Francis

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Florence. Judith. Ghislaine. Nathalie. Valérie. Sandrine. Il se souvenait de Sandrine, mieux que de toutes les autres. Elle n’avait pas poussé un cri. N’avait pas dit un mot. Il avait tout essayé pour la faire hurler.

Tout. Le pire ou le meilleur. Le pire pour elle, et le meilleur pour lui. Il se souvenait de cette jouissance quand il avait réussi à reproduire exactement la photo qu’il avait sous les yeux.

Il se souvenait de ce jour où l’art avait rejoint l’expérience scientifique. Il se souvenait de la vision de la nuit qui avait suivi. Ces yeux qui le fixaient du fond de l’abîme qui s’ouvrait devant lui. Et de cette jouissance, encore plus forte que les épanchements nocturnes de son enfance.

Son enfance. Puis son adolescence. Puis sa mère, pendant le repas du soir, déposant dans son assiette le slip durci dans lequel il avait laissé s’échapper le plaisir de ses visions.

– Si tu as faim, tu n’as qu’à le faire tremper dans un peu d’eau chaude, Francis, il paraît que c’est très nourrissant.

Sa haine dirigée vers cette femme. Le rire de son père. Il se souvenait de Sandrine, et du sentiment de plénitude après qu’il eut répandu sa semence sur le sang qui recouvrait son corps.

Les fleurs rouges et blanches.

De l’art.

Isabelle. Céline. Émilie. Celle qui l’avait réconcilié avec les filles un peu rondes à condition de les faire fondre. Fondre comme la neige au soleil de janvier. Il suffisait d’un peu de constance dans leur alimentation, et tout rentrait dans l’ordre. Elles étaient plus faciles à attraper. Sans méfiance. Tellement peu habituées à ce que quelqu’un s’intéresse à elles. Trois semaines de régime. Un verre d’eau plusieurs fois par jour, et un peu de riz qu’il laissait cuire sur le feu.

Émilie, Émilie, Émilie. Il n’avait pas réussi avec elle à recréer l’image du livre ouvert devant lui. Il se souvenait du gâchis. De sa colère d’avoir échoué. Contrairement à Sandrine, quelques semaines auparavant, elle avait poussé des hurlements à s’en arracher la gorge. Des cris stridents qui lui avait valu de finir sa vie sans sa langue dans la bouche. Il avait ensuite essayé de faire comme ce type qu’il avait vu au cinéma, de manger des morceaux de la fille. Il avait aimé ça.

Aurélie.

Louis était là. Déjà prêtre, mais pas encore à la recherche de sa rédemption. Louis et son col romain qu’il n’enlevait jamais pendant qu’ils opéraient. Louis et sa tentative désespérée pour l’empêcher d’être qui il était vraiment.

Virginie. Stéphanie. Audrey. Julie. Élodie. Élodie qui avait voulu écouter de la musique. Élodie qui avait hurlé en rythme avec les cloches de « Hells Bells ».

Le scalpel qui la touchait à chaque fois que les cloches sonnaient. Les estafilades réalisées au son des solos de guitare. L’art, encore, qu’il avait croisé quand il était avec Élodie.

Elle était enterrée sous le pin centenaire.

Parfois, quand il regardait le reflet de la lune dans la rivière, les arbres qui la bordaient touchaient le ciel. Il savait que ce n’était qu’une illusion, mais il aimait imaginer qu’un jour, à force de les nourrir de l’essence de ces filles, certains d’entre eux y parviendraient.

Laura. Et Marion. Marion. Peut-être celle qui ressemblait le plus au souvenir qu’il avait d’Isa. De longs cheveux blonds, frisés, et le vert de ses yeux. Il poussa un soupir de frustration quand il songea à la réaction de Louis face à cette fille.

La main de Louis sur son bras.

La main du prêtre sur lui.

Il avait cru ressentir une brûlure au moment où il avait saisi son poignet.

La main du prêtre sur lui.

Il aurait pu la broyer, mais il l’avait simplement repoussée, éloignée de lui, comme si la simple présence de son ami avait été une insulte à celui qui guidait sa vie.

