Isa

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– Je sais pas quoi faire Paul. J’en sais rien du tout.

Jacques fixait les flammes à travers la vitre du Gaudin et avala une gorgée de bière. Son ami le regarda avec un sourire gêné et toussota légèrement.

– Elle est vide, t’en veux une autre ?

– Ouais, s’te plaît. Elles sont dans le frigo.

– Bac à légumes, je sais. Ça fait un moment que je viens les boire ici. T’es pas dans ton assiette Jacques. T’as l’air tout remué.

Jacques suivit des yeux l’autre colosse du village. À eux deux, ils devaient frôler le quart de tonne. Même physique, mêmes vêtements, même énorme rire quand ils avaient bu trop de bières.

Paulo, le copain de toujours.

– Tiens mon pote. Après celle-là on arrête. Si elle rentre et qu’elle nous voit, elle va râler. Elle aime pas trop quand on est bourré.

– On n’est pas encore bourré, Paulo. C’est pas deux bières qui vont nous faire marcher tordu.

– Bon vas-y, raconte ce qui c’est passé.

– Pas compliqué. Je suis descendu de bagnole à peu près où je l’ai ramassée il y a vingt ans. Je savais pas vraiment où j’étais, mais je suis descendu dans la forêt. Histoire de me dire que j’avais tout essayé. J’avais jamais fait ça. Je crois que je veux pas vraiment qu’on la retrouve en fait.

– Comment veux-tu qu’on la retrouve, elle se souvient de rien. Elle sait même pas comment elle s’appelait. C’est pas possible. La mémoire lui reviendra plus jamais. Les toubibs te l’ont dit. Le traumatisme a été trop violent.

– Ouais, c’est ce qu’ils disent. Mais j’ai toujours la trouille.

Paul regarda son ami pendant que celui-ci s’enfonçait au fond du fauteuil qui faisait face au poêle.

– Tu vas le casser à force de remuer comme ça. Tu tiens pas en place Jacques. Vas-y explique. Qu’est-ce que t’as vu ?

Un soupir, et une longue gorgée de bière, comme pour se donner du courage.

– J’ai vu un type là-bas. Un type bizarre. Je sortais de la forêt et je savais pas où j’étais. Il a surgi de nulle part, juste derrière moi. Il m’a foutu la trouille.

– La trouille ? C’est une blague ? T’as eu peur d’un type ? Toi ?

– Ouais Paulo. Tu l’aurais vu, t’aurais eu les jetons toi aussi.

– Comment il était ?

Jacques réfléchit un instant et se rendit compte qu’il avait juste en face de lui l’image de cet homme étrange.

– Des cheveux comme ceux de Marley, mais tout blancs. Des yeux noirs, complètement hallucinés, et une drôle de voix. Une voix qui sortait d’une tombe. Je te jure Paulo, t’aurais eu les foies aussi. J’ai jamais entendu quelqu’un parler comme ça. Comme s’il avait su pourquoi j’étais là. Il pouvait pas savoir, mais ça m’a fait cette impression.

– Il t’a dit quoi ?

– Qu’une petite fille avait disparu dans le coin, il y a vingt ans. C’est pile le moment où j’ai ramassé Marie au bord de la route.

– Je sais. Je m’en souviens comme si c’était hier. La tête que tu faisais quand t’es revenu de l’hôpital avec elle. Au début j’ai eu peur que tu veuilles remplacer ta fille mais…

– Je peux pas les remplacer, Paulo.

Jacques interrompit son ami. Il ne supportait pas de parler de cet accident, même si c’était il y a plus de vingt ans.

– C’est pas ce que je voulais dire. Excuse-moi. Des fois je dis des conneries.

– Tu dis souvent des conneries. Et bien plus grosses que toi. Et ça, c’est pas facile.

Le sourire de Nounours fit comprendre à Paul qu’il n’était pas en colère. Il savait que ce sujet était à aborder avec des pincettes, et que le mieux c’était de ne pas en parler.

– Je sais mon Nounours. Je sais.

– Te fous pas de ma gueule en plus. Sinon je te prive de bière. Je continue ?

Un hochement de tête de Paul, et Jacques se lança dans une longue diatribe.

– Tu sais comment j’ai eu du mal après. Plus rien n’avait de sens. Y a des jours où j’avais envie de me foutre un coup de tronçonneuse. Tu le sais Paulo. Tu sais comment ça a été difficile.

Il n’attendait pas de réponse. Et Paul ne lui en donna pas.

