Sarah

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– Parfois, je me sens comme une gamine idiote, en train de pisser, accroupie dans la poussière.

Sarah regarda la thérapeute qui lui faisait face. Elle n’avait pas dit un mot depuis plus d’une demi-heure. La dernière séance avait laissé des traces indélébiles. Quand elle avait quitté le cabinet, la semaine précédente, Marie Ruel lui avait dit qu’elle ne se souviendrait de rien.

– Juste quelques bribes.

Ce sont les mots qu’elle avait employés.

– Accroupie dans la poussière ?

Elle prit la parole pour la première fois depuis le début de la séance.

– C’est une image. Pour dire à quel point je me sens démunie.

– Une image. Parlons en des images. Vous savez ce qui me réveille, chaque nuit, depuis la semaine dernière ?

– Dites-moi Sarah. Dites-moi ce qui vous réveille.

La jeune femme secoua la tête et poussa un long soupir.

– Me parlez pas comme si c’était moi la gamine idiote. Je suis une grande personne.

– Excusez-moi, Sarah. Je veux juste vous écouter.

Encore un mouvement de la tête. Pour qui elle la prenait ? Elle croyait savoir ce qu’elle ressentait ? Elle croyait pouvoir imaginer ce que c’était de se réveiller avec les yeux du Diable juste en face des siens ?

– C’est le Diable qui me réveille. Le Diable qui m’a regardée pendant que j’étais cette fille. Je veux écouter la séance. Je veux comprendre ce que j’ai vu et pourquoi je suis comme ça. J’en peux plus, et je veux pas que vous preniez vos grands airs avec moi.

À nouveau ce mouvement d’humeur que la thérapeute avait déjà noté quelques instants auparavant.

Sarah paraissait épuisée. D’énormes cernes noirs lui entouraient les yeux et lui fabriquaient un masque qu’elle ne portait pas jusqu’à présent.

– Vous regardez mes cernes ? Ils sont arrivés le matin suivant la séance. Me demandez pas si j’ai mal dormi. Je dors quasiment plus depuis une semaine.

– Et vous pensez qu’écouter l’enregistrement va vous aider ?

Elle ne répondit pas. Elle fixait Marie Ruel, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte et tremblante. Quand les larmes commencèrent à couler, la thérapeute ne put retenir un mouvement de compassion et approcha sa main de celle de la jeune femme.

– Me touchez pas ! Je veux pas qu’on me touche ! Surtout pas vous ! C’est à cause de vous tout ça. À cause de vous !

La thérapeute recula légèrement sur son fauteuil et sourit à Sarah.

– Moi aussi, je refusais qu’on me touche. C’est un réflexe normal. Il est dû à un traumatisme qu’on a parfois tendance à vouloir refouler. Le seul moyen de comprendre, c’est de le sortir du sac dans lequel on l’a caché.

– Je comprends pas. Parlez-moi comme si j’avais juste deux neurones comme ça je vais pouvoir vous suivre.

Un sourire de Marie.

– Les amérindiens imaginaient que nous portons tous un sac sur le dos. Dans ce sac, nous mettons nos peurs, nos blessures, tout ce qui nous a fait du mal. Ils appelaient ça les ombres. Des ombres souvent tellement nombreuses qu’elles nous empêchent d’avancer.

– Le sac est trop lourd ?

– C’est exactement ça. Le sac est trop lourd. L’hypnose peut vous aider à sortir ces ombres du sac et à les voir enfin. Les voir permet de les combattre. De les vaincre aussi. Dans la plupart des cas.

– On peut mettre de la musique ?

– De la musique ?

– Ben ouais. De la musique. C’est pas possible ?

Interloquée, Marie acquiesça et se dirigea vers une antique chaîne stéréo. Elle n’avait jamais sacrifié à la mode des nouvelles technologies en ce qui concernait la musique. Elle avait besoin du bruit du diamant sur les sillons.

– Vous voulez écouter quoi ?

– Bob Marley. Vous avez Bob Marley ?

– Bien sûr. Un album en particulier ?

– « Uprising ». C’est le seul que je connais. Je vous dirai pourquoi après.

Marie accusa le coup.

« Uprising » était son album préféré depuis qu’elle était adolescente. Étranges coïncidences entre la jeune patiente et la femme plus âgée qu’elle était déjà. Le reggae avait traversé les générations. Bob Marley avait traversé les temps avec ses deux cents millions d’albums vendus tout autour du monde.

– Une chanson en particulier ?

– Non, je m’en fous. Celle que je préfère c’est « Redemption Song » mais j’aime tout l’album.

Encore une coïncidence. Elle déposa le disque de vinyle sur la plateforme et la musique de Marley envahit la pièce. Drôle d’impression. Des mois qu’elle ne l’avait pas écouté.

Elle se rendit compte soudain à quel point ça lui avait manqué. Trop de souvenirs rattachés à cet album. Trop d’images. Trop de rires et trop de pleurs. Elle baissa légèrement le son pour qu’elles puissent continuer à parler, et se rapprocha de son fauteuil.

– Vous voulez pas vous asseoir à côté de moi ? Il est bien votre canapé, mais j’ai besoin que vous soyez juste ici pour pouvoir vous raconter.

Elle obtempéra et se rapprocha de la jeune femme qui aurait pu être sa fille. Le lien qui était en train de se créer lui rappela étrangement une des lectures de son père, mais elle décida d’en faire abstraction. Sarah paraissait gênée et regardait face à elle la chaîne stéréo sur laquelle le disque continuait à tourner.

– J’avais jamais entendu des disques de vinyle pour de vrai. Ils ont raison ceux qui disent que la musique sonne pas pareil qu’avec les trucs de maintenant.

– Oui. Ils ont raison. Le son est complètement différent. On entend tous les instruments comme s’ils étaient dans la pièce. Je dois vous remercier Sarah.