La main du prêtre sur lui.

Louis s’était détourné, comme s’il était devenu trop fragile pour supporter la vue du sang, la vue de cette vie qui coulait le long des rigoles creusées dans le sol de sa chambre spéciale.

La main du prêtre sur lui.

Le sang qu’il récupérait plus tard, en soulevant les petites trappes d’acier qu’il avait fixées au-dessus des réservoirs.

La main du prêtre sur lui !

Le sang qu’il buvait chaque nuit, en regardant les arbres sous le clair de lune.

Il se retourna et fixa Louis.

– T’aurais pas dû essayer de m’empêcher, Louis. T’aurais pas dû. Je croyais qu’on était pareil. Qu’on était toujours les frères de sang de notre enfance. Tu es tellement différent.

– Je ne suis pas différent, Francis. C’est toi qui es devenu un monstre.

– Un monstre ? C’est le point de vue de ton Dieu ? Ceux qui se tournent vers le sacrifice sont des monstres ? Tu oublies ce qu’il a demandé à Abraham. Si tu considères chacune de ces filles comme l’agneau du sacrifice, je ne suis plus un monstre. Je suis un saint.

Un sourire déforma le visage de l’homme qui regardait Louis. Une grimace, plutôt, qui ne ressemblait à rien d’humain. Francis se rapprocha de la fille qui ne geignait plus que par moment, et caressa la cuisse qu’il venait d’écorcher.

– Regarde comme c’est beau. Cette couleur, ce rouge magnifique. Personne ne peut rendre cette réalité en peinture. J’ai visité des musées pour voir. Le sang n’est jamais de cette brillance.

Elle ouvrit les yeux et tenta de murmurer quelques mots.

– Qu’est-ce que tu veux ?

Un murmure à nouveau.

– Je veux le prêtre. S’il vous plaît, je veux le prêtre, réussit-elle à chuchoter.

Il la regarda, et hocha la tête.

– Elle veut le prêtre, Louis. Elle te veut toi. Elle veut recommander son âme au Seigneur. Pas à celui qui l’a saignée…

Un rire vint ponctuer son trait d’esprit. Le dégoût de Louis atteignit son paroxysme, et il regarda la fille.

– Comment on fait ? J’ai pas confiance, Louis. J’ai plus confiance en toi.

– Fais ça pour elle, Francis. Fais ça pour elle. Ni pour moi, ni pour toi. Elle a besoin de partir en paix.

– En paix avec ton Bon Dieu. C’est ça que tu veux dire. En paix avec celui qui l’a amenée jusqu’ici. Celui qui lui a tendu un piège et qui l’a envoyée directement au sacrifice.

Ses yeux se fixèrent à nouveau sur Louis.

– Tu vois Louis, j’avais raison. Le sacrifice. Tu croyais que j’avais laissé tomber ton bouquin ? Faux. Je le lis toujours de temps en temps. Pour me souvenir à quel point on était bien ensemble. À quel point nous aurions pu devenir les plus grands sacrificateurs de tous les temps. À quel point tu m’as déçu.

Louis remua sur la chaise. Ses bras lui faisait mal. Son poignet surtout. À l’endroit où Francis l’avait serré une demi-heure auparavant.

– Si je te laisse lui parler, tu vas faire quoi Louis ? Essayer encore de m’empêcher ?

– Non. Lui parler simplement. La laisser vider son âme.

– C’est beau ça, murmura Francis. C’est vraiment beau. Je la vide de son sang, et tu vides son âme. Je te vide de ton sang, et tu me vides de mon âme.

Francis contourna la chaise sur laquelle il avait attaché Louis. Il tenait dans sa main le long couteau sacrificiel déniché chez un brocanteur du Puy En Velay. Même si la destination de la lame n’avait sûrement jamais été celle à laquelle il l’employait, il l’avait affûtée de longues heures pour qu’elle tranche les chairs sans jamais les déchirer.

