Louis

8 minutes de lecture

– Je veux pas dépasser trente. Faut jamais dépasser trente, Louis, jamais. Plus de trente, ça fait une multitude. Il me l’a dit. Et une multitude, tu peux plus jamais les compter. Tu peux plus jamais t’en souvenir. Il faut se souvenir de toutes, Louis. De toutes. Il me l’a dit aussi.

– Qui te l’a dit Francis ? Je demande.

– Celui qui nous voit. Celui qui sourit quand on fait nos expériences. Celui qui nous aime, Louis. Celui qui nous aime depuis qu’on est des gosses.

Parfois, je comprends plus ce qu’il me dit. Il change. Chaque année qui passe le transforme en autre chose. Il n’est plus humain depuis tellement longtemps. Ses cauchemars l’ont entraîné vers un abîme dont personne ne peut apercevoir le fond. Et il s’y complaît pourtant. Je ne peux plus le suivre dans ses délires. Je ne peux plus partager les expériences qu’il me propose.

Depuis presque dix ans, je ne veux plus savoir ce qu’il fait dans cette cabane. Je ne veux plus imaginer les tortures qu’il a pu infliger à celles qui ont croisé sa route. Les voix ont cessé de me tourmenter depuis que je me suis confessé à nouveau. Comme s’il avait fallu que quelqu’un d’autre m’écoute pour qu’elles se taisent enfin.

Le vieux prêtre qui m’a entendu, dans cette vieille église d’un village de montagne dont j’ai oublié le nom, n’a porté aucun jugement.

– Les voies de Dieu sont impénétrables, mon fils. Tu dois trouver quel est ton chemin sur cette terre. Pourquoi le Seigneur t’a laissé faire tout ça. Il t’a déjà pardonné, depuis longtemps.

Je me souviens être sorti de la petite église. Je me souviens avoir compris qu’Il m’avait pardonné. Mais Francis ? Même son physique est en train de changer. Ses cheveux, presque blancs, qu’il ne lave plus depuis des années, lui arrivent à la taille. Les dreadlocks ressemblent à des cordes qu’on lui aurait fixées sur la tête.

Le visage de la Méduse de la mythologie. J’ai parfois l’impression que les serpents dansent sur son crâne.

– Pourquoi t’es toujours prêtre Louis ? Pourquoi tu t’obstines à porter ce costume ridicule ?

– Je ne sais pas Francis. Sans doute pour continuer à espérer qu’Il va nous pardonner.

– Et si j’ai pas envie qu’il me pardonne, moi ? Si je veux pas qu’Il me pardonne ? Si je veux juste imaginer qu’il existe pas. Que le seul qui existe vraiment, c’est celui dont on tait le nom ?

Mon Dieu.

– Combien Francis ? Combien depuis que je suis parti ?

– Tu veux dire combien sans toi ?

– Combien ? Combien en tout Francis ?

– Sans compter celle qui attend dans la chambre nuptiale ?

Mon Dieu. Une encore. Une en plus de toutes les autres.

– Compte avec moi Louis. Compte avec moi.

Il me regarde avec ce sourire que je connais. Ce sourire qui ne signifie plus rien pour moi. Comment est-ce que j’ai pu le laisser devenir ça ? Comment, pendant toutes ces années, m’imaginer que tout était fini ?

Que tout était accompli ?

– Florence, Judith, Ghislaine, Nathalie, Valérie, Sandrine, Isabelle, Céline, Émilie, Aurélie, Virginie, Stéphanie, Audrey, Julie, Élodie, Laura, Marion. Je les connais toutes Louis, toutes. Je n’en ai pas oublié une seule.

Dix-sept.

Dix-sept qui sont déjà mortes.

Une qui respire peut-être encore.

– Comment as-tu pu Francis ? Tu croyais en Dieu, toi aussi, quand tu étais plus jeune. Je me souviens de la Bible que tu lisais sans t’arrêter. Ça pouvait durer des heures. Tu connaissais des passages par cœur.