– Me remercier pourquoi ?

Un sourire de Marie qui tourna la tête vers la jeune femme, mais celle-ci continuait à fixer la pochette posée contre le mur, à côté de la chaîne.

Désespérément.

– Il y a des années que je n’ai pas écouté cet album. Il était là, rangé parmi tous les autres, mais je suppose que moi aussi, j’ai mis des choses dans mon sac à dos. Plein de choses.

Le visage de Sarah se tourna vers elle et Marie se rendit compte que des larmes inondaient ses joues. Les premières mesures de « Redemption Song » étaient tout autour d’elles.

– Cette musique, je la connais, comme tout le monde. Mais depuis la séance de la dernière fois, elle m’obsède. Au point que je suis allée à la FNAC pour acheter l’album en pensant que ça me la sortirait de la tête. C’est le contraire. Elle tourne en boucle. Et quand je l’écoute, je pleure. Je peux pas m’en empêcher. J’en ai parlé pendant que j’étais hypnotisée ?

– Non. J’ai bien écouté la séance, au moins trois fois, et à aucun moment vous ne parlez de musique.

– Je parle de quoi ?

– Du Diable Sarah. Vous parlez du Diable, du Diable qui s’est déguisé en prêtre. C’est très troublant. Les déguisements du Diable sont une tradition qui remonte à la naissance du christianisme. Certains hommes ont toujours cru que le Diable était déjà sur terre et qu’il se cachait au milieu de nous. Quel meilleur déguisement que celui d’un prêtre ?

– C’est lui qui me réveille, Marie. Chaque nuit, parfois plusieurs fois par nuit, je me réveille avec ses yeux dans les miens. Vous vous réveillez avec quoi, vous ? Le soleil qui vient vous chatouiller ? L’odeur du café que vous a préparé votre gentil amoureux ? Celle du pain grillé ? Des bisous dans le cou ?

La voix de la jeune femme s’étouffa dans les sanglots qui lui serraient la gorge depuis quelques minutes. Marie prit le temps de retrouver sa respiration, saisit la main de Sarah dans les siennes, et l’obligea à la regarder.

– Regardez-moi Sarah. Je n’ai pas de gentil amoureux. Je n’en ai jamais eu. Pas une fois dans toute ma vie. Je suis sans doute une des dernières représentantes d’une espèce en voie de disparition. Je ne devrais pas vous raconter ça, ce n’est pas très éthique et nombre de psy s’étoufferaient en m’entendant, mais je crois qu’il est temps que vous compreniez que si j’ai décidé de vous aider c’est en partie à cause de ce qui m’est arrivé.

Sarah ne dit pas un mot. Elle comprenait l’importance de ce qui était en train de se dérouler et ne jugea pas utile d’interrompre Marie.

– Ce qui me réveille, chaque matin, c’est un monstre tout noir vautré sur moi. Un monstre dont je ne vois pas le visage. Je sens son odeur. Juste cette odeur de transpiration que je ne supporte pas. Je sens l’odeur de la terre qu’il m’oblige à respirer. Vous voyez qu’on est loin du café et du pain grillé. Quand je n’étais qu’une petite fille, un monstre a abusé de moi. Il m’a déchirée à l’intérieur. Je n’ai jamais pu avoir d’enfant, je n’ai jamais pu donner la vie. C’est sans doute mon plus grand drame, bien que j’ai fini par sortir ça de mon sac pour y faire face. C’est toujours très lourd à porter, mais au moins, je sais de quoi il s’agit.

Sarah posa sa tête sur l’épaule de Marie, comme l’aurait fait une enfant près de sa mère.

– J’avais à peu près douze ans. C’est tout ce que je savais. Ça et la couleur de mes yeux. Mais j’ai eu de la chance. Beaucoup de chance, malgré tout. Sur une petite route de campagne, après m’être échappée de la boite où il m’avait enfermée, j’ai rencontré un ours.

– Un ours ?

Elle n’avait pu s’empêcher de poser la question tant la remarque était étrange dans la bouche de la thérapeute.

– Oui. Un ours. Un vrai. Un type extraordinaire, qui m’a prise dans ses bras. C’est mon premier vrai souvenir. Je n’en ai pas d’autres avant ça. Tout ce qui m’est arrivée a disparu de ma mémoire. Il m’a dit que mes seules paroles avaient été qu’on m’avait mise dans une boite. Les mêmes boites que celles où on met les gens quand ils sont morenterrés.

– Morenterrés ? Un cercueil ? Un type vous a enfermée dans un cercueil ?

– Pas un type, Sarah, un monstre. Celui que me réveille tous les matins.

– Vous vous souvenez de chaque mot ?

Marie, les yeux voilés par les souvenirs qui venaient de remonter, acquiesça doucement.

– Oui. Ce sont mes mots. Je ne les ai jamais oubliés. L’ours qui m’a élevée me les répétait souvent, à ma demande. Pour garder sans doute un morceau de la petite fille que j’étais au fond de moi. Pour ne pas finir par tout perdre. Je lui ai dit aussi que j’avais presque douze ans et que j’avais les yeux forêtrivières. C’est drôle non ?

Sarah ne dit rien.

Elle avait déjà entendu ça.

– Je connais ça. Ce mot-là, je l’ai entendu, mais je me souviens pas où. Je me souviens pas où. Les yeux forêtrivière. C’est pas commun.

Puis une fulgurance, qui la laissa presque sans voix.

Un murmure.

– Dans mes rêves. C’est dans mes rêves que je l’ai entendu. C’est le Diable qui le dit. C’est le Diable qui les cherche ces yeux-là. C’est le Diable qui te cherche, Marie. C’est pas moi qu’il cherche, c’est toi.

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