– Il fait quoi ? demanda la jeune femme. Il est détective privé ?

Un sourire de Marie. Sarah la trouvait belle quand elle souriait. Une lumière derrière ses yeux les rendait presque transparents.

– Il faudrait qu’on aille le voir. Je ne pense pas qu’il puisse venir jusqu’ici. Il est en Isère.

– C’est loin d’ici ?

– Il est chez les Chartreux.

– Les Chartreux ? C’est pas une liqueur ?

Marie eut à nouveau un sourire.

– Non. C’est un monastère à Saint Pierre De Chartreuse.

Sarah écarquilla les yeux en regardant la femme qui lui faisait face.

– Il est prêtre ?

– Prêtre ? répondit Marie. Non. Il est moine. Plus de silences, et moins de bondieuseries.

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