– C’est vrai. Je m’en souviens aussi. Sans doute que j’ai changé. Sans doute que je me suis rendu compte que tout ça n’était qu’un ramassis de mensonges et de légendes. Seulement faits pour ceux qui ne s’autorisent pas à être qui ils sont vraiment. Ceux qui refusent leur vraie nature.

– Mais la vraie nature de l’homme n’est pas de torturer et de tuer, Francis. Tu ne peux pas croire ça.

– T’as changé Louis. J’aime pas ce que t’es devenu. J’aime pas ça du tout.

Je sais que je suis différent de celui qu’il a connu. Je ne suis plus le même homme. Mes pleurs ont lavé mon âme, si tant est qu’elle puisse être lavée un jour. Les cris de celles qui ont été sacrifiées ont cessé de me tourmenter. Les seuls cauchemars qui me réveillent encore sont liés à Francis.

Francis qui me regarde. Francis qui m’attache sur la table du sacrifice. Francis qui appelle Dieu pour qu’Il arrête sa main et qui éclate de rire. Le visage sombre du Diable, juste derrière lui, qui me regarde en souriant. Et l’air qui me manque quand il plonge la lame vers mon cœur.

– Viens, je vais te présenter quelqu’un.

Il actionne la clé de la porte et s’efface comme un maître de cérémonie, avec une petite révérence. La lumière s’allume instantanément quand je pénètre dans la pièce. Une lumière crue, violente, presque blessante.

Une jeune femme est attachée sur une plaque en inox. Il ne s’agit plus de cette table de fortune, faite de planches trouvées au hasard. Francis a installé, je ne sais comment, une table d’autopsie. Je reconnais ce meuble pour avoir été une seule fois, convoquée par la police pour reconnaître un adolescent qui avait mis fin à ses jours.

– Alors ?

Il ne se préoccupe pas de la fille, qui vient de tourner ses yeux vers les miens.

– Alors Prêtre ? Comment tu trouves ?

Je ne dois pas être ce que je ne suis plus. Je ne dois pas ressentir, encore, cette émotion que je connais bien. Cette sensation qui fait raidir mon sexe. J’ai du mal à respirer. Un poids énorme pèse sur mon thorax. Francis s’approche de la fille, et ne fait pas attention à moi. Tout ce qu’il était quand il n’était encore qu’un enfant n’existe plus. Il n’est plus que celui dont on nous a parlé dans nos cours de théologie. Il n’est plus que celui qui se cache parmi les hommes.

– Elle te plaît celle-ci Louis ?

– Tu ne peux pas faire ça Francis. Tu dois arrêter de tuer ces filles.

– Je les tue pas, Louis, je les tue pas. Enfin pas vraiment. Je leur donne des messages pour leur Dieu. Celui en qui tu crois encore.

Celui en qui je crois. Celui qui est mort sur la croix en rémission de nos péchés. Celui qui a dit à son Père de leur pardonner. Je ne sais plus en qui je crois. Je ne sais plus en quoi je crois.

Je ne sais plus qui je suis.

– Francis, ne fais pas ça. Je t’en prie, ne fais pas ça.

Il se retourne et me jette un regard étonné.

– Tu peux pas me dire de pas faire ce que je veux faire, Louis. Tu peux pas. Il y a que lui qui peut. Et il me parle que quand je dors.

Un mouvement, la main sur la bouche de la fille. Elle secoue la tête énergiquement, et tente de chasser la main de celui qui est encore mon ami. Mon frère de sang. Celui qui a coupé mon père en morceaux pour ne plus qu’il me fasse du mal.

Il tient dans sa main un scalpel qu’il a dû voler chez un médecin.

– Bouge pas Camille. Bouge pas. T’auras pas mal.