– Et puis je l’ai trouvée. Tu comprends ? Trouvée. Comme si c’est le Bon Dieu qu’avait décidé de la mettre sur ma route. C’est peut-être le seul moment où j’ai cru en Lui. Jusqu’à ce moment-là, il s’était plutôt foutu de ma gueule. Elle a changé ma vie. Elle y a mis des rires, des sourires, des colères aussi. Elle m’a remis sur le chemin que je croyais avoir perdu. Alors j’ai jamais eu envie qu’elle se rappelle et qu’elle s’en aille. Je crois que j’ai même souhaité le contraire. Qu’elle se souvienne jamais de rien. Qu’elle ne se souvienne pas d’où elle vient, qui elle était avant. Je sais que si un jour ça arrive, elle partira. Et s’il y a autre chose que je sais, c’est que je veux pas ça. Si elle partait, ce serait comme si je perdais ma fille pour la deuxième fois. Tu comprends Paulo ?

– Ben ouais, je comprends, et je le sais. Mais pourquoi tu me dis ça aujourd’hui ?

– Parce que je crois que je sais d’où elle vient.

– Pardon ?

– Le type. Le type, il la connaissait. Quand il m’a regardé, il a su pourquoi je demandais des trucs sur elle. Il a su, mais il a rien dit. Je sais pas pourquoi. Comme s’il avait pas voulu que je lui demande.

– Il t’a dit quoi ?

– Pas grand-chose. Qu’une petite fille avait disparu dans le coin, il y a vingt ans à peu près. Qu’elle s’appelait Isa.

– C’est tout ? Ça peut être n’importe qui. C’était où ?

– Un patelin que je connaissais pas. Le Mazet, il m’a dit. Le Mazet. J’ai regardé sur la carte en rentrant tout à l’heure. Ça correspond. Elle a pu marcher dans la forêt pendant la nuit, sans se rendre compte des kilomètres, et atterrir sur cette route. Je suis sûr que c’est elle, Paulo. J’en suis sûr.

– Et tu vas faire quoi ?

– C’est ce que je te dis, j’en sais rien.

Paulo fixa le visage de son ami. Il avait pris dix ans en quelques minutes.

La vérité et le mensonge.

– Dis rien. Si tu lui dis, tu vas faire quoi ? Risquer de faire remonter des souvenirs qu’elle a oubliés. Et si elle les a oubliés, y a une bonne raison. Il y a un type qui l’a violée, Nounours. Violée. Tu crois vraiment que ça vaut le coup de ramener tout ça à la surface ?

Le regard de Jacques se posa à nouveau sur les flammes.

– C’est ce type aussi, Paulo. Ce type. Il a dit autre chose.

– Il a dit quoi ?

– Quand il est parti, après m’avoir dit de m’en aller, que j’étais loin de chez moi, il s’est arrêté devant les genêts. J’ai cru qu’il allait se retourner, mais il a juste murmuré un truc que j’ai eu du mal à entendre. Au début, j’étais même pas sûr qu’il avait dit ça.

– Putain, il a dit quoi Jacques ?

– Il a dit « C’était ma sœur ».

Il vida sa bière d’une traite, et se tourna vers son pote.

– Faut qu’on parle d’autre chose. Elle va pas tarder.

– Elle rentre ce soir ? Elle est pas à son appart ?

– On est vendredi, elle vient voir son vieux père et les vieux copains de son vieux père. Je lui ai dit que tu serais là. Tu restes manger avec nous ? Je vais préparer ma spécialité. Et puis je vais ouvrir une bonne bouteille pour nous changer les idées.

Au moment où les mots franchissaient sa bouche, la porte du sas s’ouvrit et ils entendirent Marie qui se mit à râler. Le claquement de ses bottes sur le carrelage les ramena dans la réalité qui s’était absentée pendant quelques minutes.

– Putain de temps de merde ! Il fait un froid de canard ! J’aurais dû habiter dans le Sud de la France, ou en Afrique. L’Afrique, il fait chaud.

Elle aperçut Paulo et un immense sourire s’élargit sur son visage.

– Paulo ! T’es déjà là ? Nounours m’a dit que tu serais avec nous ce soir. Ça me fait super plaisir. Il y a une éternité que je ne t’ai pas vu.

– Deux semaines, sourit Paul. Une éternité. Courte, l’éternité, mais une éternité quand même.

– Arrête Paulo. Tu sais bien ce que je veux dire.

– Ouais je sais Princesse. Toi aussi, tu m’as manqué, dit-il en la faisant valser au milieu de la pièce. Tu m’as manqué grave. Un jour je vais demander ta main à ton père.