L’art, toujours. La perfection. Le don que lui avait donné celui qui lui parlait dans ses rêves. Il coupa la corde qui retenait Louis.

– Je vais te faire confiance. Je sais pas si je fais bien, mais je pense que tu trahiras pas ton Patron. Va lui parler. Va lui vider son âme.

Louis, en se levant, faillit glisser sur le sol. Les rigoles avaient débordé par endroit et rendu le tour de la table lisse comme une patinoire. Il entendit un bruit derrière lui. Quand il se retourna, Francis était penché sur une des deux petites trappes dans lesquelles ruisselait le sang de Marion.

– T’occupe pas de moi. Fais ton travail, lui dit-il.

La jeune femme ne le quittait pas des yeux. Elle était au bord de l’évanouissement. Louis ne savait pas ce qu’il pouvait faire pour atténuer la souffrance qu’il lisait dans son regard.

Rien, sans doute.

Comme cela lui était déjà arrivé, il douta de la capacité de sa foi à emporter les âmes en souffrance au paradis de Son Dieu. Encore une fois, face à la mort imminente, il douta du royaume dont parlaient les textes sacrés. Un bruit derrière lui le fit se retourner à nouveau.

Francis venait d’attraper, sur une des étagères qui entouraient la pièce, un gobelet de cuivre blanc. Un gobelet semblable à celui qu’on offrait aux enfants lors de leur communion. Puis il se pencha vers la cavité où avait coulé le sang de Marion. Il trempa le petit récipient dans le liquide sacrificiel, et porta le gobelet à sa bouche.

Il était en extase. Ses yeux s’étaient révulsés.

Il n’était plus lui-même.

Sans doute qu’il n’avait jamais été ce petit garçon dont Louis se souvenait parfois. Son cœur était noir depuis l’enfance, et n’avait jamais été touché par la compassion.

Marion murmurait.

– Pardonnez-moi mon Père, parce que j’ai péché. Je me suis mal comportée souvent. Avec mes parents, avec mes proches. Avec mes amoureux aussi.

Louis avait approché son oreille de la bouche ensanglantée de la jeune femme. Les chuchotements de Marion franchissaient avec peine la souffrance qui commençait à l’emporter. Il se souvint des mots de son mentor, quand ceux des mourants avaient du mal à franchir leurs lèvres.

– Qui habet aures audiendi, audiat.

Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende.

Il se rapprocha encore de la bouche de Marion.

– Dieu me pardonnera ?

Les mots du prêtre qui l’avait confessé lui revinrent en mémoire.

– Il t’a déjà pardonnée. Quand tu es sortie du ventre de ta mère, il avait déjà pris tes péchés pour en faire les siens. Tu peux partir en paix.

Un murmure à nouveau.

– Merci.

Un sourire venait d’illuminer le visage de la jeune femme. Il sentit la présence de Dieu tout autour de lui et quand Louis fit volte-face, Francis le regardait. Il avait toujours son gobelet dans la main, et sirotait la vie de Marion comme s’il s’était agi d’un grand cru. Le sang dégoulinait sur son menton. Louis repensa aux images des livres anciens qu’il avait consultés au Vatican. Les enluminures représentant Lucifer. Celui qu’on ne savait nommer. Celui qui se cachait parmi les hommes.

– Je vais partir Francis. Je vais partir pour ne plus jamais revenir. Pour ne plus jamais être confronté à ce que je viens de voir.

– Assieds-toi Louis. Je vais te montrer quelque chose. Quelque chose que tu n’as jamais vu. Reprends ta place sur cette chaise.

Louis obtempéra et se rassit sur la chaise de métal fixée au sol par des boulons d’acier. Il tournait le dos à celui qu’il ne pouvait plus voir comme son ami.

Il n’était plus que son frère de sang.

Le frère de tout ce sang versé.

Puis il sentit la lame sur sa gorge. Le bras de Francis le serrait contre le dossier comme l’aurait fait un câble. Il ne pouvait plus faire un mouvement.

– Je te vide de ton sang, et tu me vides de mon âme. Fais ton boulot, prêtre.

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