Elle sait qu’il ment. Elle sait que la douleur va être insupportable. Je le vois dans ses yeux exorbités, remplis de larmes. Je l’entends dans ses sanglots qui sont étouffés par la main de Francis.

– Tu sais, il coupe tellement bien que tu sentiras presque rien. Juste comme si j’appuyais un peu fort sur ta peau. Fais-moi confiance. Ce sera vite terminé. Il m’a dit de faire vite cette fois. De pas attendre que tu aies mal.

Je suis derrière lui. Juste derrière lui. Il suffirait que j’attrape sa main, que je lui ouvre la gorge avec le scalpel, et tout serait terminé. Tout serait pardonné.

Et la fille vivrait.

Je ne peux pas bouger. Quelque chose m’empêche de bouger. Mes pieds sont fixés sur le sol, comme cloués sur une croix que je ne peux qu’imaginer. Cloués sur ma propre croix.

Celle que je porte depuis plus de trente ans.

– Arrête Francis. Je t’en prie. Arrête.

Il se retourne à nouveau.

– Ben quoi Louis ? Ça te plaît plus ? Tu es devenu comme les autres ? Comme tous ces gens qui ne veulent pas être qui ils sont vraiment ?

– Je ne sais plus Francis. Je ne sais plus qui je suis.

– Moi je sais Louis. Je sais ce qu’ils ont fait de toi. Un putain de curé. Un de ceux qui mentent dans leurs églises. Un putain de prêtre de Dieu. C’est ça qu’ils ont fait de toi. Et j’aime pas ce que tu es devenu.

Au moment où il prononce ces mots, je sais qu’il a raison. Je sais qu’il suffirait de presque rien pour que je bascule de son côté. Pour que je redevienne Louis. Le Louis d’avant. Le Louis qui aimait faire mal à ces filles. De presque rien.

Il se tourne à nouveau vers la fille.

– Elle s’appelle Camille, Francis. Elle est réelle. Ce n’est pas qu’une expérience de plus. Elle est vivante, elle a des amis, un amoureux sans doute, quelqu’un qui l’attend, en ce moment. Quelqu’un qui espère qu’elle va revenir.

– Moi aussi j’attends. J’attends qu’Isa revienne depuis si longtemps.

– Elle ne reviendra pas Francis. Isa est morte depuis des années. Elle ne reviendra jamais.

Il ne s’est pas retourné cette fois. Il a les yeux fixés sur la fille. Et elle a les yeux fixés sur moi. Je vois dans son regard qu’elle m’implore de l’arrêter. Le scalpel commence à tourner sur la peau autour de l’un des seins de la jeune femme, mais elle ne s’en aperçoit pas.

Puis la douleur, brutalement, lui fait pousser un hurlement de bête blessée et prise au piège.

– Regarde Louis, à chaque fois ça me fait cette impression. Quand tu enlèves la peau, ça fait plus envie d’y toucher comme avant. T’as plus envie de les caresser comme quand tu leur fais du sexe.

– Faire l’amour, Francis. Ils disent faire l’amour.

Il ne m’écoute plus. Il est penché sur la fille. Un hurlement, encore. À nouveau ce cri d’animal qui retentit dans la pièce insonorisée. Ma main a saisi celle de Francis. Je suis plus grand que lui, et j’ai toujours été plus fort mais quand il tourne les yeux vers moi, quand son autre main broie mon poignet pour m’obliger à lâcher son bras, je sais que ce n’est plus le cas.

Je sais que cette vie dans la forêt l’a endurci bien plus que ne l’ont fait mes années de sacerdoce.

Bien plus que mes génuflexions au pied de la croix.

Quand j’entrevois l’abîme au fond de ses yeux, je comprends aussi que son âme est partie depuis longtemps.

Les yeux qui me fixent ne sont plus les siens.

Ce sont les yeux du Diable.

Et le Diable me regarde.

Annotations

Vous aimez lire Nicolas Elie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0