– Ouais, fais ça. Tu verras ce qui va t’arriver, rugit Jacques. J’ai une hache, et j’ai un alibi.

– Mais non, Nounours, il rigole, ne t’inquiète pas. De toute façon, il est beaucoup trop vieux pour moi.

Elle avait souri. Paulo l’avait connu quand elle avait débarqué dans la vie de Nounours, et il avait toujours été là. Le confident de tous les instants. Le protecteur qui venait la chercher au collège, puis au lycée.

– Je peux mettre de la musique ?

– Tu vas pas encore mettre ta musique de négros ? demanda Jacques.

– C’est pas des négros, Nounours, ils sont Jamaïcains. C’est pas pareil.

– Elle a raison, Nounours. C’est pas pareil.

Jacques se tourna vers Paulo avec un pauvre sourire.

– Je sais. Eux, ils ont les cheveux longs.

La musique envahit l’espace, et Marley, celui à qui ce type étrange ressemblait tellement, se lança dans l’interprétation de « Real situation ».

– Ton père va nous préparer sa spécialité. C’est chouette, non ?

– Tu veux dire des pâtes au saumon ? Sa spécialité de toutes les spécialités ?

Elle éclata de rire et se tourna vers le colosse qui avait enfilé son tablier à fleurs, celui qu’il ne mettait que quand il était aux fourneaux.

– Regarde-le, Paulo, il est pas beau ? La parfaite maîtresse de maison. Un de ces jours je vais le prendre en photo et l’afficher au foyer des bûcherons.

– Si tu fais ça, je te déshérite. Tu ne toucheras rien de moi à ma mort. Même le chien et le chat, je les mettrai à l’orphelinat pour animaux.

En entendant qu’on parlait de lui, le chien s’étira et remua la queue. Il lança un regard énamouré à son maître, puis se retourna et se rendormit aussitôt.

– Tu ne peux pas me déshériter. Je crois que la loi l’interdit. Et quand tu seras mort, tu ne pourras plus rien faire du tout.

– Elle a raison Jacques. Quand on est mort on ne peut plus rien faire du tout.

Au moment où il prononçait ces mots, il sut qu’il avait dit une connerie.

– Je sais, Paulo. Je sais.

Le clin d’œil de Marie le rassura, mais il n’aimait pas faire de peine à son ami.

– Vous parliez de quoi avant que j’arrive ? demanda la jeune femme.

– De rien en particulier. Des choses de la vie. Du boulot. Tout ça.

– Me prends pas pour une dinde Nounours. Je te connais. Vous parliez d’un truc super sérieux et ça se voyait comme ton énorme nez au milieu de ta figure.

Le moment. Ce moment qu’il attendait depuis si longtemps. Cette question sans réponse qui le taraudait depuis qu’il l’avait déposée sur le siège arrière du LX.

– En fait, je demandais à Paulo ce qu’il en pensait.

– Ça veut rien dire Nounours. Ce qu’il pensait de quoi ?

– Elle a raison Nounours. Ça veut rien dire, ajouta Paul.

– De toute façon, avec toi, elle a toujours raison, répondit Jacques.

Un sourire de sa fille vers Paulo. Il savait que si un jour il lui arrivait quelque chose, il prendrait soin d’elle comme de sa propre fille.

Sauf si.

– En fait, je me demandais ce qui se passerait si jamais un jour tu retrouvais la mémoire. Je me demandais si tu nous laisserais comme des vieilles peluches usagées. Paulo il me disait…

– Je disais rien du tout. Je disais que je savais pas.

– Il ne se passerait rien du tout, Nounours. Je veux pas me souvenir, jamais. Pas me souvenir de ce qu’on m’a fait. Je ne veux pas savoir qui j’étais avant d’être ta fille. Je ne veux pas être quelqu’un d’autre que celle que je suis aujourd’hui. Tu n’as pas à t’inquiéter.

Elle sourit en voyant l’eau qui menaçait de couler des yeux de celui qu’elle considérait comme son père. Le premier qui l’aurait traité de petite nature s’en serait sans doute souvenu jusqu’à la fin de ses jours, mais il était sujet à une étrange sensiblerie depuis quelque temps. Pas rare qu’elle l’aperçoive du coin de l’œil s’essuyer les yeux pendant une séance de cinéma.

– T’as raison Nounours. Ces fleurs, il faut les arroser de temps en temps.

Il la fixa. La voix avec laquelle elle venait de parler.

Le même son de grave que ce type sorti de la forêt.

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